Viande rouge et cancer colorectal mieux compris.

En croisant pour la première fois des données épidémiologiques sur les modes de vie et des données sur l’ADN, des chercheurs de Harvard montrent qu’une alimentation très fortement carnée peut altérer le génome.

Depuis que le Centre international de recherche sur le cancer, une agence de l’Organisation mondiale de la santé, a classé, en 2015, la viande rouge (bœuf, porc, veau, mouton, etc.) « cancérogène probable » et la viande transformée (charcuteries, saucisses, etc.) « cancérogène avéré », le risque lié à la consommation en quantité élevée de viande rouge de développer certains cancers, en particulier le cancer colorectal, ne fait plus de doute.

Mais le débat reste ouvert parmi les scientifiques sur le mécanisme biologique en jeu : la viande en tant que telle est-elle la cause de ces cancers, notamment au travers du fer héminique qu’elle contient ? Les additifs nitrités, ajoutés dans les processus de transformation d’un grand nombre de charcuteries, peuvent-ils favoriser la formation de tumeurs ? Ou bien d’autres facteurs liés à la cuisson des aliments, ou au mode de vie des individus, peuvent-ils entrer en jeu ?

Une étude publiée jeudi 17 juin dans la revue d’oncologie Cancer Discovery, une revue avec un fort facteur d’impact académique, vient d’apporter une importante pierre à la compréhension du processus en jeu. Pour la première fois, des chercheurs de l’école de médecine de Harvard, aux Etats-Unis, ont mis en évidence l’existence d’une signature génétique spécifiquement liée à une forte consommation de viande rouge. En s’appuyant sur trois vastes cohortes de suivi épidémiologique américaines, qui compilent des données de 280 000 personnes depuis les années 1970-1980, l’équipe de Harvard cherchait au départ à identifier « les différentes empreintes génétiques que l’on observe dans les tumeurs colorectales », précise Carino Gurjao, chercheur français à l’Institut du cancer Dana-Farber et premier auteur de l’article.

Plus de 150 grammes par jour

Au total, les données de 900 patients ayant développé un cancer colorectal ont été retenues pour cette analyse. Un séquençage ADN de cellules du côlon a été réalisé, à la fois sur des échantillons sains et des échantillons cancéreux. Les patients étudiés ayant renseigné depuis le début de leur suivi leurs habitudes alimentaires, les chercheurs ont pu comparer leurs observations sur l’ADN et le mode de vie de ces individus.

« C’est la première fois qu’on a une base de données de cette envergure, ce qui a permis de combiner étude de l’ADN et du régime alimentaire », poursuit M. Gurjao, qui s’est dit « surpris de trouver dans ces cellules une signature alkylante [une altération du génome], qui est la signature génétique attendue des composés nitrosés ». Les composés nitrosés mènent en effet directement à la piste de la viande rouge : ils sont dus non seulement à l’hémoglobine du sang, mais aussi aux additifs nitrités dans les viandes transformées.

En mettant en regard la présence d’un fort niveau d’alkylation des cellules et les modes de vie des patients, les chercheurs ont observé un schéma récurrent : une très forte consommation de viande rouge chez ces individus – plus de 150 grammes par jour, soit l’équivalent d’un steak par jour (en France, la moyenne de consommation se situe à 50 grammes par jour). A l’inverse, d’autres variables alimentaires – comme la consommation de poisson ou de poulet –, le tabagisme, l’activité physique ou la consommation d’alcool, ne présentaient pas d’association significative avec cette signature alkylante.

Restait encore à comprendre les conséquences de cette altération de l’ADN. « Une fois cette signature alkylante identifiée, nous avons aussi cherché à prédire les gènes qu’elle affecte, détaille Carino Gurjao. Nous avons observé que cette signature a une forte probabilité de muter le gène KRAS, qui est un oncogène puissant. » Avec la découverte de cette empreinte génétique, l’équipe de Harvard donne ainsi un coup d’accélérateur à la compréhension du lien moléculaire entre consommation élevée de viande rouge et développement de composés oncogènes.

« Données solides »

« Ce sont des données solides, très intéressantes et qui renforcent la plausibilité mécanistique du lien entre viande rouge et cancers colorectaux, commente Fabrice Pierre, chercheur à l’Inrae-Toxalim. Mais ça ne permet pas encore de dire que l’histoire est terminée et de démontrer un lien de causalité. » En travaillant sur des modèles animaux et cellulaires, l’équipe prévention et promotion de la cancérogenèse par les aliments, qu’encadre Fabrice Pierre à Toulouse, est arrivée à une conclusion proche de celle des chercheurs américains de Boston : l’hypothèse la plus forte est que le fer présent dans les produits carnés, qui permet de lutter contre l’anémie, oxyde également les lipides du régime alimentaire, ce qui a un effet sur l’alkylation de l’ADN, tout comme les nitrites présents dans les charcuteries.

« C’est la première fois qu’on a l’évidence, avec une étude d’une grande force méthodologique, d’un lien fonctionnel réel entre la consommation de viande rouge en quantité très élevée, et le développement de cancers du côlon », réagit Iris Pauporté, déléguée à la recherche à la Ligue contre le cancer. Pour cette spécialiste en génomique des cancers, l’intérêt de ces travaux est triple : en matière de prévention, pour identifier des individus prédisposés à développer ce type de cancer ; pour faire de la détection précoce, la signature alkylante ayant également été observée dans des cellules saines du côlon ; et pour développer des traitements qui stopperaient le processus mutationnel de l’ADN.

En France, le cancer colorectal est le deuxième cancer le plus meurtrier chez l’homme, et le troisième chez la femme, avec 17 000 décès par an. Les chercheurs de Harvard montrent avec leurs travaux que les patients qui présentent le plus fort niveau d’alkylation des cellules ont un risque de mortalité 47 % plus élevé que les autres. « Il est donc important d’identifier cette empreinte génétique au plus tôt, abonde Carino Gurjao, notamment pour les individus prédisposés aux mutations alkylantes. Cela pourrait permettre de prévenir leur cancer ou de le traiter à un stade plus précoce. »

Des préconisations peu suivies

Mais, pour Fabrice Pierre, la prévention la plus efficace reste le dépistage par l’analyse des selles, et dans un second temps par coloscopie : « La prévention, c’est d’abord par ce dépistage régulier à partir de 50 ans, et par les choix nutritionnels, en respectant les recommandations du Programme national nutrition santé. »

Les autorités sanitaires françaises recommandent de ne pas excéder 500 grammes de viande rouge par semaine, de privilégier la volaille et de limiter la charcuterie à moins de 150 grammes hebdomadaires. Mais ces préconisations restent peu suivies : selon l’enquête Esteban 2014-2016 de Santé publique France, deux tiers des Français (63,2 %) dépassent ces seuils pour la charcuterie, et 32,4 % pour la viande rouge.

Pour Fabrice Pierre, au vu de l’adhésion relative de la population à ces messages de santé publique, il faut également suivre d’autres pistes, comme compenser l’effet du fer de la viande, en la cuisinant avec des marinades antioxydantes par exemple, ou en reformulant les produits de charcuterie. L’équipe toulousaine mène actuellement une étude sur les alternatives aux nitrites, et rendra ses conclusions en début d’année 2022.

Mathilde Gérard

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