L’antisionisme, une haine « autorisée »

Vladimir Jankélévitch, auteur de « L’Imprescriptible », a compris très tôt que l’antisionisme deviendrait le paravent de l’antisémitisme.

Qu’inspirerait à Vladimir Jankélévitch la tragédie d’Israël, de l’horreur du 7 Octobre à un enlisement dans le traquenard du Hamas qui l’isole sur la scène internationale ? La question restera sans réponse. Mais son œuvre, variation légère et profonde sur les thèmes de l’irréversible et de l’inachevé, éclaire les tourments de la conscience juive.

La Seconde Guerre mondiale constitue un traumatisme fondateur dans la vie de cet intellectuel issu d’une famille russe ashkénaze, révoqué de l’enseignement public par le régime de Vichy. La Shoah, crime commis contre l’humanité mais dirigé contre un seul peuple, sera pour lui inexpiable : « Lorsqu’un acte nie l’essence de l’homme en tant qu’homme, la prescription qui tendrait à l’absoudre au nom de la morale contredit elle-même la morale », écrit-il dans L’Imprescriptible (1965). Jankélévitch, devenu professeur de philosophie morale à la Sorbonne, vivra à jamais dans la hantise des souffrances qui lui ont été épargnées : « Cette agonie durera jusqu’à la fin du monde. »

« L’alibi le plus redoutable »

Selon lui, l’antisémitisme, irréductiblement singulier, diffère du racisme non par sa gravité, mais par sa nature : le Juif n’ayant pas de traits physiques reconnaissables, cette aversion est « la peur de l’imperceptiblement autre ». Soutien à la fois indéfectible et critique de l’État d’Israël, il décèle très tôt le retour insidieux de la haine antijuive sous le déguisement de l’antisionisme. Après la guerre des Six-Jours, en 1971, il ironise sur ses nouveaux oripeaux : « L’antisionisme est l’antisémitisme justifié, mis enfin à la portée de tous. Il est la permission d’être démocratiquement antisémite. Et si les Juifs étaient eux-mêmes des nazis ? Ce serait merveilleux. » Il complète cette analyse, en 1975, dans une lettre publiée par la revue Informations juives :« L’antisionisme est actuellement [l’]alibi le plus redoutable, [le] camouflage le plus dangereux [de l’antisémitisme]. C’est l’aubaine inespérée, l’introuvable prétexte, la motivation providentielle ! Avoir le droit, et même le devoir, de haïr les Juifs dans l’incarnation que représente et résume Israël, il fallait y penser ! Tel est le trait de génie de la perversité antisémite : il permet de rassembler, de justifier tous les instincts nazis, et (ce qui est un comble) leur donne une légitimation “démocratique”. » Une intuition visionnaire.

Chez ce penseur du déchirement, Israël représente la « conscience du monde d’aujourd’hui », une dette contractée par les autres pays « pour tout ce qu’ils n’ont pas fait ; pour tout ce qu’ils auraient dû faire ». Mais ce pays porte aussi une formidable promesse. Aux yeux de cet homme de gauche, Israël ne saurait être un État-nation comme les autres, au risque de verser dans le nationalisme et l’impérialisme. Il doit plutôt demeurer une sorte de « patrie mystique », une « Terre promise éternellement compromise ». Loin de plaider pour une fixation de tous les Juifs à l’intérieur de ses frontières, Jankélévitch voit dans leur dispersion à travers le monde une « sollicitation à chercher toujours ailleurs, toujours au-delà ». Israël deviendra, à cette condition, le modèle d’une « tension créatrice », rompant les barrières nationalistes pour faire place à des « confins ouverts », analyse la professeure de philosophie Enrica Lisciani-Petrini dans la revue Cités. Car c’est du mouvement, réel comme symbolique, que viendra le salut du peuple juif. « Ce qu’il faut opposer à la vocation minoritaire, c’est la haine de la fatalité », assure-t-il. Pour Jankélévitch, le futur n’est pas nécessairement la répétition du passé. Une profession de foi d’une saisissante actualité.

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        <STRONG>Mythique. </STRONG>Le philosophe à la Sorbonne en 1976. Un documentaire sur LCP (<I>Penser la vie,</I> le 2 juin) retrace son parcours.</FIGCAPTION>
Mythique. Le philosophe à la Sorbonne en 1976. Un documentaire sur LCP (Penser la vie, le 2 juin) retrace son parcours.

 

Un éternel enfant à la voix fluette et à la raie blanchie de notable de province, qui distille ses aphorismes devant des étudiants sous le charme. Un homme tout à la fois anxieux et malicieux pour qui la « musique est la forme la plus proche de la pensée ».

Un penseur rétif aux embrigadements, dont la droiture intellectuelle et morale nous manque aujourd’hui.

Ainsi apparaît Vladimir Jankélévitch dans le documentaire de Fabrice Gardel et Mathieu Weschler, Penser la vie, diffusé le 2 juin sur la chaîne LCP. Y témoigne, entre autres intervenants, Françoise Schwab, éditrice des œuvres posthumes du philosophe. Rencontrée par Le Point, elle nous parle encore avec émotion de son « maître et ami », quarante ans après sa disparition : ses dîners hebdomadaires quai aux Fleurs, sur l’île de la Cité, son rituel du thé à 17 heures, son pas pressé quand il rentrait chez lui pour écrire.

Et dans ses souvenirs passe un peu de la mélancolie élégante du penseur : « Rien ne le rendait plus triste que les occasions manquées et les adieux… »

Parmi les autres projets de cette femme infatigable et au rire cristallin, une réédition de sa correspondance, Une vie en toutes lettres (1995, Liana Lévi), dans les mois à venir, avec une préface inédite.

La biographe de « Janké » (Vladimir Jankélévitch. Le charme irrésistible du je-ne-sais-quoi, Albin Michel, 2023), coordonnatrice, avec Pierre-Alban Gutkin-Guinfolleau et Jean-François Rey, d’un Cahier de L’Herne (L’Herne, 2023), envisage aussi de réunir sous forme de CD les entretiens qu’il a donnés sur le thème de la musique.

Elle prévoit enfin de publier quelques lettres, des « coups de gueule » jusque-là restés dans ses tiroirs § S. D.

Le Point et Jforum.fr

La rédaction de JForum, retirera d'office tout commentaire antisémite, raciste, diffamatoire ou injurieux, ou qui contrevient à la morale juive.

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