Pour célébrer son centenaire, la municipalité palestinienne a renommé 420 rues de la ville. Une opération historique et stratégique.

Rue d’Epinal, rue Freud, rue Mozart, rue Jack Chirac (sic) : voici le nouveau visage de Ramallah. Mené tambour battant sous la houlette de la maire Janet Mikhaïl, le projet consistant à répertorier et renommer 420 rues de la ville est désormais en voie d’achèvement.

Reste à percer quelque travées, poser quelques plaques. Mais, déjà, les plans sont prêts et remis gracieusement aux visiteurs qui poussent la porte de l’Office du tourisme flambant neuf, inauguré en septembre 2011 avec le soutien de la ville de Bordeaux et du ministère des Affaires étrangères français.

Vitrine des Territoires Palestiniens, Ramallah se transforme à grande vitesse : les nouveaux noms attribués aux rues ne sont que la partie la plus visible d’un immense lifting programmé à l’occasion du centenaire de la ville, et qui va de la numérotation des habitations à l’installation de parcmètres en passant par la création d’un service postal.

Choisis par un comité composé pour partie d’employés de la municipalité et présidé par l’universitaire Taysir Arouri (qui insiste sur le caractère indépendant de ce travail), les nouveaux noms des rues illustrent toutefois, a l’échelle locale, une stratégie nationale de state building désormais connue sous le nom de «fayyadisme».

Shakespeare, Aragon, Newton

Actuel Premier ministre de l’Autorité palestinienne, nommé en juin 2007 après la prise de pouvoir du Hamas dans la bande de Gaza, Salam Fayyad incarne une troisième voie entre la lutte armée (années 70-80) et les négociations (période Oslo).

Alors que le dogme avait toujours été d’obtenir «la libération avant l’Etat», il postule au contraire que c’est en dotant le pays de tous les attributs d’un Etat moderne, que les Palestiniens obtiendront la libération des territoires occupés par Israël. Une vision qui fait grincer des dents en interne… mais qui vaut à Fayyad un franc succès sur la scène internationale: en décembre 2007, à la conférence de Paris, cet économiste de formation et ancien du FMI, obtenait 7,7 milliards de dollars de promesses de dons.

Depuis, les donateurs ont été remerciés par des rues «Madrid», «Paris», «Tokyo»… Mais la reconnaissance de la municipalité va également à «Epinal» (1) et à «Jack Chirac» (en remerciement de ses positions souvent perçues comme étant favorables aux Palestiniens).

«Ces nouveaux noms reflètent ce que la ville aspire à être, estime l’artiste palestinienne Shuruq Harb. Le but est avant tout de faire de Ramallah une ville accueillante pour les étrangers et les touristes». De fait, à l’heure où un candidat à l’investiture républicaine peut déclarer que «ces gens-là sont des terroristes», rien n’a été ménagé pour témoigner de l’attachement des Palestiniens à un socle de savoirs et de valeurs universels : rues «Shakespeare», «Aragon», «Hippocrate», «Newton», «Einstein»…

Gandhi et le Hamas 

Normalisée, Ramallah ? A y regarder de plus près, la ville hésite encore. Sur les 420 nouveaux noms de rues, 109 correspondent à des villages détruits lors de la guerre de 1948 («Deir Yassin») ou à des localités aujourd’hui situées en Israël («Nazareth»), 75 sont liés à l’histoire de la ville et 61 sont ceux de figures politiques palestiniennes décédées : à l’heure où les chaussées se pavent et où les immeubles de bureaux se construisent à la chaîne, le nouveau plan fait ainsi voisiner une rue «Gandhi» et une rue «Ezzedine Al Qassam»…

Figure de la résistance à l’occupation britannique de la Palestine, ce dernier a laissé son nom aux Brigades Ezzedine Al Qassam, branche armée du Hamas considérée comme une organisation terroriste par l’Europe et les Etats-Unis. En 2010, le gouvernement israélien protestait également contre l’inauguration d’une rue «Yahya Ayache», cerveau de plusieurs attaques terroristes – dont l’une avait fait 20 morts à Tel Aviv en 1994, avant qu’il ne soit éliminé par Israël deux ans plus tard.

L’identité de la ville reste donc irrésolue, prise en tenaille entre fidélité assumée à la lutte du peuple palestinien et volonté de se conformer à une modernité archétypale propre à satisfaire les exigences des bailleurs de fond, entre la mémoire d’un passé violent et l’espoir d’un avenir que l’on souhaite simplement normal.

Effacement du nom

Dans son opus «Une certaine idée de l’Europe», Georges Steiner écrivait qu’aux États-Unis «les rues s’appellent “Pine” (pin), “Maple” (érable), “Oak” (chêne) ou “Willow” (saule). (…) Les automobiles n’ont pas le temps de réfléchir à une rue Nerval ou à un boulevard Copernic (…) En déclarant que “l’histoire, c’est de la blague”, Henry Ford a fourni un mot de passe à l’amnésie créative».

Dans le contexte palestinien, au contraire, la souveraineté omnivore du souvenir naît du besoin de lutter contre ce qu’Elias Sanbar appelle «l’effacement du nom» : «la Palestine est depuis six décennies absence de chez soi et absence à soi (…) Absence du nom aussi, effacé, nié, disparu des cartes de géographie» (Dictionnaire amoureux de la Palestine, Plon, 2010).

Thématique centrale de la littérature et de la poésie nationales, la perte du nom irrigue les textes du plus célèbre poète palestinien, Mahmoud Darwich, de ses premiers écrits…

Mon adresse :

Je suis d’un village isolé…

Où les rues n’ont plus de noms

(Identité, 1964)

… à ses derniers :

O mon nom : où sommes-nous à présent?

Dis! Qu’est aujourd’hui? Qu’est demain?

Qu’est le temps, le lieu,

L’ancien, le nouveau?

(Murale, 2003)

Chirurgie esthétique

Le travail entrepris par la municipalité de Ramallah semble donc répondre à une intime urgence collective : nommer. Mais cette injonction mémorielle n’est pas dépourvue d’ambiguïté, car les rues de la ville n’ont longtemps eu d’autre appellation que celles sur lesquelles ses habitants s’étaient tacitement mis d’accord, en utilisant la plupart du temps des repères spatiaux simplissimes (rue de la Librairie, place de l’Horloge…). «En décidant que la place de l’Horloge s’appellera désormais place Arafat, c’est toute la dimension sociale de l’espace qu’on détruit, alors qu’elle est bien plus importante que la stricte dimension urbaine ou mémorielle», regrette Noora, architecte vivant et travaillant à Ramallah.

Elle se réjouira donc peut-être de savoir que pour le moment, aucun des habitants de la ville ne connaît ni n’utilise vraiment les nouveaux noms des rues, ainsi que le montrait l’artiste Shuruq Harb dans une vidéo réalisée en 2010 :


Emportée dans le tourbillon d’une modernisation à marche forcée, Ramallah incarne donc autant les succès volontaristes du «fayyadisme» que ses limites: «nous voulons à tout prix montrer au monde que nous méritons un Etat, explique Shuruq Harb :

«Donc nous essayons de prouver que nous sommes en mesure d’assurer la sécurité de nos citoyens et que nous avons une jolie carte pour nous promener dans la ville. Mais ce sont des mesures cosmétiques. Ramallah est comme une femme qui se serait fait refaire les seins : elle est peut-être plus belle qu’avant… mais cela ne règle pas tous ses problèmes !»

Emmanuelle Talon

(1) Une première version de cet article faisait mention d’un jumelage entre Ramallah et la ville des Vosges. Il n’en est rien. Nos excuses aux Spinaliens et aux Palestiniens pour cette erreur.

Slate.fr

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