Stéphanie Roza, La gauche contre les Lumières ? (Fayard)

par Maurice Ruben Hayoun le 6.02.2020

 

On pourrait penser avant d’entamer la lecture sérieuse de ce sympathique petit ouvrage que le titre accrocheur ne dissimule rien de nouveau et qu’il se veut simplement accrocheur.

Il n’en est rien car si l’on fait fi de discours féministes militants qui n’apportent rien de neuf, il attire notre attention sur l’ambiguïté, réelle ou feinte, des idéaux du siècle des Lumières.

En effet, un débat philosophique a passé au crible l’intention profonde de ces mêmes idéaux avec des résultats contrastés, notamment dans des quartiers inattendus où l’on aurait cru que les valeurs les plus emblématiques de la gauche auraient reçu un meilleur accueil, comme la tolérance, l’universalité, l’égalité, la souveraineté infinie de la Raison, la haine de la persécution, la lutte contre la superstition, etc…

Ces valeurs étaient censées être de gauche et voilà que la droite classique les reprenait à son compte en les tirant singulièrement vers elle.

Se pose donc avec une certaine acuité la question suivante : quelle est la nature exacte des valeurs véhicules depuis près de deux siècles par les Lumières ? Et notamment au XIXe siècle et au cours du XXe siècle?

Déjà à la fin du XVIIIe siècle on avait repéré les premières critiques adressées à cette nouvelle approche ou vision du monde.

On reprochait aux Lumières de ne s’adresser qu’à une certaine frange de la population, d’être l’idéologie d’une certaine catégorie ou classe sociale, celle qui maitrisait la culture et l’argent (Kultur und Besitz).

Au fond, d’être une idéologie de droite, partisane du statu quo social et donc de favoriser le conservatisme. Ce qui semble être une idéologie de droite.

Or, quand on observe les valeurs initialement promues par la Révolution française on relève, sans le moindre risque d’erreur qu’elles sont de coloration un peu bourgeoises aujourd’hui.

S’agit il d’un contresens historique ? Peut-être pas selon moi , bien que l’ambiguïté demeure.

Ceci est assez bien illustré par le cas de Martin Heidegger dont les thuriféraires, français notamment, ont réussi à jeter le manteau de Noé sur un certain aspect de sa philosophie.

J’ai déjà eu maintes fois l’occasion d’en parler dans ces colonnes mais je n’arrive pas à résoudre l’aporie suivante : existe t il un lien impossible à détisser entre la vie concrète d’un homme, d’une part, et son œuvre philosophique, d’autre part ?

Le problème dans le domaine philosophique comme il s’est déjà posé jadis dans le domaine scientifique (la biologie), et, plus proche de nous, dans le domaine cinématographique.

Pour l’auteure, l’affaire est entendue mais c’est peut-être aller trop vite en besogne car des savants dont l’ancrage politique est absolument incontestable ont parfois livré des spéculations ou des conclusions assez inattendues.

L’auteure fait notamment référence à deux grands intellectuels juifs allemands Théodore Wiesengrund Adorno et Max Horkheimer de l’école de Francfort qui éditèrent un ouvrage intitulé La dialectique de la raison.

Ces deux philosophes-sociologues étaient pourtant très bien armés pour dévoiler le fond de la pensée de Heidegger et qui l’ont pourtant étrangement épargné…

Après Heidegger, c’est Michel Foucault qui est à son tour cité à comparaître devant le tribunal de l’histoire de la philosophie sociale.

Si j’en crois l’auteure qui semble bien connaître son affaire (pour ma part, je m’intéresse depuis toujours à un tout autre aspect de la spéculation philosophique), l’attitude de Foucault à l’égard des Lumières et de leurs héritage idéologique est plus qu’ambiguë.

Après avoir signalé que l’évolution de l’auteur de Surveiller et punir, qui serait passée, selon elle, du communisme au néolibéralisme, elle tente de montrer, avec une certaine justesse, il faut bien le dire, que Foucault a condamné tout l’héritage des Lumières, et notamment toute forme de socialisme qui en serait l’héritier direct ou indirect..

Pire encore que cela : les Lumières auraient, comme l’écrivait André Glucksmann dans les Maîtres-penseurs, eu un effet désastreux sur l’histoire future de l’humanité, générant, par la tyrannie de la Raison et de l’universalité, les pires maux de nos sociétés.

L’auteure cite des interviews et des recensions d’ouvrages au cours desquelles Foucault n’aurait pas émis de critiques à l’égard des thèses de Bernard-Henri Lévy selon lequel l’héritage de l’Aufklärung (vocable le plus souvent utilisé par Foucault) aura été pernicieux.

Si l’on s’en tient à cette approche, toute la modernité serait à manier avec précaution en raison de ses fondements contestables.

On a souvent reproché à la Raison (et ce, depuis Hegel) d’avoir cherché à imposer ses vues universelles à tous, sans que l’individu puisse se rebeller contre la loi qu’on cherche à lui faire admettre.

Cette manière de régir tout ce monde comme un bloc monothéique est évidemment inacceptable pour un philosophe.

Mais il est tout aussi dangereux d’accuser la Raison de tous les maux au motif qu’elle a soutenu de ses principes notre modernité.

Or, Foucault a bien écrit que tout ce qui a découlé des idéaux de cette Aufklärung a été désastreux, et notamment les différents types de socialisme…

ON ne peut tout de même pas nier que ce sont ces mêmes idéaux qui ont permis à l’Europe de devenir la puissance économique, culturelle et civilisationnelle que l’on connaît.

C’est le siècle des Lumières qui a conduit à l’Emancipation des juifs, dans le sillage de la Révolution française.

Même si, dans la même direction, on perçoit nettement des tentatives de libérer le Juif de son judaïsme (Karl Marx, et Bruno Bauer, par exemple), en gros, de le déjudaïser, toujours au nom de cette tyrannie de l’universel, une idée qui remonte à Hegel et à son système.

Le chapitre suivant porte le titre suivant ; l’anti-progressisme peut il être de gauche ? Faut il croire en une religion du progrès scientifique ? Faut il tomber dans les bras du scientisme, sans demander son reste ?

L’époque commence à se demander si cet esprit critique hérité des Lumières et notamment l’infinie perfectibilité de l’homme ne nous mène pas au bord du précipice, à savoir l’eugénisme et même les nazisme…

Il faut donc se demander si la voie dans laquelle s’engagent nos sociétés modernes porte en elle un avenir radieux ou s’il s’agit d’un influx délétère ? Cette problématique illustre à nouveau équivocité de l’Aufklärung.

L’auteure commence ce chapitre substantiel par cette opposition qui perdure dans l’histoire de l’humanité : entre le pouvoir et les sans pouvoir, entre les dominants et les dominés, ces derniers étant identifiés avec la classe ouvrière, les peuples sous-développés et, l’auteur ne les oublie jamais, les femmes.

Je ne sais plus où j’ai pu lire assez récemment cette phrase que je cite en substance : dans les replis les plus intimes de l’âme humaine se niche la volonté de dominer l’autre, de le soumettre, parfois même de l’écraser.

Et, en fin de compte, l’idée même de progrès, bonne en soi, a pu être accaparée par une certaine classe sociale contre laquelle ce qu’on nomme les masses laborieuses se sont dressées pour affirmer et parfois aussi conquérir leurs droits légitimes…

Le chapitre le plus long et le plus étoffé, en dépit de quelque verbiage, est intitulé L’anti-universalisme peut il être de gauche ?

L’auteure commence par dénoncer le dénuement et le désarroi des femmes migrantes, le plus souvent de race noire et triplement victimes : du système capitaliste, de maris violents et de racistes qui leur reprochent la couleur de leur peau.

Mais ce qui m’a le plus frappé, c’est la défiance de ces femmes africaines, éduquées ou illettrées, qui ne se sentent pas représentées ni défendues par des militantes… blanches !

Il y a aussi les remarques sensées contestant l’universalisme de l’Europe qui, au fond, ne représente qu’elle-même.

Or, l’Europe n’est pas le monde entier ni le centre du monde, même si cela a été le cas durant des siècles. Le leader du Vietminh a raison de formuler la critique suivante : Karl Marx a bâti sa doctrine de la philosophie de l’Histoire, vue d’Europe.

Ses conclusions ne peuvent pas prétendre à l’universalité et ne sauraient s’imposer au reste du monde. D’autres prémisses auraient conduit à d’autres

En imposant volens nolens sa propre vision du monde à d’anciens colonisés ou à des peuples non européens (les Arabes, les Musulmans, les Asiatiques, les Africains, etc…) l’idéologie dominante des colonialistes a, en quelque sorte, faussé les éléments du débat.

En clamant haut et fort que nos valeurs étaient les meilleures, héritées de la révolution française, axées autour des droits de l’homme et des idées de l’AufklÄrung, on introduisait sans vraiment s’en rendre compte une forte dose de sécularisation et de laïcité.

Ce qui ne manqua pas de dresser sur notre route des penseurs arabo-musulmans, basés en Amérique notamment qui ne cachaient pas leur désaccord et entendaient imposer par tous les moyens leur différence.

Il faut bien reconnaître, et la controverse entre Edward Saïd et Bernard Lewis l’a largement prouvé, que cette idéologie confortait une certaine supériorité de l’Occident (chrétien, al-gharb en arabe) sur l’Orient, principalement arabe et colonisé durant des décennies…

Le chef du Vietnam communiste avait déjà, en son temps, dénoncé les contradictions de l’Europe, proclamant de très beaux principes chez elle et les foulant aux pieds par ailleurs., soumettant des peuples entiers selon son bon vouloir.

On trahissait ainsi ses propres principes au nom de je ne sais quelle droit de civiliser les peuples indigènes…

L’auteure a le grand mérite d’appeler les choses par leur nom. Cette nébuleuse qui sape les fondements de la culture occidentale, judéo-chrétienne (elle n’utilise pas le mot) finira, tôt ou tard par se déclarer l’ennemi juré de la civilisation européenne, dont le fondement est constitué par les valeurs bibliques et évangéliques..

En somme, ces valeurs, ces idéaux de l’Aufklärung ne sont pas si universelles que cela… Et certains les attaquent sans se dissimuler derrière un verbiage idéologique abstrait. C’est une véritable confrontation entre deux systèmes, irréductibles l’un à l’autre.

Et derrière le rejet des idéaux des Lumières se trouve une critique acerbe des droits de l’homme dont l’expression en arabe, notamment dans la lexie de la presse concernée, est assez récente (Houkkouk al insane).

Nous avons affaire à une tout autre Weltanschauung. Et l’Occident ou ceux qui le gouvernent présentement font semblant de l’ignorer.

Même si, notamment par son chapitre terminal, ce livre se veut une œuvre socialiste militante, on lui saura gré d’avoir intelligemment montré que même les acquis aussi incontestables que ceux de la Révolution et des Lumières pouvaient être remis en question ou en cause. Et que la pensée critique n’a pas de limite, tant son objet s’étend à tout ce qui existe.

Maurice-Ruben Hayoun

Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à  l’université de Genève. Son dernier ouvrage: Joseph (Hermann, 2018)

La rédaction de JForum, retirera d'office tout commentaire antisémite, raciste, diffamatoire ou injurieux, ou qui contrevient à la morale juive.

S’abonner
Notification pour
guest

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

1 Commentaire
Le plus récent
Le plus ancien Le plus populaire
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires
jrl

Texte beau et profond de l’excellent professeur Ruben-Hayoun.