Rachid Benzine, Dans les yeux du ciel. Le Seuil, Points.

J’avoue d’entrée de jeu, avoir un peu hésité à poursuivre la lecture de ce roman attachant et même émouvant ; mais je n’ai découvert ce sentiment qu’ultérieurement. Je connais personnellement l’auteur et entretiens avec lui des relations personnelles d’une grande cordialité. Mais c’est le nouvel aspect de sa personnalité et de son œuvre qui m’a pris de court. Je connaissais le Rachid Benzine historien des religions, spécialiste de la science des religions comparées et lecteur intelligent du Coran. Je ne faisais que découvrir soudainement le romancier, même si je savais qu’il avait déjà publié d’autres ouvrages de ce type comme Lettres à Nour…

Dans le présent texte, ce sont des considérations sur le monde arabo-musulman et tout particulièrement sur la place de la vie intime, conjugale ou extra-conjugales dans une aire culturelle marquée par des tendances misogynes et fortement patriarcales. On l’a compris, l’auteur nous présente une femme qui se voit contrainte, après toutes les humiliations subies à l’âge de la puberté, d’exercer le plus vieux métier du monde. Le lecteur aura droit à des descriptions assez crues mais sans vulgarité car cette vie qui n’a rien de plaisant, est le seul moyen pour cette femme d’élever sa fille, de lui payer de bonnes études pour qu’elle ne retombe jamais dans les mêmes travers que sa mère.

L’auteur nous fait entrer dans l’univers intime et très spécial de la prostitution en terre arabo-musulmane. On lit entre les lignes une vive critique de la conception de la femme sous certains cieux, dans une certaine culture qui a un problème avec le corps de la femme, assimilée à l’essence même de la tentation diabolique. On se défend mal de l’impression que l’auteur a une très bonne connaissance de l’âme féminine. Tout au long des premiers chapitres, nous lisons des considérations sur le comportement de cette pauvre femme, contrainte de déployer toute une stratégie pour ne pas dévoiler sa coupable industrie. Chemin faisant, elle décrit les confidences sur l’oreiller que lui font ses clients au point de ressentir pour eux de la pitié. Certes, nul ne comprend pourquoi dans les replis les plus intimes de l’âme humaine se niche l’irrémissible désir de faire mal à son congénère, de le faire souffrir, de l’opprimer, et tout particulièrement si c’est une femme. Et si cela advient par le moyen du sexe…

Mais l’humour n’est pas totalement absent de cette triste histoire ; ainsi la narratrice découvre à son activité un aspect humaniste et bénéfique : un criminel, un assassin prêt à tout pour obtenir ce qu’il veut, aura assouvi tous ses fantasmes de violence et de haine, s’il a pu, au préalable, rendre visite à une prostituée… L’argument pourrait prêter à rire et pourtant on le retrouve même dans le bouche de grands juristes favorables à la légalisation de la prostitution ou à la réouverture de maisons closes…

Dans la suite du roman, cette femme, faisant partie d’une minorité exclue de la vie sociale, se lie avec un homme qui lui avoue immédiatement son homosexualité et, fait exceptionnel, lui récite des poèmes spécialement s créés pour elle . Et soudain, sans crier gare, on nous entraîne dans des scènes d’émeute, un peuple qui se révolte contre les conditions de vie qu’on lui impose, une télévision publique aux ordres et qui cache l’état grave du pays. On sent derrière tout cela, tant derrière le statut minoritaire que derrière l’oppression politique, une critique de l’ordre établi. L’histoire de la prostituée et de sa fille n’étaient, semble- t -il qu’une entrée en matière, une description de l’état de la société….

Au fur et à mesure de sa progression, le lecteur comprendra que l’auteur, par l’intermédiaire de la narratrice, déplore que la révolution sexuelle, si chère au père de la psychanalyse, ait à peine effleuré le monde arabo-musulman. On a sous les yeux une véritable attaque en pleine rue, un vrai viol d’une jeune fille, aux prises avec une bonne dizaine de sauvageons qui s’en prennent à elle en raison de son accoutrement, sans que personne ne songe à intervenir, excepté le personnage principal, la prostituée qui avait jadis subi le même sort. On peut s’en référer au livre de Youssef Al Masri, Le drame sexuel de la femme en Orient arabe (Robert Laffont, 1962). Cet ouvrage date un peu déjà, mais il semble que tout ce qu’il dénonce se produit encore dans certaines provinces reculées de ce même monde…

Comme le petit Poucet qui jalonne son parcours par des petits cailloux, l’auteur porte ses critiques contre maint aspect de la réalité politique, on lit une remise en cause de ce qu’on nomme abusivement, le printemps arabe…Les Arabes, nous dit on, ne font pas dans la dentelle ni dans la nuance, ils ne connaissent que la rigueur hivernale et la chaleur étouffante de l’été…

Un autre fait mérite d’être mentionné et qui suscite aujourd’hui encore des remous dans ces sociétés : c’est la dénonciation, souvent calomnieuse, le maillage policier très serré de tout le pays. Une situation qui conduit à ne faire confiance à personne, tant les techniques de flicage et d’espionnage sont redoutables. Voici de quoi il s’agit : la prostituée cache à tout le monde l’existence de sa fille car celle-ci découvrirait alors la vraie personnalité de sa génitrice, ce qui pourrait l’anéantir.

Un jour éclate une violente querelle entre la mère et sa fille ; personne ne les sépare quand elles en viennent aux mains, si ce n’est un boutiquier qui ramène la calme et qui rend toujours de menus services à tous ses voisins. On lui donnerait le bon Dieu sans confession… Mais toute cette façon d’être est un déguisement, cet homme qui sourit à tous est un redoutable informateur de la police et de la sûreté générale… C’est que l’un des clients de la jeune femme n’est autre que le gouverneur de toute la province ; et pour se venger d’elle, un fois que le régime a été renversé et qu’il s’apprête à s’enfuir, il règle ses comptes avec cette prostituée qu’il visite régulièrement. Quand il lui dit qu’il sait qu’elle a une fille, il lui livre aussi le nom de l’informateur : c’est le fameux Omar qui aide tout le monde, se dit prêt à tout faire pour ses voisins alors qu’il les espionne et livre leurs menus secrets à la police. La jeune femme est hors d’elle et veut en finir avec ce délateur. Cet aspect des choses dont souffrent tous les régimes politiques arabes est vivement dénoncé car il viole le statut de la vie privée et les principes mêmes de la démocratie Or, aucun pays musulman ne semble être attentif au respect de ces principes.

La chute du régime a créé un vide que les extrémistes ont su combler à leur profit. Citons une phrase de l’auteur : Les démocrates ont voté pour le paradis et récolté l’enfer… Les allusions à des faits historiques et réels sont transparentes… Souvent, les populistes religieux promettent la solution de tous les problèmes alors qu’ils débordent de haine et d’envie à l’égard de tout ce qui n’est pas eux-mêmes.

Un message d’espoir à la fin, en conclusion ? Non point. Après quelque temps d’incertitude, les hommes d’hier, de l’ancien régime, reviennent à leurs postes. Mais les islamistes qui se disaient porteurs d d’une vie nouvelle, imposent leur régime au reste de la population qui leur avait fait confiance.

Les choses sont claires et ne requièrent pas d’autres commentaires…

Maurice-Ruben HAYOUN

Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à  l’université de Genève.  Son dernier ouvrage: La pratique religieuse juive, Éditions Geuthner, Paris / Beyrouth 2020 Regard de la tradition juive sur le monde. Genève, Slatkine, 2020

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