Qu’est-ce que le temps? Réflexions sur le passage à la nouvelle année

Nos contemporains ne se doutent nullement de la complexité de la problématique, qui se réduit à leurs yeux à un phénomène naturel qu’on ne remarque même plus.

Comment rendre compte du temps qui passe ? Et qui passe aux yeux de qui, par rapport à qui ? Le temps existe t il ? Quel rôle joue la notion de temps dans les religions monothéistes révélées ? Quel rapport l’homme entretient-il avec ce même temps ?

Le temps est-il une simple référence physique, une donnée parmi d’autres dans l’économie de l’univers ou a-t-il d’autres dimensions qui rendent nécessaire l’existence de l’Homme, d’une conscience humaine, laquelle mesure et vit intérieurement le temps qui passe et qui, du coup, n’est plus du temps mais de la durée ?

L’histoire de la philosophie nous enseigne que c’est Henri Bergson (si célèbre pour sa formule : le rire c’est du mécanique plaqué sur du vivant…) qui a arraché la notion de temps à cette définition purement mécanique qui nous vient en réalité d’Aristote et de sa Physique.

En effet, dans le livre VIII de cette même Physique, le Stagirite démontre que le temps est le nombre du mouvement. C’est-à-dire qu’il le mesure ; exemple : un cycliste fait 25 km à l’heure. Le temps mesure le mouvement, le rythme auquel notre cycliste se déplace.

Aristote qui fut le maitre d’Alexandre le Grand ne se doutait pas que les trois grandes religions monothéistes allaient se focaliser sur sa définition du temps et sur son éternité. Si vous demandez à Aristote mais quand donc le temps a t il commencé d’exister, il répond uniformément : le temps ne commence pas, il continue car il est éternel, il n’aura ni début ni fin.

Mais voilà, les penseurs des religions révélées (judaïsme, christianisme et islam) avaient besoin d’asseoir leur doctrine de la création du monde ex nihilo, à partir du néant. Mais ces penseurs butaient sur un verset, le tout premier de la Genèse, qu’on ne peut pas traduire par : Au commencement (Be-Réshit), même si c’est très souvent le cas dans translations très fautives.

Toujours en se fondant sur ce fameux livre VIII de la Physique, Maimonide lui-même, suivi par tant d’autres, était conscient du contresens suivant : si vous dites au commencement, cela impliquerait que le temps a pris naissance à un moment donné, à l’instant T. Et comme le temps est éternel et n’a pas de date de naissance, on serait obligé de supposer l’existence d’un pont T précédent, remontant toujours plus haut, ad infinitum.

Cela peut paraître très éloigné de la simplicité même d’un bon réveillon de la saint Sylvestre… Mais ce n’est pas vraiment le cas. Certes, l’homme moyen célèbre le passage d’une année à l’autre, sans se poser trop de questions. Est-ce que le monde est plus vieux, plus ancien, d’une année sur l’autre ?

Peut-être, mais les mesures du temps par l’humain sont lilliputiennes par rapport à l’âge de l’univers. Même les exagérations bibliques qui créditent Moïse de cent-vingt ans d’existence et les patriarches de bien plus, font pâle figure, comparées aux réalités de l’univers qui se comptent par millions d’années.

Qu’est ce qui distinguera 2018 de l’année précédente, de toutes les années qui l’ont précédée ? La note que la conscience humaine veut bien en prendre. Le comput actuel remonte à la naissance de Jésus, donc à la prise en compte d’un phénomène de portée religieuse mondiale ; les juifs ont un comput qui s’en réfère à la création du monde et les musulmans à la date d’un événement marquant dans l’existence de leur prophète, l’Hégire.

C’est dire l’influence de la foi sur la vie de l’homme dans ce monde. Il ramène l’âge de sa présence au monde à une date religieuse. Mais revenons à cette problématique de l’adventicité de l’univers, par opposition à la thèse contraire qui soutient l’éternité de celui-ci. Malgré les apparences, il ne s’agit pas d’une querelle byzantine.

Si vous admettez la seconde thèse vous niez la toute-puissance divine qui perpètre des miracles et des prodiges. Le talmud résume bien cette situation : l’adventicité de l’univers, son surgissement du non-être à l’être, est le premier, le plus prodigieux de tous les miracles. Mais pour admettre cette doctrine de l’orthodoxie religieuse (un Dieu créateur régit son univers comme bon lui semble), il fallait interpréter dans un tout autre sens le premier verset de la Genèse.

Car si vous dites au commencement, vous présupposez (sans le savoir) l’existence d’un corps, substrat du mouvement, que le temps va mesurer. Donc, ce n’est plus une création à partir du néant puisqu’il existe déjà quelque chose que le temps mesure.

C’est la raison pour laquelle la traduction latine de Be-Réshit donne In principio. Les sages du talmud ont eux aussi, bien repéré la difficulté. Dans le Midrash rabba sur la Genèse ils ont recommandé d’utiliser une autre occurrence du terme Réshit (commencement, début, principe), notamment en Proverbes 8 :22 où la Tora fait figure d’instrument de la création. L’insoluble problématique temporelle s’est comme évanouie…

Du coup, on ne parle plus de commencement ni d’origine mais on comprend ceci= par la Tora (Tora= Réshit) Dieu créa les cieux et la terre… Il n’existe pas d’autre moyen d’échapper à la loi d’airain d’Aristote.

Si l’on reprend la problématique du début, celle du passage d’une année à l’autre, on peut se dire que rien ne distingue vraiment une année de la précédente, sauf en cas de calamités naturelles (tremblements de terre, guerres, famine, etc…).

Ce qui fait la différence, c’est la conscience humaine et la traduction à laquelle elle procède pour en dégager un sens. On sent qu’on quitte le domaine de la physique pour s’orienter vers ceux de la psychologie et de la métaphysique… On pourrait dire, en poussant un peu, que hormis son influence sur la conscience, le temps n’existe pas en tant que réalité purement physique. Sans existence humaine dans le monde parlerait-on du temps, comme durée ? C’est improbable.

Je crois que la spiritualité juive a, pour sa part, pris position face à ce problème en sacralisant à la fois la mémoire et l’histoire. Elle se réfère toujours à la création du monde et à la sortie d’Egypte, le premier événement a une dimension universelle, le second une importance purement nationale. Mais tous deux s’en réfèrent au temps, ce fleuve qui coule imperturbablement et au sein duquel on essaie de conserver un point de repère, un événement marquant, quelque chose qui fixe notre trace dans ce monde de la génération et de la corruption, terme d’Aristote repris dans la pensée médiévale, à la fois par les Arabes (al-kawnwa l fasd) et par les juifs ( ha-hawayawe ha héfsed).

Chacun connaît la fameuse phrase d’Héraclite : on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve… Cette notion de temps est cruciale pour la stabilité de l’être : sommes nous à quatre-vingts ans ce que nous fûmes trente, quarante, cinquante ans plus tôt ? Oui et non car parallèlement à l’unité de la personne, il y a le … temps. Le temps qui vient à bout de tout, même s’il n’existe pas vraiment.

Maurice-Ruben Hayoun

Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à  l’université de Genève. Son dernier ouvrage: Franz Rosenzweig (Agora, universpoche, 2015)

Le nouveau cycle de conférences, Aux racines de la culture européennese penche sur l’humus spirituel et les valeurs premières qui gisent au fondement de ce continent. Mais l’Europe n’est pas seulement un continent, c’est aussi et surtout une culture, axée autour de courants spirituels et d’écoles philosophiques, qui passent à juste Titre pour sa constitution théologico-politique ou éthique.

Les réflexions qui seront exposées dans la salle des mariages de la Mairie de notre arrondissement couvrent la critique biblique, la littérature éthique, la philosophie médiévale sous son triple aspect, gréco-arabe, chrétienne et juive au miroir des pères spirituels de l’Europe : Thomas d’Aquin, Maimonide, Averroès et Maître Eckhart.

Salle des Mariages Mairie du 16e Arrondissement – 71, avenue Henri Martin- 75016 Paris

Jeudi 11 janvier -19h
Hannah Arendt, égérie de Martin Heidegger?

Jeudi 8 février – 19h
Le Moïse de Sigmung Freud, selon Y. Yerushalmi

Jeudi 15 mars – 19h
Franz Rosenzweig, la philosophie et la Révélation: le problème de la Vérité

Jeudi 5 avril – 19h
Emmanuel Levinas et Moïse Mainonide

Jeudi 17 mai – 19h
L’historien Marc Bloch et Simone Veil face au Kaddish

Jeudi 7 juin – 19h
La langue judéo-arabe: plaidoyer pour une culture (presque) oubliée

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