Sept ans, ce peut être une éternité. Entre 1938 et 1945, pour un jeune juif autrichien qui avait fui l’antisémitisme de ses compatriotes, puis échappé de justesse à l’avance de la Wehrmacht en France, avant de revenir à Vienne sous l’uniforme américain, il y avait assez de jours pour vivre plusieurs vies.

De quoi aussi écrire plusieurs films. Georg Stefan Troller, bientôt 90 ans, est l’auteur des scénarios des trois longs-métrages qui composent la trilogie Vienne pour mémoire (en allemand Wohin und zurück, approximativement « aller et retour ») que réalisa Axel Corti entre 1980 et 1986. Né en 1933, élevé en France, Corti est mort en 1993. Si Welcome in Vienna, le dernier volet, présenté à Cannes en 1986, est sorti en salles en France et y a rencontré le succès, les deux autres films ont été diffusés à la télévision et rarement projetés.

Pour tirer le portrait de cette petite fraction de la population juive germanophone qui a échappé à l’extermination, au prix de l’exil et de deuils innombrables, Troller et Corti ont eu recours à la fiction. Les incidents qui ont marqué la fuite, l’exil américain et les campagnes en Europe du scénariste ont été réarrangés. Dans son appartement parisien, Georg Stefan Troller se souvient de ce moment, au début des années 1980, où, pour la première fois, il a raconté son histoire, « que personne ne (lui) avait demandée » jusqu’alors. Les télévisions autrichienne et suisse commandèrent à Corti et Troller (qui avaient déjà travaillé ensemble) un film sur l’émigration.

« Je me suis « outé » », dit en riant le vieil homme à la barbe impeccablement taillée. Il veut dire qu’à ce moment personne ne savait que Georg Stefan Troller, journaliste vedette de la télévision allemande, était un juif autrichien. Il habitait en France, d’où il présentait un « Journal parisien » très populaire. Ses spectateurs le prenaient pour un Français et lui jouait le jeu, se faisant passer pour alsacien.

L’écriture de Dieu ne croit plus en nous, le premier film de la trilogie, l’a fait replonger dans son histoire. Cette première partie dépeint la fuite sans fin, de pays en pays, à la recherche de papiers, de visas, toujours refusés. Une foule de personnages se croisent et se perdent au gré des catastrophes. C’est une oeuvre de fiction faite de souvenirs irréfragables. Détenu neuf mois dans des camps d’internement français, Troller a bien entendu le commandant du dernier d’entre eux annoncer aux détenus juifs qui demandaient à être libérés avant l’arrivée des nazis : « Vous allez retrouver vos compatriotes. »

Diffusé en 1982 sur les chaînes allemande et autrichienne, Dieu ne croit plus en nous a rencontré un écho suffisant pour qu’une suite soit mise en chantier. Santa Fe met en scène ce moment de l’exil où les forces viennent à manquer.

Les personnages apprennent les suicides de Walter Benjamin et de Stefan Zweig, peinent à vivre, eux qui sont arrivés à survivre. Les exilés se sont installés à New York, que Freddy (Gabriel Barylli), l’alter ego de Troller, rêve de quitter pour le Nouveau-Mexique. Ce séjour new-yorkais a été filmé à Vienne et à Trieste. « Axel Corti était un génie pour faire beaucoup avec peu de moyens », se souvient Troller.

Cette frugalité n’a pas empêché le cinéaste de voir plus grand pour Welcome in Vienna, le troisième volet du triptyque. Tourné en 35 mm (les précédents films l’avaient été en 16 mm), le film était destiné au cinéma. Ce récit du retour tragique de Freddy dans sa ville natale a été froidement accueilli en Autriche. « Le Kronen Zeitung (quotidien populaire viennois) a écrit que messieurs Troller et Corti allaient se faire beaucoup d’argent avec le malheur des réfugiés », raconte le scénariste. On est en 1986, après l’élection controversée de Kurt Waldheim à la présidence autrichienne. Welcome in Vienna montre des Viennois adressant à des réfugiés juifs de retour des reproches comme : « Vous avez eu de la chance de partir, alors que nous avons souffert pendant la guerre. » Troller : « Je n’ai jamais vu ailleurs cette apitoiement sur soi-même. »

Cette lumière crue éclaire aussi bien les victimes que les bourreaux. Le petit monde de l’émigration est dépeint sans concessions, sans refuser le risque de la comédie. « Kafka riait en lisant ses textes », rappelle Georg Stefan Troller.

Dieu ne croit plus en nous (1982, 1 h 50), Santa Fe (1985, 1 h 55), Welcome in Vienna (1986, 2 h 01), films autrichiens d’Axel Corti.

Thomas Sotinel

Le Monde.fr

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