Stefan Zweig et les très riches heures de l’humanité (Belfond, 1986)

Maurice-Ruben Hayoun le 25.06.2020

Inépuisable, intarissable Stefan Zweig. Toujours et encore cette œuvre foisonnante d’un écrivain doté d’une grâce littéraire bien particulière : entrer dans la peau de ses personnages historiques, leur redonner vie, et mettre à leur service son indéniable talent d’écriture. Quelle plume, et aussi quelles belles traductions !.

J’ignore si les éditions Belfond existent encore mais il convient de les féliciter pour toutes les œuvres de Zweig publiées sous leurs auspices. Au début, je croyais que Zweig était surtout un nouvelliste puisqu’il s’était considérablement illustré dans ce genre précisément : tout le monde connaît Vingt-quatre heures dans la vie d’une femme pour ne citer que l’œuvre la plus emblématique. Et Dieu sait qu’il y en a bien d’autres. Mais il a écrit aussi des biographies romancées de personnages historiques.

Cet homme, je pourrais dire cet esthète, amoureux de l’art, de la beauté des femmes et de la vie en général, ce grand voyageur, naquit en 1881 dans une famille juive de Vienne. Le dérèglement des relations internationales a fait qu’il a subi deux guerres mondiales, que son pays natal a été battu aux côtés de l’Allemagne wilhelmienne pour être enfin, moins de vingt ans plus tard, annexé par les Nazis.

Puis ce fut le chemin de l’exil qui le conduisit de Londres à Petrópolis (Brésil) où il se suicida aux côtés de sa seconde épouse Liselotte Altmann, un fatidique vendredi 22 février 1942. Comme je l’avais écrit ici même, cet homme aurait reçu le prix Nobel de littérature s’il n’avait pas mis fin à ses jours, comme ses deux éminents collègues Thomas Mann et Hermann Hesse. Sans même oublier son mentor et ami Romain Rolland avec lequel il entretenait une correspondance assidue.

Le présent volume est un beau recueil des pages les plus glorieuses du genre humain, des pages qui ont changé le monde, élargi les perspectives de tous dans de très nombreux domaines. On a l’impression de vivre en direct cette passion de l’auteur pour l’histoire dont il dit, en reprenant une phrase de Goethe, que c’est l’atelier mystérieux de Dieu…

L’histoire, domaine de prédilection de notre auteur qui, dès le premier texte, portant sur la prise de Byzance, suite aux désaccords théologiques entre l’église d’Orient et l’église d’Occident, écrit cette phrase digne d’un grand philosophe : Mais les moments de raison et de concorde sont fugitifs dans l’histoire.

Cela m’a fait penser à une autre phrase, de Hegel notamment, qui souligne finement que l’Histoire est tragique : les années de bonheur de l’humanité sont les pages blanches de l’Histoire…

Si l’on s’en tient au propre vécu de Zweig, il s’agit là d’un verdict immuable. Et cette conquête turque sur l’Occident chrétien (Sainte-Sophie) allait ouvrir une longue période de déclin avant que la sagesse et l’ingéniosité occidentales ne reviennent à la première place et ne finissent par l’emporter, renvoyant définitivement l’empire ottoman à une existence fantomatique.

C’est même confirmé par le grand spécialiste très turcophile de cette période, qui analyse bien les raisons de ce déclin durable et qui perdure jusqu’à nos jours.

Cette prise de Byzance nous est racontée presque heure par heure par Zweig qui souligne bien l’absence de scrupule du potentat ottoman qui viole allègrement les promesses de paix et de bonne conduite avec ses voisins chrétiens.

Mais sa décision est prise depuis le début : il veut faire de la magnifique église Sainte-Sophie la plus grande mosquée au monde… A travers ses développements, Zweig veut montrer que seuls ceux qui scrutent l’Histoire pour en dévoiler les secrets survivent. C’est la d’ailleurs la gravité de la dernière phrase de ce récit : Mais dans l’Histoire comme dans la vie des hommes, le regret ne répare pas la perte d’un instant et mille années ne rachètent pas une heure de négligence.

Il ne faut pas chercher dans ce volume le moindre plan qui relierait entre elles des parties différentes ; il s’agit de mettre au jour des pics de l’humanité, comme par exemple, la découverte de l’océan pacifique par une série de conquistadores sans foi ni loi, qui, après maintes aventures dangereuses, écrivent une page glorieuse dans l’histoire de l’humanité.

Zweig montre très bien le caractère composite de ces individus qui ont toujours Dieu à la bouche, exhibent des images de la sainte Vierge, après avoir commis les pires atrocités en son nom. Cette bande de despérados entonne un cantique au nom du Créateur alors que précédemment ils ont exterminé tous les habitants d’un village et fait main basse sur leurs réserves d’or…

La chronique suivante évoque la résurrection de Georges-Frédéric Haendel (21 août 1741) . Zweig y déploie une sensibilité littéraire d’une très rare beauté. Il nous fait vivre cette terrible crise d’apoplexie qui frappa Haendel et le laissa à moitié paralysé durant près de six mois.

Son fidèle médecin soignant londonien le croyait perdu à tout jamais, à moins, dit-il, d’un miracle. Et ce miracle eut lieu dans la ville d’Aix la chapelle où le grand artiste vint prendre les eaux. Ceci lui rendit toutes ses forces.

Mais le vrai facteur déclenchait fut l’oratorio Le Messie qui s’empara du grand maître, le projetant dans un travail ininterrompu de plus d’un semaine, pratiquement sans boire ni manger.

Mais il se rattrapa bien vite puisqu’il dormit près de trente-six heures et, au réveil, dévora tout ce que son fidèle domestique lui servit.

Zweig décrit avec un style inimitable et une grande finesse d’analyse ce qui se passa dans l’âme du grand maître qui connut, grâce à ce magnifique oratorio une véritable résurrection.

Mais la mort ne se fit guère attendre : il perdit la vue, ses forces commencèrent de l’abandonner mais, ultime compensation, il mourut après avoir assisté ai triomphe de son œuvre.

Dans sa recherche passionnée des heures, des jours, des nuits les plus riches de l’humanité, Zweig s’arrête quelque peu sur la naissance de l’hymne national français ; il retrace la nuit agitée de ce capitaine du génie Rouget de Lisle, le 25 avril 1792, atteint d’une insomnie hautement créatrice puisqu’en quelques heures ce militaire crée un hymne éternel et qui fera le tour du monde. Mais Zweig ne s’en tient pas là, il résume la triste fin d’un homme qui n’eut de gloire que posthume car après tant de vicissitudes il finit par rejoindre dans la crypte des Invalides d’autres grands héros de la nation.

Et notamment ce grand Corse qui connut une journée fatidique, le 18 juin 1815. Napoléon avait confié au maréchal Grouchy, esprit servile et timoré, une importante mission à la tête d’un corps d’armée : suivre les Prussiens à la trace et empêcher absolument leur jonction avec les troupes anglaises, ce qui leur donnerait la victoire sur le camp français. Les hésitations du maréchal, plus habitué à obéir qu’à prendre des initiatives, ont signé la défaite de l’empereur.

Dans cet exemple précis, plus que dans tous les autres, Zweig analyse les ressorts secrets des faits historiques : est-ce l’Histoire qui génère les grands hommes ou est-ce le grand homme, l’être d’exception qui impose à l’Histoire la tournure qu’elle a prise ? Dans ce cas précis, l’homme (médiocre, moyen) n’était pas au rendez vous de l’Histoire. Et cette absence a pesé sur le développement de millions d’hommes et d’au moins deux siècles…

La prochaine rubrique est consacrée à l’élégie de Marienbad de Goethe (5 septembre 1823). Avec son art consommé du récit, Zweig nous présente un vieux poète au soir de sa vie, mais toujours amoureux de belles jeunes femmes. A soixante-quatorze ans il tombe amoureux d’une jeune fille de dix-neuf et charge un vénérable ami d’aller voir la mère de la belle et de lui demander la main de sa fille…

Le poète qui a échappé à une mystérieuse maladie, aussi soudainement disparue qu’elle était arrivée, redoute les qu’en dira t on… Et aussi les réactions de son fils qui n’attend qu’une chose : son héritage.

Troublé par le doute, affaibli par l’incertitude, le vieux maître rédige cette élégie qui sonne comme un adieu à cette vie de plaisirs et de joies qu’il a menée, lui le grand homme béni des dieux et adulé par les admiratrices.

Dans cette élégie, il sait que sa vie a changé, que ce n’est plus comme avant et que sa seule voie de sortie, la seule issue, est de parachever son œuvre. Et c’est ainsi qu’il se met à finir son Wilhelm Meister et Faust, l’œuvre de sa vie (Lebenswerk). Zweig a su brosser un portrait émouvant d’un homme qui découvre subitement que ses forces le quittent et qu’en fin de compte, il est mortel et qu’on ne meurt pas bonne santé…

Ce compte-rendu est déjà assez long, mais il me faut dire, au moins, des évocations de Dostoïevski et de Tolstoï… Du premier on peut lire un long et émouvant poème qui relate l’arrestation et la probable exécution par les armes d’une dizaine de condamnés.

Tout est décrit avec une précision judicaire : l’arrestation, le transport des prisonniers sur le lieu de l’exécution, le ligotage au poteau, le bandeau sur les yeux, la lecture du verdict… rien ne peut plus survenir pour sauver ces malheureux qui vivent leurs derniers instants lorsque le miracle finit par se produire.

Un officier survient et hurle : Halte ! C’est le Tsar qui a décidé d’accorder sa grâce aux condamnés et commué leur peine en quelque chose de plus doux… On lit le changement dans les yeux des condamnés dont la vie ne tenait plus qu’à un fil.

Le second passage sur cette magnifique littérature russe est un fragment puisque son auteur n’y a pas mis la dernière main.

C’est un beau volume de Stefan Zweig que nous tenons là. Un beau volume qui illustre bien cette passion très zweigienne de l’Histoire, ce gigantesque réel en devenir, pour reprendre un terme de Hegel et sa philosophie de l’Histoire…

Maurice-Ruben Hayoun

Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à  l’université de Genève. Son dernier ouvrage: Joseph (Hermann, 2018)

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