Par NATHALIE ZAJDE maître de conférences, université Paris-VIII, centre Georges-Devereux.Le 1er septembre 1939 la Pologne est envahie par Hitler, la Seconde Guerre mondiale est déclenchée. Aujourd’hui, 1er septembre 2009, soixante-dix ans ont passé et pourtant… Comment comprendre que des survivants de la Shoah, continuent des dizaines d’années après leur sortie des camps nazis à trembler chaque nuit, dans leurs cauchemars et à se réveiller en sueur à 4 heures du matin sans pouvoir se rendormir ? Comment comprendre que chaque nuit, tout recommence : pour la énième fois ils viennent d’être battus par un blockelteste («chef de block»), ils ont encore vu toute leur famille rentrer dans la chambre à gaz sans rien pouvoir faire et ils savent qu’ils seront les prochains à être sélectionnés pour le gazage et la crémation ! Comment s’expliquer que cette femme, aujourd’hui grand-mère, qui habite dans un appartement confortable à Paris, ancienne enfant cachée en Normandie chez des paysans chrétiens pendant la guerre, sursaute encore quand on sonne à sa porte et ne peut pénétrer dans une gare sans être prise d’une angoisse incoercible ?
La mémoire emprisonnée dans un passé figé et douloureux, c’est toujours le signe du traumatisme psychique. Les survivants, quelle que soit la vie qu’ils ont réussie à mener après la Shoah, quelle que soit la famille qu’ils sont parvenus à créer ou à reconstituer, quelle que soit leur réussite, n’ont en réalité jamais été véritablement libérés du cauchemar et de la menace.
Comment comprendre cela ? La réponse est claire : la menace n’a pas disparu. Cette guerre pour les survivants n’est pas terminée – mais pour nous non plus ! Car ne pas pouvoir guérir d’un événement traumatique c’est être porteur d’une menace essentielle demeurée intacte non seulement pour soi mais aussi — devrais-je dire surtout ? – pour le monde qui permet d’être soi. Le traumatisé est un messager douloureux d’un danger spécifique et actuel. Alors, quelle est donc cette détresse dont les cauchemars des survivants sont les alarmes nocturnes que nous n’entendons pas ? Quelle est la raison véritable de la persistance si douloureuse de ces vécus de frayeur ? Quelle est cette monstruosité que les survivants savent reconnaître immédiatement ? Quelle est donc cette angoisse qui se transmet à la seconde, et à présent à la troisième génération ?
Cette épouvante, cette frayeur, cette guerre initiée par les nazis qui continue, c’est l’épuration ethnique devenue déferlante universelle. Les survivants de la Shoah sont les premières victimes du choix catastrophique des sociétés contemporaines : l’ère moderne de l’épuration au nom de la race. En effet, le nazisme l’a initiée et les survivants juifs de la Shoah savent bien, dans leur for intérieur, que cette nouvelle ère ne s’est pas arrêtée avec la victoire des Alliés en 1945, mais qu’au contraire, elle n’a fait que se développer. La première moitié du XXe siècle a été la dernière période des sociétés multiples. Berlin, Paris, Prague, Moscou, Varsovie, mais aussi Le Caire, Tunis, Salonique, et même Jérusalem étaient des villes où la coexistence était de mise. Des villes où pour exister de manière reconnue on n’était pas obligé de cacher ses origines, ni être honteux de son appartenance. Certes, on y vivait souvent en conflit, mais ensemble. Et l’on pouvait, en ces temps-là, en toute légitimité, vouloir pérenniser son appartenance au travers des alliances intragroupes sans être taxés de méchants, de racistes ou de dangereux. On ne louait pas encore l’abolition des différences.
Berlin du début du siècle dernier a sans doute été l’une des capitales les plus créatives dans la diversité. On y pouvait vivre en appartenant à son groupe, tout en fréquentant ceux qui n’avaient pas les mêmes croyances et ne respectaient pas le même dieu que soi. Là on pouvait créer, penser avec l’autre tout en continuant à revendiquer l’intelligence et l’originalité de sa propre langue, de ses ancêtres, de son ethnie. Le nazisme a mis fin à l’intelligence de ces mondes : vivre ensemble sans se confondre. Il a condamné à mort le génie de cette société : l’agencement social de la multiplicité – les juifs, les chrétiens, les Tsiganes, les pasteurs, les orthodoxes, les communistes, les Slaves, les homosexuels etc., ensemble, souvent s’opposant, mais sur le même territoire. Le nazisme a imposé l’unité, la simplification. Il ne voulait voir qu’un peuple, qu’un dieu, qu’une race.
Les Juifs ont été les premières victimes de cette nouvelle proposition. Ils sont les ancêtres malheureux de tous ceux qui viendront après eux en Yougoslavie, au Rwanda, au Darfour aujourd’hui. Le mouvement semble malheureusement lancé, en Europe, en Afrique, demain ailleurs encore ?
Faire cesser les cauchemars des survivants de la Shoah passe forcément par la levée de la menace qui pèse sur les revendications identitaires – laisser vivre les identités. Se donner les moyens d’être soi et de vivre au sein du monde commun tout en préservant la singularité de son groupe, c’est à ce défi que nous renvoient les souffrances des survivants de la Shoah. Comment les Hutus peuvent-ils vivre avec les Tutsis et les Twas aujourd’hui ? Comment Serbes, Bulgares, Roumains, Monténégrins, Macédoniens, Croates, Hongrois, Slovènes, Bosniaques, Turcs, Albanais, Tsiganes peuvent-ils concevoir une existence commune dans la région de l’ex-Yougoslavie sans que chacun renonce à ce qu’il est ou impose à l’autre une abnégation ? Quelles sont les conditions pour que les Dajos, les Fours, les Masalits, les Zaghawas, les Arabes et toutes les autres ethnies retrouvent une existence partagée, civilisée au Darfour ? Répondre à l’énigme douloureuse dont les survivants de la Shoah sont porteurs, c’est prévenir d’autres drames, c’est empêcher les futurs massacres au nom de l’épuration ethnique. Sortir enfin de la Shoah implique la mise en place de mesures instituant la vie en commun de collectifs différents, parfois même antagonistes.

Derniers ouvrages parus : Enfants de survivants, Odile Jacob réédition 2005. Guérir de la Shoah, Odile Jacob 2005.

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