La compréhension du phénomène dit du « printemps arabe » a souffert de l’occultation que lui a imposé l’idéologie dominante mais aussi d’une mécompréhension de fond.On connait le fonctionnement du discours médiatique. Il procède en forgeant des formulations toutes faites qui enserrent les faits dans une expression et une conceptualisation qui rendent impossible de la penser et de l’analyser et qui, surtout, oblige à penser dans un sens bloqué. Ainsi en est-il de « mariage pour tous », « islamisme modéré », « démocratie islamique », « deux peuples, deux États », etc. Ce vocabulaire trompeur, produit des officines de publicité et de communication, a pour finalité de réécrire la réalité pour qu’elle concorde avec le narratif dominant, en l’occurrence le récit erroné que les faiseurs de l’opinion publique occidentale ont construit depuis les attentats du World Trade Center, un récit qui s’abreuve aux idées de l’idéologie dominante qu’est le post-modernisme , dont une des retombées, il ne faut pas l’oublier, est le phénomène qu’on a désigné sous le terme de « nouvel antisémitisme ».

Persistance de la Oumma

J’avais proposé dès le début des « printemps » de voir dans ce phénomène non pas la levée de la nation démocratique contre les dictatures des États arabes mais bien au contraire la levée en masse de la Oumma islamique. J’ai dans la mémoire notamment ce spectacle d’un million de personnes sur la place Tahrir du Caire, réunies à l’appel de l’imam Qaradawi qui les appelaient à « tuer les Juifs » partout dans le monde. L’opinion européenne n’en a jamais entendu parler dans les médias, pourtant si omniprésents sur cette place et si prompts par ailleurs à fustiger et stigmatiser Israël…

Mais il y avait un indice plus puissant, à savoir le fait que les révoltes arabes éclataient dans plusieurs pays différents et éloignés, quasi simultanément. Il y avait là un phénomène sociologique qu’il fallait expliquer. L’explication habituelle qui attribuait cela aux « réseaux sociaux » me semblait totalement erronée et utopique : elle prête aux rassemblements induits par la communication sur internet une influence directe sur la réalité. Or, la réalité n’est pas ce que croit le post-modernisme, en proie au mythe de la toute puissance performative (l’hypothèse que dire c’est faire), à savoir un récit, un narratif. Elle relève de la socialité la plus lourde.

Ce qui, justement dans les sociétés arabes, rend explicables ces manifestations, c’est la Oumma et sa persistance par delà les Etats nations artificiels créés au lendemain de la décolonisation. Ces États, de fait –en chassant tous les non musulmans de leurs territoires, à commencer par un million de Juifs -, n’avaient jamais réussi à créer une citoyenneté nationale ni à rendre possible une nation démocratique, ce qui explique les régimes dictatoriaux et despotiques qui s’étaient, alors, partout installés (sauf au Liban du fait de la fragmentation extrême de la population).

Nationalisme et panislamisme.

Les Etats d’aujourd’hui – ou ce qu’il en reste – sortent aussi d’une succession d’époques différents.

D’abord le nationalisme. N’oublions pas que ses fondateurs furent des chrétiens arabes libano-syriens dont le parti Baas, celui de Bashar El Assad et de Saddam Hussein, est l’héritier. Le nationalisme arabe se posait contre l’islam, au nom de l’arabité dont le modèle n’était plus le Coran mais l’Arabie anté-islamique, la poésie et non la théologie. Il était supposé être laïque et national, non religieux. Cependant, il fut toujours travaillé par l’islam – qui fut décisif dans l’expulsion des Juifs et aujourd’hui des chrétiens. C’est ce qui rendit possible les projets de panarabisme, l’expérience de la République Arabe Unie de Nasser qui, en réunissant en1958 l’Egypte, la Syrie et un temps le Yémen, projetait une grande fédération devant rassembler tout le monde arabe, ce qui, objectivement, ressuscitait la Oumma même revue et corrigée par le nationalisme et le « socialisme » arabes.

Ce projet échoua et le panislamisme prit naturellement sa relève, cette fois-ci sous la houlette de l’Arabie saoudite. Mais à ses origines on trouve, en 1926, trois congrès du monde musulman sur le Califat, au Caire et à La Mecque, organisé par le roi d’Arabie, fondateur de la dynastie des Ibn Seoud, et à Jérusalem en 1931 par Hadj Amine El Husseini. Ibn Seoud tenta de resusciter le panislamisme avec Nasser et le président du Pakistan en 1954 à La Mecque. Le roi Fayçal reprit l’idée en 1965.

Ce panislamisme a conduit à ce qui est aujourd’hui l’Organisation de la Conférence Islamique, réunissant un bloc d’une soixantaine de pays. Mais il ne changea rien à l’organisation sous forme d’Etats-nations arabes qui ne put se perpétuer que sous la forme de dictatures qui, du côté soviétique d’abord, puis du côté américain tirèrent leur continuité de la guerre froide ambiante.

La décomposition des Etats.

Depuis l’effondrement de l’Union soviétique, c’est ce système qui est voué à l’échec et nous en voyons aujourd’hui les conséquences dans la décomposition de plusieurs pays. Les plus évidents sont la Libye, l’Irak, la Syrie. Leurs sociétés se décomposent soit en revenant à leurs origines tribales, soit en revenant à leurs origines ethniques (Kurdes, Berbères, Kabyles…), soit en fonction des appartenances religieuses (chiites, sunnites, alaouites, chrétiens, Juifs) qui en Orient et aussi du fait de la Sharia, sont considérés comme des minorités de statut politique et dominé.

Les pays où le processus est en cours sont l’Egypte, le Liban, le Bahrein, le Yemen, et éventuellement la Jordanie dont la situation commence à être aujourd’hui incertaine (1000 marines américains y stationnent). Je laisse de côté les pays africains musulmans où la décomposition n’est jamais loin comme on le voit au Mali, au Nigéria, etc. L’appel au djihad contre la Syrie et la coalition chiite, lancé au Caire récemment par 70 organisations islamiques ,souligne à quel point les dimensions nationales et politiques dans le monde arabe sont transcendées par les dimensions de la Oumma.

Syrie, Irak, Libye, Egypte, pour ne pas parler du Liban donnent à voir la levée en masse de la oumma islamique et sa séparation d’avec les religions musulmanes minoritaires et les religions non musulmanes. Le vieil Etat national est en pleine décomposition : nul ne sait ce qui sortira dans le prochain avenir du champ de ruines de la Syrie, de l’Irak, de la Libye, demain du Liban…

Palestine ?

Cette évolution bouleverse totalement la situation géopolitique du Moyen Orient et notamment du conflit israélo-arabe . Dans ce paysage là nous n’avons jamais vu apparaître une « nation » palestinienne si ce n’est dans l’ombre d’Israël et la concurrence avec lui. Signalons à ce propos la division entre Gaza et Cisjordanie, l’exclusion rampante des chrétiens, de Bethléem notamment, pour ne pas parler de Gaza.

Le conflit n’est plus, par la force des choses, arabo-israélien comme il le fut depuis les années 1920 et notamment avec la guerre menée par 7 Etats arabes en vue de sa destruction en 1948 ; ni un conflit « israélo-palestinien » comme on crût qu’il le devint en 1975, lorsque l’OLP changea de stratégie en revêtant les habits d’une lutte nationale pour l’indépendance d’un peuple qui fut alors « inventé » de toutes pièces. Il redevient aujourd’hui ce qu’il est au fond depuis toujours : un conflit islamo-judaïque, en même temps que la oumma se réveille. Les vis à vis d’Israël ne sont plus les États arabes – qui ne sont plus des partenaires crédibles – mais une réalité mouvante dont on ne sait pas la forme qu’elle prendra.

Le retour des empires.

Justement, comme pour confirmer cette éclipse des États, se réveille en même temps dans le monde musulman des ambitions et des projets clairement impériaux en accord avec l’idée de oumma, en une nouvelle mouture du panislamisme. J’en distingue 3 :

-la plus évidente et agressive : l’impérialisme chiite – que les sunnites qualifient de « safavide » du nom de l’empire musulman certes mais aussi perse qui s’était heurté, aux 16ème et 17 ème siècle, à l’empire musulman mais ottoman.
-l’impérialisme néo-ottoman de la Turquie islamique, la « Grande Turquie »
-l’impérialisme islamique sunnite, avec les deux pôles du Qatar et de l’Arabie saoudite.

Dans ce contexte, de très nombreux mots valises concernant le problème palestinien sont gagnés par la caducité, par exemple le slogan de « Deux peuples, deux Etats ». Au moment où s’effondrent de nombreux Etats arabes, quel sens cela a-t-il de créer un nouvel Etat arabe, d’autant que les Palestiniens, divisés en Hamas et Fatah et en plus en hamoulas tribales n’ont jamais réussi à le constituer, en dehors d’une forme de menace contre Israël, à moins qu’ils ne soient portés financièrement et politiquement à bout de bras par l’UE et les USA. L’Autorité palestinienne est une dictature comme l’est le Hamas à Gaza. Elle annonce chaque jour dans sa communication intérieure sa volonté de dominer toute la « Palestine ». Elle mène sur le plan mondial le même boycott que les Arabes des années 1950. Elle est corrompue…

Il est presque comique de voir l’Europe et Obama fétichiser les lignes d’armistice de 1948 qui séparaient Israël des invasions jordanienne et égyptienne alors que ce sont toutes les frontières du Moyen-Orient qui s’effondrent, c’est à dire celles que les accords Sykes-Picot de 1916 avaient imposées pour leur malheur aux peuples du Moyen Orient (avec toute la perversité franco-anglaise divisant pour régner). Ce serait d’autant plus dangereux pour Israël d’entériner ces lignes comme frontières, qu’Al Qaeda est à sa porte et que la passion islamique dévore le Moyen Orient. Autre chose peut surgir demain de l’hydre palestinien aux multiples têtes qui se verrait installé au cœur d’un territoire déjà fort exigu.

C’est à un autre type de conflit qu’Israël doit se préparer. Pour l’instant l’affaiblissement du monde arabo-musulman et ses guerres intestines créent une situation qui lui est favorable. C’est une accalmie mais la figure de la Oumma pointe à l’horizon du champ de bataille…

Shmuel Trigano

*A partir d’une conférence à la Journée de Jérusalem à Montpellier, le 23 juin 2013.

1- Cf. Shmuel Trigano, La nouvelle idéologie dominante, le post-modernisme, Hermann Philosophie, 2011.

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Moshé

Article passionnant, comme toujours de la part de Mr Trigano. Un des très rares intellectuels Juifs français contemporains que Manitou (Rav Leon Ashkenazi zatsal) déclarait publiquement estimer.