Les confessions d’une chercheuse franco-israélienne sur son enfance en France

Stéphanie É. Binder, pratiquante, veut régler ses comptes à travers le portrait de Tertullien, premier auteur chrétien à écrire en latin

Stéphanie (Élodie) Binder - EverybodyWiki Bios & WikiFemme au bord de la crise de foi. Ou quand une chercheuse franco-israélienne pratiquante se confesse à travers le portrait de Tertullien, premier auteur chrétien à écrire en latin. Un rendez-vous inattendu et un exercice d’ego-histoire érudit, intime, douloureux, déroutant. Et courageux, comme souvent les témoignages abordant les conflits intérieurs. Ceux qui travaillent Stéphanie É. Binder le sont d’autant plus qu’ils touchent au religieux, sujet aussi délicat que disruptif et éruptif.

Tout surprenant et anachronique qu’il apparaît d’emblée, le lien entre le chrétien africain et la jeune femme juive se dessine au fil des pages. Ces deux-là étaient décidément faits pour se rencontrer, à l’aune de leur chemin et de leur combat respectifs. En l’absence de Tertullien, le Times of Israël a pu poser quelques questions à Stéphanie Binder, de passage à Paris pour présenter son livre.

Le Times of Israël : Les premières années de votre vie se sont déroulées en France, « dans le cocon d’une école confessionnelle » : un cercle fermé qui rendait votre quotidien étanche à la fréquentation de non-Juifs ?

Stéphanie É. Binder : Un cercle complètement fermé à l’intérieur duquel se trouvaient les médecins que nous consultions, les pharmaciens chez lesquels nous allions chercher les prescriptions, les boulangers et les épiciers dont nous étions clients et ainsi de suite !

À vous lire, vous avez découvert le monde catholique à travers le film d’Etienne Chatiliez, « La vie est un long fleuve tranquille ». Qu’une parodie aux personnages ubuesques chargés de tous les stéréotypes sociaux vous ait servi de repère et continue de vous accompagner aujourd’hui n’apparaît pas d’emblée comme une base de travail des plus scientifiques et des plus fiables pour une chercheuse…

Des traits ubuesques, certes, mais les personnages du film sont également très représentatifs. Ils ont incarné l’un de mes premiers contacts avec cet univers et plus tard, je les ai rencontrés dans la réalité. Et je les ai reconnus ! La vie des gens n’est évidemment pas forcément celle des personnages d’un film, quel qu’il soit. Reste que celui-ci fut ma porte d’entrée dans ce monde.

Après votre alyah, vous avez poursuivi un cursus universitaire lié aux rapports entre Juifs, Grecs, Romains et chrétiens dans l’Antiquité. Faut-il déjà y déceler votre « attirance pour le christianisme sous toutes ses formes » ?

Le catholicisme a été attirant à partir du lycée. Cela tenait à la façon dont certains de mes camarades vivaient. Le dimanche, j’avais pris l’habitude d’accompagner une amie à l’aumônerie. Je n’assistais pas aux cours de catéchisme mais je percevais quelque chose qui, sans être très éloigné de ce que j’expérimentais au sein de mon mouvement de jeunesse juive, était tout de même différent : un autre monde, une autre façon de vivre qui m’impressionnaient et surtout attisaient ma curiosité. J’avais envie d’en savoir plus.

En Israël, j’ai commencé mes études supérieures en lettres classiques avec au programme, comme au lycée, Platon, Cicéron et toute la clique. Je me suis retrouvée dans un département où j’étais très souvent seule en cours car les autres élèves étaient en première année de latin et de grec que je lisais dans le texte, avec des professeurs qui d’ailleurs, pour la plupart, n’étaient pas hébraïsants. J’ai acquis mon hébreu à la Midrasha, l’Institut d’Etudes religieuses de l’Université de Bar-Ilan. C’est là que j’ai suivi des cours de religion juive. J’y ai là aussi découvert un autre monde : il ne s’agissait plus, comme en France, de lire un commentaire de Rachi et de le traduire sans réfléchir sur le fond. Pour en revenir à mon cursus, quand on m’a proposé, au bout de trois ans, de commencer directement mon doctorat, j’ai décidé de ne pas continuer sur le « classique classique ».

C’est donc pour rompre avec les auteurs traditionnels classiques que vous avez jeté votre dévolu sur Tertullien ?

C’est d’abord la raison pour laquelle je me suis focalisée sur la fin de l’Antiquité, période qui a marqué le début du christianisme. J’avais envie de travailler sur ce moment charnière qui allait me permettre de changer d’époque et de monde. Voilà comment j’en suis arrivée à Tertullien qui se situe à ce point précis.

Tertullien nous entraîne à Carthage (Tunisie actuelle) dont vous dites qu’elle a presque entièrement engendré « la culture occidentale (judéo) chrétienne telle que nous la connaissons aujourd’hui ». Comment expliquer l’importance carthaginoise de l’époque ?

Les guerres puniques ont été les premières guerres mondiales dans la mesure où elles opposaient tous les alliés de Rome contre tous ceux de Carthage. C’est le fait que Rome a défait Carthage qui en a fait une puissance mondiale. La question s’est ensuite posée de savoir ce que la Rome victorieuse allait faire de sa rivale africaine vaincue : fallait-il la raser et l’oublier afin d’éviter, en s’y installant, de se laisser gagner par ses rites, ses mœurs et ses dieux ? Il a finalement été décidé de s’y installer. Ainsi l’Afrique est-elle devenue le grenier de Rome. Selon moi, Tertullien s’est opposé à cette romanisation. En réalité, comme je l’explique avec le cas de l’Empereur Septime Sévère, une grande partie de la population était pro-romaine. Elle a non seulement activement participé à ce mouvement de romanisation mais elle a aussi essayé d’instaurer une fusion entre la culture locale et la culture romaine. Les Africains ont essayé de créer une nouvelle civilisation dans laquelle la culture romaine s’intégrait à la culture locale. C’est un peu d’ailleurs ce qui s’est passé dans le monde hellénistique avec Alexandre le Grand et la construction de son empire.

Plaque en mosaïque arborant le nom de la rue Septime Sévère stipulant « EMPEREUR ROMAIN 193 A 211 DE SOUCHE AFRICAINE ». (Autorisation)

On en sait peu sur Tertullien – Quintus Septimius Florens Tertullianus – né entre 150 et 160 de l’ère chrétienne. On apprend, dans votre livre, que son père était centurion dans l’armée romaine en Afrique, qu’il a bénéficié d’une éducation classique de haut niveau, qu’il était un rhéteur émérite et, surtout, un moraliste. Pourquoi est-il tombé aux oubliettes ?

Lors d’un séjour à Tunis, j’ai pu vérifier que tout le monde ou presque pouvait parler de Tertullien. Le fait est qu’il a été considéré comme hérétique, ce qui aujourd’hui, dans la recherche, n’est plus unanimement accepté, en dépit de quelques « dinosaures » qui continuent à le considérer comme tel.

« Certains lui accordent le titre de « Père de l’Eglise », d’autres, majoritaires, le lui refusent »

Il n’a jamais été canonisé…

Certains lui accordent le titre de « Père de l’Eglise », d’autres, majoritaires, le lui refusent, bien qu’il ait contribué à fonder le christianisme. Il faut souligner que, sa vie durant, Tertullien a combattu les hérétiques. La plupart de ses traités s’élèvent contre différents courants hérétiques. Le fait qu’il les a combattus signifie qu’il les connaissait et que ses choix avaient été faits en connaissance de cause. Son but était de promouvoir le christianisme.

Promouvoir le christianisme en braconnant dans les autres religions : n’est-ce pas ce qui lui a valu de ne pas passer à la postérité ?

S’il a regardé ailleurs, c’est pour mieux attaquer les hérétiques. Reste qu’il existait des courants qu’il ne considérait pas comme hérétiques et dans lesquels il se retrouvait. Il ne les a pas adoptés mais il a trouvé le moyen de les utiliser.

« Le judaïsme sous-tend son christianisme »

Dont le montanisme et le judaïsme, comme l’expliquent vos pages consacrées aux Juifs au temps de Tertullien et à son traité Adversus Judaeos (Traité contre les Juifs) au sujet duquel les avis sont, vous le rappelez, partagés. Vous citez le chercheur Claude Aziza qui, au-delà de l’intérêt de Tertullien pour le judaïsme, développe l’idée selon laquelle il se serait presque converti au judaïsme avant de se tourner vers le christianisme…

Le judaïsme serait plutôt précurseur de son christianisme alors que le montanisme est venu le compléter. Ce dernier est devenu un courant hérétique finalement rejeté par l’Eglise et ce, après la mort de Tertullien qui n’était plus là pour se défendre et pour arguer qu’il n’avait fait qu’utiliser certaines des idées qui lui plaisaient et qui servaient son propos.

Son inclination pour le judaïsme, fût-elle opportuniste, n’expliquerait-elle pas aussi l’impopularité de Tertullien ?

Je ne pense pas. Le judaïsme sous-tend son christianisme qui est teinté de judaïsme. Nous sommes à une époque où les élites avaient décidé de ce qui faisait d’un juif un juif et d’un chrétien un chrétien. Au milieu, il y avait le peuple qui n’était pas encore très décidé. Des Juifs pensaient que Jésus était le messie, des chrétiens mangeaient casher…

Pourquoi a-t-on évoqué à son sujet une démarche « toute rabbinique » ? Son sens de la rhétorique ?

Son sens de la rhétorique mais surtout sa façon de traiter les Souguiot (textes allant de la Guemara à la Halah’a, en passant par Richonim et Ah’aronim, qui traitent des grands sujets d’approfondissement). On constate, dans son traité sur l’idolâtrie, une similitude de démarche et d’approche avec le traité des rabbins sur ce sujet. Les mêmes points y sont parfois débattus et les réponses apportées sont les mêmes.

Le judaïsme est toujours en recherche d’une façon de pouvoir être appliqué dans un environnement hostile tandis que, de son côté, Tertullien vient d’un monde où tout ce qui touche aux mitsvot a été a priori aboli. Il n’y a donc plus de règles. Sauf que sans elles, il n’y a plus de différences entre les chrétiens et ceux qui ne le sont pas. Tertullien rétablit les règles. On en arrive dès lors à deux extrêmes opposés recourant aux mêmes solutions, l’un parce qu’il veut alléger et adapter ses règles, l’autre par volonté de réinstaurer des règles là où elles sont tombées.

« Toutes les façons dont j’ai abordé les relations entre juifs et chrétiens, toutes les réponses que j’ai apportées aux questions que je me posais, sont motivées par mes expériences d’enfance. »

Vous n’échappez pas à l’ère de la « réflexivité » qui préside aux créations littéraires dans lesquelles l’auteur « s’auto-raconte ». Chez les chercheurs, vous citez les titres « Roland et moi » et « Proust et moi » respectivement envisagés, pour leurs conférences, par Antoine Compagnon et, avant lui, Roland Barthes. Dans quelle mesure Tertulllien s’est-il introduit dans votre vie de chercheuse : vos années dans un lycée public parisien où vous avez été « rabrouée, malmenée, punie et raillée » pour votre orthopraxie par les enseignants, les équipes pédagogiques et les élèves, Juifs et non-Juifs ?

Surtout les Juifs. Tout part de là. La motivation première de ce livre est d’exorciser ce traumatisme d’enfance, cette boule au creux de mon ventre. C’est lui qui a également motivé l’intégralité de ma recherche. Toutes les façons dont j’ai abordé les relations entre juifs et chrétiens, toutes les réponses que j’ai apportées aux questions que je me posais, sont motivées par mes expériences d’enfance. La question est : ces expériences ont-elles un véritable écho que je retrouve parce que je le reconnais dans les textes de Tertullien ou l’ai-je inventé ? Cette interrogation travaille le livre dans lequel je questionne aussi la capacité de tout un chacun à être objectif.

Ces années de lycée, qui donnent au livre des pages très fortes, ont sinon motivé du moins précipité votre alyah. Vous parlez de « traumatisme » mais aussi, pour certains de vos camarades, de tentation ou de tentative de suicide…Et même, s’agissant de suicides, on peut parler, dans notre lycée, de réussites pour des jeunes filles juives…

Pour quelles raisons ?

Je ne sais pas. Mais ce qui est sûr, c’est que l’ambiance, la pression et la façon dont nous étions traités y étaient pour quelque chose.

On doit à la vérité de dire que vous précisez que ce ressenti est « le lot d’élèves à la sensibilité trop exacerbée »…

Oui et je dois avouer que j’ai été très impressionnée, en retrouvant des copains de classe, de constater qu’ils ne partageaient pas du tout mon ressenti sur ces années scolaires dont ils n’avaient absolument pas gardé le même souvenir que moi !

Votre lien à Tertullien semble pour beaucoup tenir à la question de la foi…

Dans le judaïsme contemporain, il me semble que les gens s’attendent à ce qu’on ait la foi. Chacun à sa manière, avec son approche, sa définition de Dieu et sa façon de s’arranger avec Lui. Ceux qui n’ont pas de doutes ont eux aussi leur propre façon d’approcher la religion. Il y a ceux pour qui c’est simple et ceux pour qui – selon moi les plus nombreux -, c’est compliqué…

On pense à Athènes et Jérusalem (1937), l’essai de philosophie religieuse de Chestov, aboutissement de la réflexion de l’écrivain russe sur l’opposition entre la sagesse philosophique (Athènes) et la révélation religieuse (Jérusalem »)…

Un sujet également abordé par Philon d’Alexandrie qui avait déjà ce genre de problème ! Mais la réflexion de Philon est totalement formatée par les approches grecques. C’est l’un des autres leitmotiv du livre : on n’arrive pas vraiment à faire du neuf. Nous avons des références culturelles, une boîte à outils particulière et nous ne pouvons pas penser le monde avec les outils que nous n’avons pas.

« S’il n’y avait plus cette orthopraxie, ces mitsvot, ces pratiques religieuses, s’il suffisait de se « sentir juif » en fêtant par exemple Hanoukka ou en faisant un Seder à Pessah, que resterait-il ? Rien. »

Votre livre ne manque pas de passages sincères et courageux dans lesquels vous abordez votre absence de foi. Votre orthopraxie, aussi pesante soit-elle, est-elle l’alternative au manque de foi, le garde-fou, le cran de sûreté verrouillant la loyauté envers l’enfant que vous avez été et l’éducation que vous avez reçue ?

Oui. Par ailleurs, la classiciste que je suis ne peut s’empêcher de considérer ce qui est arrivé aux Grecs et aux Romains. Le judaïsme a perduré. Nous avons réussi à garder notre religion, à la faire évoluer, de façon graduelle et sous la surveillance de ses docteurs. On est Juif par tradition. S’il n’y avait plus cette orthopraxie, ces mitsvot, ces pratiques religieuses, s’il suffisait de se « sentir juif » en fêtant par exemple Hanoukka ou peut-être en faisant un Seder à Pessah, que resterait-il ? Rien. D’aucuns, après tout, peuvent s’interroger sur l’intérêt de faire perdurer une religion. Pour moi, c’est au contraire important : nous l’avons maintenue jusqu’à aujourd’hui, nous devons continuer.

Le jeune héros du dernier roman de David Foenkinos, Numéro deux (Gallimard) évoque un sentiment de « confusion émotionnelle comme accentuée par la conscience qu’il avait de se trouver dans un train roulant sous la mer ». Le questionnement qui vous hante, dites-vous, atteint son paroxysme quand vous êtes en avion. Comment s’est passé votre voyage pour venir, de Tel Aviv, présenter votre livre ?

J’ai dormi…

Serait-ce le signe que la tentation « d’autres mouvances du judaïsme » voire « d’une conversion libératrice à ce christianisme tellement plus amène envers ses fidèles », dont vous faites état dans le livre, vous a quittée ? Vous convertiriez-vous ?

Non. Je suis née Juive. Je ne vois pas pourquoi je changerais. Dans le livre, je parle de la marmite dans laquelle Obélix est tombé à sa naissance…

Autre lien : celui qui nous concerne, par alliance, et qui permet de brosser, en connaissance de cause, le portrait d’une jeune femme qui n’a jamais laissé paraître que son orthopraxie sans faille pût dissimuler une telle souffrance et une telle détresse. Comment a réagi votre entourage immédiat ?

Mes parents étaient bien conscients de ce qui se passait. Je ne suis d’ailleurs pas loin de penser qu’ils ont, à un niveau moindre, les mêmes problèmes. J’en ai hérité et ce qui n’est pour eux qu’une interrogation avec laquelle ils composent est devenu le problème essentiel de ma vie. Quant au reste de la famille, à part ma grand-mère paternelle qui a été très surprise, je n’ai pas encore eu de réactions.

Et votre entourage professionnel ?

J’attends les réactions. Mais il faut dire que tout cela n’est pas sorti d’un coup. J’en parle. En réalité, ceux qui, au quotidien, me sont proches savent que cette histoire m’a construite. Cette histoire, c’est moi. Ce qui est nouveau, c’est de l’avoir écrite et de pouvoir enfin la regarder en face.

Et vos enfants ?

Ils n’ont pas lu le livre. J’essaie de les protéger, autant que je le peux. De toute façon, bien qu’ils aient appris le français très jeunes, ils lisent plus volontiers en anglais.

Ce livre sera-t-il traduit ?

Non. Je suis venue régler mes comptes avec mon enfance qui s’est déroulée en France. Je tourne la page. Je pense que ces problématiques sont spécifiquement liées à la vie en France. Encore que j’ai rencontré une chercheuse américaine qui a eu le même genre d’expérience. Et récemment, j’ai dîné avec une Anglaise qui me racontait qu’elle avait eu cours le vendredi après-midi et que le directeur de l’école avait en personne calculé, de façon très précise, le temps qu’il avait jugé nécessaire pour qu’elle rentre chez elle. Il ne lui accordait pas une minute de plus pour le faire.

« Les chercheurs israéliens prennent plus de risques »

Pour une jeune femme timide qui se dit difficile à déloger de sa zone de confort, vous y allez fort, comme Amélie Nothomb lorsqu’elle descend dans le « sous-marin » de son écriture. Chez vous, tout y passe, des débats sur l’innovation en matière halakhique à la recherche française que vous jugez, à travers des publications « minutieuses mais sans éclat », très frileuse. Quelle est votre légitimité, d’Israël, pour asséner ce jugement sur la recherche française ?

J’ai été éduquée dans ce système, je sais comment il fonctionne. Le chercheur est bridé. Et puis, j’ai des collègues en France. Le monde de la recherche classique et patristique n’est pas si grand et les chercheurs se connaissent tous plus ou moins. Certains de mes collègues, très brillants, brisent les cadres mais nombreux sont ceux qui ne prennent pas de risques. Ils décortiquent les textes de façon hyper rigoureuse et au-delà de ce processus de « décortication » et d’étude de texte linéaire, il n’y a pas d’avancée extraordinaire. Les chercheurs israéliens prennent plus de risques. Les américains également. Quitte à dire parfois n’importe quoi et à changer d’avis quand on le leur fait remarquer. Mais au moins ont-ils publié. Les départements sont financés par le nombre de publications et l’avancement des chercheurs se fait au poids… Les Français ne prennent pas ce risque. Peut-être sont-ils plus consciencieux.

On vous suit quand vous tancez les indignations sélectives liées à la bien-pensance et à la cancel culture très implantées dans l’enseignement supérieur ; on pourra vous trouver un peu radicale quand vous dites que depuis Tristan et Yseult et La Princesse de Clèves, « on a rarement réinventé la littérature » mais ne pensez-vous pas que d’aucuns, piqués par vos observations, auront beau jeu de vous étiqueter comme une donneuse de leçons ?

Non. Donner des leçons n’est pas ce que j’ai l’intention de faire. J’observe, je constate. Certaines choses me conviennent, d’autres non et je le dis. Mais je ne suis pas là pour dire aux gens ce qu’ils doivent faire.

Ce livre érudit est intéressant à plus d’un titre, d’abord parce qu’il nous fait découvrir une figure majeure, charismatique et pourtant méconnue d’une époque charnière de l’Antiquité. La démarche psychothérapique, libératrice, « salvatrice » de l’écriture sur laquelle il repose est-elle à usage unique ou espérez-vous toucher un lectorat soumis aux mêmes tensions ?

Je n’ai pas de message mais j’ai un point de vue. J’essaie d’envisager les différentes façons de penser et en proposant la mienne, je veux donner à réfléchir. Encore une fois : les gens sont dans leur cadre, avec leurs œillères et ils n’envisagent pas les pensées de l’autre. Mon propos est de dire : certains pensent autrement et voilà la façon dont moi, je pense. Est-ce que vous pouvez la prendre en compte ? Reste que, même si à mes yeux, je suis très intéressante, l’essentiel était pour moi de donner à connaître Tertullien ! Le tout en étant honnête car c’est mon Tertullien !

Votre thérapie semble donc terminée…

J’ai encore plein de traumatismes sur lesquels je ne me suis pas attardée car j’étais « coincée » et il fallait que je me débarrasse de cette histoire. Je vais bientôt avoir quarante ans et il était temps de claquer la porte des années lycée.

Ce matériel traumatique en latence pourrait-il nourrir un prochain roman ?

Peut-être cet essai, qui n’est pas un travail totalement universitaire, est-il le premier pas vers le monde littéraire…

Le journaliste français de droite et candidat à la présidentielle de 2022, Eric Zemmour, présente le nom de son nouveau parti « Reconquête ! » lors de son premier meeting de campagne à Villepinte, près de Paris, le 5 décembre 2021. (Crédit : JULIEN DE ROSA / AFP)

Ne pensez-vous pas faire écho aux propos d’Eric Zemmour qui s’est récemment déclaré « fasciné par l’imprégnation du catholicisme en France », ajoutant que « Tout Français, quelle que soit sa religion, est un peu catholique » ? Ne craignez-vous pas d’être sollicitée pour apporter votre témoignage sur l’austérité du judaïsme ou d’être récupérée comme étendard du « caractère amène » du catholicisme ?

Je suis irrécupérable. Et je sais me défendre.

Stéphanie E. Binder, Tertullien et moi, Editions du cerf, 186 p, 20 €

par GHIS KORMAN  fr.timesofisrael.com

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