Chaque année l’homme se retrouve à Roch Hachana avec les mêmes bonnes intentions et résolutions. Et chaque année il fait le constat que ces résolutions de l’année précédente n’ont point tenu. Où est l’erreur?img

La ‘Akéda, le sacrifice d’Isaac, occupe une place toute particulière à Roch Hachana, le jour de la nouvelle année.

Selon la tradition cette offrande ultime de l’homme à D.ieu a eu lieu justement ce jour même. Cette coïncidence n’est pas à attribuer au simple hasard et à un concours de circonstances. Quelque chose qui est dans le caractère même de ce jour impose que ce sacrifice terrible, fait par un père au Créateur, a dû avoir lieu justement au Grand Jour du Jugement.

En effet, c’est la vertu de ce sacrifice qui est considérée comme le zé’Khouth, le mérite suprême, qui protégera dans la suite de l’histoire tous les enfants d’Abraham lorsque ceux-ci se trouveront éprouvés.

Dans les communautés séfarades, ce jour de Roch Hachana, la sonnerie du chofar est précédée de la récitation d’un splendide poème Eth Cha’aré Ratson, du Rabbi Yéhouda Samuel Abbas, qui exprime d’une façon pathétique toutes les émotions qui accompagnent cette offrande.

Le matin du deuxième jour de Roch Hachana la ‘Akéda est lue dans la Torah devant l’assistance.

Essayons de comprendre autant que ce nous soit donné ce que D.ieu a voulu d’Abraham et de ses enfants à travers cet acte énigmatique.

LE BELIER DE « REMPLACEMENT »

En se retournant Abraham aperçoit un bélier entremêlé dans un buisson. Il libère l’animal et le sacrifie à la place de son fils (dans le texte, ta’hat béno).

Les données de l’histoire se résument de la façon suivante: D.ieu, ayant éprouvé son serviteur Abraham- premier à reconnaître l’Éternel comme D.ieu unique- déjà neuf fois, décide de le tester encore une dernière fois. Il lui demande de lui offrir « son fils unique qu’il aime. » Abraham n’hésite pas un seul instant et il répond par hinéni, « Me voici, prêt à tout ce que Tu me demandes. »

NDLR – Aux dix épreuves d’Abraham, on peut opposer les dix épreuves de l’Égypte qui se terminent par la mort des premiers nés. Mais aussi les dix Paroles du Sinaï qui responsabilisent l’homme face au destin du monde, lui-même créé par les dix Paroles créatrices. Le chiffre Dix qui est le Yod en hébreu est un des sceaux de D.ieu.

Aussitôt il se met en route pour se rendre au lieu du sacrifice que D.ieu lui indique. C’est au bout de 3 longs jours qu’il reconnaît la montagne de Moriah, qu’il monte avec son fils Isaac. Arrivé en haut il arrange un bûcher et l’y attache. Lorsque le couteau se trouve déjà sur la gorge de l’enfant, un ange intervient et lui interdit l’acte.

Finalement D.ieu Lui même lui ordonne de ne pas toucher le jeune homme et d’en rester là. D.ieu lui assure que par le mérite de son obéissance inconditionnelle Il ne l’éprouvera plus et qu’Il respectera à tout jamais Son alliance avec les descendants d’Abraham.

En se retournant Abraham aperçoit un bélier entremêlé dans un buisson. Il libère l’animal et le sacrifie à la place de son fils (dans le texte, ta’hat béno).

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Si, d’une part, la finalité de cet acte était de procurer par la suite un trésor de mérite inépuisable pour le peuple Juif de tout temps, par ailleurs la volonté de D.ieu reste totalement hermétique. Qu’est-ce que D.ieu a donc voulu éprouver un père de cette façon terrible? Pourquoi le tester si durement pour accorder à la dernière minute la clémence, de sorte que le tout se termine par un non-lieu? L’événement terrifiant nous paraît incompréhensible; autant en ce qui concerne Abraham même, autant quant à nous qui ne voyons pas très bien quel enseignement concret tirer de l’histoire.

Nous pensons qu’il se trouve une clef importante dans la fin anodine et banale de ce non-lieu. Abraham qui aperçoit ce bélier et décide de l’apporter à la place de son fils. En nous enseignant que l’existence même de ce bélier résultait d’un miracle et que l’animal avait été créé spécialement pour cette occasion juste avant l’entrée du shabbat de la création, nos maîtres nous font comprendre que la bête n’est pas juste accessoire mais qu’au contraire, elle joue un rôle majeur dans cette histoire.

Il est certain que la tournure des événements est fort étonnante : au lieu d’apporter l’offrande grandiose et d’amener le fils unique, Abraham apporte comme remplaçant, un simple disons un piètre- bélier qu’il a de surcroît trouvé sans aucune dépense.

En effet, le texte cherche justement à attirer notre attention sur cette contradiction et sur ce dénouement apparemment insatisfaisant, par l’utilisation du terme ta’hat (en échange de). Le verset nous dit que le bélier est apporté ta’hat beno, en échange de son fils. Littéralement la traduction est: en dessous de son fils. Un autre terme comme temourat beno, ou `halifat beno, signifiant vraiment « à la place de » aurait semblé plus approprié. Le fait que la Torah ait néanmoins préféré ce mot tahat est révélateur de la place qu’occupent les petits actes dans toute la Torah.

DU PERFECTIONNISME A L’ABANDON

La plupart des idées et résolutions splendides finissent généralement éthérées et en apparence dans le vide.

Une des spécificités de la tradition juive est la place de l’acte dans la vie quotidienne. L’acte religieux est omniprésent. Un Juif engagé dans la Torah agit toute la journée à travers différentes mitsvoth (commandements). Le judaïsme est une religion concrète qui attend des interventions concrètes de l’homme. Or, combien l’homme est-il est réellement capable?

Un des paradoxes de la vie est le contraste qui existe entre la volonté d’agir d’une part et la capacité à réaliser cette volonté d’autre part.

L’espèce humaine est à la quête permanente d’un perfectionnisme. Elle n’aime pas les demi-actes. Tout doit être entier et parfait. On veut agir, pourvu que le résultat soit magnifique et imposant. L’effet de notre acte doit être important et tangible; de préférence grandiose et spectaculaire.
Or, la réalité veut justement que l’homme ne parvienne à produire que des petits résultats, des concrétisations n’ayant rien de spectaculaire et qui sont souvent plutôt insignifiantes et minables. Ce fait déplaît et contrarie; cela peut même être décourageant et démoralisant, au point que souvent cela ôte l’envie même d’agir. Et, en fin de compte, des grandes intentions du départ, il n’en reste plus rien. La plupart des idées et résolutions splendides finissent généralement éthérées dans le vide.

Quelle était l’intention initiale dans l’histoire de la ‘akéda?

Que l’homme puisse avec amour donner à D.ieu ce qu’il a de plus précieux.
Certes, le projet signifierait l’expression de l’amour ultime possible entre D.ieu et l’homme. Néanmoins, la réalisation telle qu’elle ne faisait pas partie du dessein divin et D.ieu obligea Abraham à renoncer au projet.

Que fit-il ensuite?

Contrairement à toute attente, il agit tout de même et il fait autre chose; il accomplit un tout petit acte. Il apporte ce bélier insignifiant et sans valeur. C’est peut-être souvent tout ce dont l’homme est capable dans ce monde. Mais Abraham a agi! Et c’est par cela qu’il est devenu le premier ancêtre caractéristiquement juif! Abraham a laissé par cela à tout jamais des traces tangibles de ses intentions et, de ce fait, tout lui est compté comme s’il avait réellement sacrifié son propre fils! L’amour entre lui et D.ieu se trouve désormais définitivement scellé.

Et, c’est cela la signification du terme utilisé: ta’hat, en dessous. Le bélier n’est point « à la place »du fils; rien ne peut venir à sa place et certainement pas le piètre animal, il n’est que ta’hat, en dessous. Un petit reflet, une ombre ou un souvenir. Toutefois, c’est le fait d’aller néanmoins accomplir un acte concret et tangible qui confère à l’être humain sa véritable grandeur.

SAVOIR ACCEPTER LA REALITE

Un attrait certain existe dans les grandes idées. Cependant, lorsque ces grandes idées ne s’avèrent pas réalisables, on doit savoir admettre que l’intérêt final de ces très grandes idées est justement de générer au moins des tout petits actes!

L’utilisation du terme ta’hat dans ce sens dans la Torah n’est nullement limité à la ‘Akéda, au sacrifice d’Isaac. Une fois conscient de l’orientation de ce mot, nous le retrouvons dans de nombreux autres endroits de la Torah.

Ainsi, nous voyons Adam, le premier homme, remercier pour le fils que D.ieu lui a accordé après la mort de Abel. Et il appela son fils Chet, car D.ieu m’a accordé (= Chet) une autre descendance à la place de Abel que Caïn avait tué.’

Le grand drame au début de l’histoire de l’humanité: Adam et Ève ont deux enfants, Caïn et Abel. Le premier, dans un coup de colère, se rend coupable de l’acte atroce de fratricide et les parents sont ravis de leur plus jeune enfant. Peut-on avoir un autre enfant « à la place »? Est- ce que vraiment, un autre enfant pourra occuper la place du garçon défunt? En effet, ici aussi, la Torah emploie le terme ta’hat, en dessous.

Adam et Ève ont certainement rêvé de voir revivre leur fils Abel qui leur fut si cruellement arraché. Cependant, ils ne se sont pas obstinés, ils se sont laissés consoler et ils ont accepté la charge et la bénédiction d’un autre enfant. Ta’hat ! Pas vraiment à la place. Toutefois ils ont accepté la réalité de la vie et que cette vie doit continuer avec d’autres enfants.

L’enseignement de la ‘Akéda est que pour le ta’hat il n’existe pas d’excuse et qu’il nous incombe d’agir un minimum.

Nous retrouvons ce motif dans la vie quotidienne de façon différente. Par exemple, lorsqu’une de nos connaissances est cruellement éprouvée. On réagit souvent en disant spontanément: Il faut que j’aille l’aider, le prendre en charge, le consoler. On a là de grandes et bonnes intentions. Toutefois, souvent – pour des raisons tout à fait valables – on ne parvient pas à aller aider l’ami. Et que fait-on alors? Rien. Pas même une lettre ou un petit mot, ni de coup de téléphone – parce qu’il paraît dérisoire… L’enseignement de la ‘Akéda est que pour le ta’hat, il n’existe pas d’excuse et qu’il nous incombe d’agir un minimum.

Une autre fois, nous sommes remplis de bonheur par les bonnes nouvelles pour un de nos proches. On souhaiterait vraiment lui envoyer mille fleurs pour l’occasion. Bien sûr, on ne le fera point. Mais, au moins peut-on lui envoyer ne serait-ce qu’une seule, une carte ou un geste tangible quelconque…

Quelquefois nous sommes conscient que l’homme doit remercier son D.ieu et son Créateur. Aussi souhaiterait-on faire une prière exceptionnelle chargée de ferveur et de concentration. Pourtant, de tant de concentrations, sommes-nous vraiment capable ? Que fait-on donc? Rien. Pas même une petite prière, et aucune ferveur. On ignore tout, même ce qu’est le ta’hat…

Nous voyons la souffrance qui règne dans ce monde. Nous sommes confrontés à tous ces gens dans la misère. Nous aurions peut-être désiré tous les aider, mais, bien sûr, cela nous est impossible. Alors, nous ne faisons rien. Même pour un ou deux parmi eux que nous aurions quand même pu soulager en partie les souffrances…

LA LOI DU TALION, LE PRINCIPE DE « L’EN-DESSOUS »

Encore un autre tahat qui réfère à la fameuse loi du talion : « œil pour œil, dent pour dent ». Avec ce principe il s’agit peut-être d’une des plus grandes idées de la justice parfaite et entière du monde.

Quel est le concept contenu dans cette règle?

La notion est simple: un homme a involontairement blessé son prochain et ce dernier est désormais privé de l’organe vital de la vie.

Existe-t-il vraiment un remboursement quelconque possible?
Est-il juste que l’agresseur continue de jouir de sa pleine vue alors qu’il y a une victime infirme à vie? L’agresseur, en homme de parfaite foi, se sent peut-être capable de posséder encore son propre œil et il ne comprend pas, comment il pourra continuer à vivre normalement avec celui-ci.

Ce que nous dit la Torah à ce sujet est ayin ta’hat ayin, oeil ta’hat oeil. Ici aussi, la Torah nous confronte au principe de l’en dessous. La Torah prescrit un dédommagement matériel: mamon, tout simplement de l’argent. Mais cet argent n’est que ta’hat, un lointain souvenir de la justice parfaite. D’une part, faire plus ne nous est pas possible, mais, d’autre part, ce tout petit peu si peu soit-il- est un impératif pour nous. À l’agresseur d’accepter de dédommager malgré l’insuffisance de ce geste « minime » et à la victime d’accepter que ce dédommagement est la maximum de ce qu’il peut attendre et recevoir.

Nous ne pouvons admettre que cette loi du talion soit représentative de la justice d’un monde où l’homme reste imparfait d’une façon générale. Cette justice est donc à son tour imparfaite. Des gros truands qui restent le plus souvent impunis et des grands voleurs avec leurs fortunes à l’abri. À quoi bon, dans ces conditions, tenter même faire un semblant de justice sur terre?

Toutefois, le ta’hat nous enseigne que nous ne devons pas remettre en question le principe de la justice. Ceci doit rester l’ambition et l’objectif, et le tout petit peu de justice dont l’homme est capable doit être réalisé à tout prix!

ENTRE SUBLIMATION ET ACTES CONCRETS

L’homme doit apprendre que ce sont justement les petits engagements, simples, concrets, réalistes et réalisables qui font la différence.

Cette idée peut être contenue dans un autre verset de la Torah: Veha’arets mita’hat lachamayim. Et la terre qui est en dessous (tahat) du ciel. Ce tahat, ce en dessous, n’est pas un renseignement géographique. Chacun connaît la localisation de la terre par rapport au ciel. Ce ta’hat renvoie à un autre concept de la création. La terre est en dessous du ciel. C’est le ciel qui génère et contient les grandes idées. Lorsque celles-ci doivent être appliquées sur terre, il n’en reste que « un dessous », un ta’hat, c’est-à-dire une forme imparfaite. Bonne mais imparfaite. Ainsi, à chaque étape de la création la Torah mentionne que D.ieu vit que c’était bon. A savoir pas conforme à son objectif, mais compte tenu du caractère, imparfait de ce « monde en bas », cela était bien

Le monde physique n’est point capable de matérialiser la sublimation du monde des idées, provenant du ciel. La terre ne possède pas ce potentiel de pleinement cristalliser les plus belles de nos pensées. Par sa nature, elle est tahat, plusieurs niveaux en dessous de l’idéal. Toutefois c’est ce petit peu qui impérativement doit être réalisé par nous, faute de quoi notre vie sur terre ne présente plus aucun intérêt!

Le principe de ce ta’hat recouvre tous les domaines de la vie, intellectuels comme affectifs, sociaux comme comportementaux.

Chaque année, l’homme se retrouve à Roch Hachana avec les mêmes bonnes intentions et résolutions. Et chaque année, il fait le constat que ces résolutions de l’année précédente n’ont point tenu. Où est l’erreur?

Une des leçons de la ‘akéda est que les grandes intentions doivent donner au moins des petites résolutions. Si la pureté de notre âme à Roch Hachana nous fait prendre des engagements forts et idéaux, il est fort probable que les actes ne suivront pas. L’homme doit apprendre que ce sont justement les petits engagements, simples, concrets, réalistes et réalisables qui font la différence.

De toute façon le soir de Kippour, dans le Kol Nidré, qui nous sert à nous exonérer de nos engagements non tenus de l’année écoulée, nous mentionnons aussi les engagements à venir pour lesquels nous sommes persuadés de les tenir, le temps juste d’une prière. Même ces engagements pris, dans le cadre solennel de la synagogue le soir le plus prestigieux ne seront pas tenus à la perfection. Et c’est justement pour cela qu’il faut à chaque fois les renouveler encore et encore pour s’approcher un peu plus du projet Divin.

[LE RABBIN YITSHAK JESSURUN – JForum.fr

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Ayinair

Votre article m’a éclairée sur l’intérêt des petites choses, je vous en remercie.
Permettez-moi de m’étonner d’autre chose :
j’ai eu la sensation, depuis ma première lecture de ce passage de la Torah, qu’il s’agissait de dégoûter l’être humain du sacrifice… humain. Dans une époque et un milieu où le sacrifice humain était courant.
Je n’ai lu cette hypothèse nulle part. Dans votre article non plus.
Bien à vous.