Interview à TF1- Le journaliste et écrivain syro-libanais publie « Une soirée au Caire ». Une occasion d’évoquer avec lui l’Egypte, celle d’avant Nasser et celle de Moubarak qui vient d’aller aux urnes.Syro-libanais d’Egypte, Robert Solé est arrivé à l’âge de 18 ans pour faire des études à l’Ecole supérieure de journalisme de Lille (ESJ). Il s’installe en France et fera pratiquement toute sa carrière au journal Le Monde. Devenu écrivain, il est l’auteur de nombreux romans et essais. Une soirée au Caire est le dernier en date. Il a reçu un accueil chaleureux, aussi bien en France qu’en Egypte. Nous l’avons rencontré pour parler du passé mythique de ce pays, mais aussi de son avenir.
Robert Solé : Oui, le personnage de Charles me ressemble. Effectivement, avec ce livre, je termine en quelque sorte la saga de la famille Batrakani, que l’on retrouvait dans mes précédents romans. Je reviens au Caire avec l’intention de tourner une page. La ville que je découvre, les rencontres, les soirées organisées dans cet îlot occidental qu’est restée la demeure de Dina, font revivre un passé qui se décompose et un présent qui n’est plus tout à fait le mien.
R. S. : En 1927, à son arrivée au Caire, le journaliste Gabriel Dardaud est reçu par un Egyptien qui l’accueille avec ces mots : « Mon pauvre ami, c’est trop tard, retournez chez-vous, l’âge d’or est passé !
» En 1927, Le Caire était considéré comme un petit Paris. A chaque époque, on dit : « le bon temps, c’était hier » : c’était du temps de Nasser, de Sadate et demain de Moubarak. Je suis conscient de cette illusion de paradis perdu. Mais une certitude : ce pays n’est plus celui qu’il était il y a 50 ans. Il a changé plus que d’autres.
Sur le plan démographique, en 1900, les Egyptiens étaient 10 millions. Ils sont en 2010, 80 millions ! L’autre changement important, c’est le départ précipité d’un milieu cosmopolite, occidentalisé, composé d’étrangers, d’Italiens, Grecs, Arméniens, Juifs et d’égyptianisés comme l’était ma famille. En 1956, les Français sont partis à cause de la crise du canal de Suez, ensuite, c’était au tour des autres.
R.S. : Nous ne partagions pas le pouvoir, nous cohabitions. L’Egypte était alors, un pays arabe occupé par les Anglais et, pourtant, la France l’a marquée de son empreinte. La langue française avait une place exceptionnelle dans ce pays. C’était la langue de la culture, des lettrés, la langue des salons, des galas, des ministères. L’Egypte a connu un siècle spectaculaire de 1850-1950. Les raisons tiennent à son histoire.
L’égyptologie, sciences créée par les Français en 1920, le percement du Canal de Suez, l’installation d’écoles françaises qui cherchaient à contrecarrer l’influence des missionnaires britanniques. Les grands écrivains, comme Taha Hussein, étaient francophones. Les Egyptiens vont même s’appuyer sur les Français pour combattre les Anglais.
R.S. : La révolution égyptienne de 1952 est menée par des officiers de la petite bourgeoisie qui ne parlaient pas le français. Il y a eu ensuite la crise du Canal de Suez. En représailles, le général Gamal Abdel Nasser expulse tous les Français en 1956. Ils seront suivis par l’exode des autres communautés. Seuls les Egyptiens de souche sont restés.
Le cosmopolitisme disparaît à ce moment là. Nous étions une classe intermédiaire entre l’occupant anglais et le peuple égyptien. Cet écran entre eux et la population gênait les Anglais. Le pays à ensuite connu de nombreux changements.
La mort de Nasser, l’arrivée de Sadate, la rupture avec l’URSS, la reprise des relations avec le Etats-Unis, la paix avec Israël, et l’abandon du parti unique pour le pluripartisme. Le cosmopolitisme ne reviendra pas. Les juifs d’Egypte ne reviendront pas. Ils occupaient des postes importants dans le pays.
R.S. : Je m’intéresse à l’Egypte d’aujourd’hui. Je suis associé à ce qui se passe dans le pays. Dans Une soirée au Caire, le narrateur dit : « c’est parce que je me sens concerné par des choses que je déteste, que je me sens égyptien. » Ce que je veux au travers de mes récits, c’est rappeler, comme une note en bas de page, qu’il a existé des personnes qui n’étaient pas égyptiennes d’origine, qui ont fait la littérature, le théâtre, le cinéma égyptiens comme Omar Sharif, Youssef Chahine, pour ne citer qu’eux.
Quant aux Occidentaux, c’est une façon de leur pointer que le cosmopolitisme était sur l’autre rive – Casablanca, Alexandrie, Beyrouth. Si le mélange, la mixité se passent mal ici, ils pourraient peut-être s’en inspirer. Certes, l’histoire ne se répète pas et, s’il n’est pas souhaitable de transposer le modèle, on peut s’inspirer de l’esprit de cohérence et de tolérance qui le caractérisait. Pour ce qui est de la civilisation, j’aime le mot « maalech » qui veux dire « ce n’est pas grave ». Il est le symbole de l’Egypte d’hier et d’aujourd’hui. C’est à la fois la résignation, le fatalisme, cela veut dire, on va s’en sortir. C’est une grande philosophie de l’existence. Une souplesse orientale, qui permet le compromis.
R.S. : Je suis choqué par ce qui a changé, autant que par ce qui n’a pas changé. Je ne peux pas m’en empêcher, c’est plus fort que moi. Il y a des madeleines qui n’ont plus de saveur. Par exemple, je ne retrouve plus l’odeur de la mer que je connaissais. Certains comportements des gens me choquent ou me touchent profondément. J’ai l’impression d’être dans un autre pays. Je l’ai accepté.
R.S. : Je suis conscient de raconter l’histoire d’une communauté chrétienne au sein d’un Orient qui s’islamise. Peut-être est-ce ma façon d’alerter : « Attention vous perdez vos chrétiens, après avoir perdu vos juifs ». Tous les pays arabes ont perdu leurs juifs. L’avancée de l’islam(isme?) me désole. En Egypte, les femmes sont maintenant la plupart du temps voilées. Dans la rue, on peut distinguer, les chrétiennes des musulmanes. Ce phénomène importé ne ressemble à rien. Leurs mères ne portaient pas le voile. Mais, je suis soucieux de ne pas les heurter. J’ai des lectrices voilées, je ne tiens pas à les stigmatiser.
R.S. : L’élection a été une pantalonnade. Le seul élément positif, le quota de 60 femmes réservé au parlement. Leur simple présence peut changer les choses. Le reste est une caricature. Moubarak a voulu montrer qu’aucune entente n’était possible entre lui et les islamistes. Ce qu’il a fait est maladroit. S’il veut pour sa succession installer son fils de son vivant, il peut le faire sans problème.
R.S. : J’ai confiance dans ce pays et dans son avenir. C’est une société ancienne, qui a du bon sens. Elle est moins violente que beaucoup d’autres, plus tolérante. Il y a une très vieille culture qui demeure. Je crois au mouvement de balancier, le pays sortira de l’islamisme comme il est sorti du marxisme. Je suis un optimiste de la volonté. A chaque voyage, je reviens consolé par ce que j’ai vu. Des gens qui font des choses formidables. Comme par exemple la renaissance de la Bibliothèque d’Alexandrie sur le modèle antique. Les livres, la diffusion du savoir qui est le terreau de la tolérance, dans un pays où la censure fait loi.
R.S. : Le roman touche beaucoup plus que l’essai. Il rend compte de la réalité plus finement, avec plus de sensibilité. Le simple fait de raconter, témoigner, faire revivre un monde, peut être utile. Le lecteur se retrouve, à besoin de rêver. Les déjeuners dominicaux que je décris par exemple, ont touché beaucoup de gens, ça leur rappelait tant de souvenirs. La littérature a une force unique.
R.S. : Je me sens à 100 % français en France, chrétien oriental à Beyrouth, égyptien lorsque je parle le dialecte du pays ou lorsque je ris à l’humour, la « nokta » égyptienne. Je me sens égyptien lorsque je suis blessé par ce qui se passe dans ce pays, sinon je serais observateur. Je suis de plus en plus fier de ce que nous sommes, des Orientaux occidentalisés, avec une grande faculté d’adaptation. J’adore la France. J’ai choisi de vivre dans ce pays. J’ai voulu m’assimiler. Cette intégration ne peut se faire qu’avec passion. Je n’ai pas souffert de xénophobie. J’ai fait une carrière au journal Le Monde, occupé de nombreuses fonctions, pour finir par le poste de responsable du Monde littéraire. Il est confié à un étranger. Une belle consécration.
Une Soirée au Caire
de Robert Solé
Le Seuil,