Qu’est ce que l’autochtonie ?[1]
Remarques préliminaires.

Le petit ouvrage, pétillant d’idées et d’aperçus judicieux, de Marcel Détienne pourrait fort bien supporter un sous titre du genre : l’autochtonie, un mensonge ? C’est bien ce qui ressort de l’ensemble de ce livre qui parle de l’identité nationale comme d’une énigme et d’un mystère. Dès les toutes premières lignes, l’auteur cite l’œuvre de l’excellent Pierre Nora, reçu sous la coupole par un autre éminent historien René Rémond, qui eut cette phrase séminale : le mystère des identités nationales.

Pour savoir qui nous sommes vraiment, d’où nous venons, nous devons explorer ce qu’il y avait avant nous : le passé. Mais le passé en soi (das Vergangene, die Vergangenheit, das Gewesene an sich) existe-t-il vraiment ? Et si tel est le cas, comment passons-nous du passé à l’Histoire ? Ce passage est très malaisé et je pense que Léo Baeck faisait allusion à cette problématique lorsqu’il rédigea, en partie dans le camp de Theresienstadt, son dernier livre (Ce peuple. L’existence juive, 1957 ; traduction française Armand Colin, 2007) ; il écrivait en guise de préface que les atrocités vécues au camp de concentration étaient devenues  esprit,  signifiant par là que la mémoire (le travail mémoriel, comme dit M. Détienne), l’intellect, les avait classées, rangées, ordonnées pour en faire de … l’Histoire. Ce qui est aussi une manière de générer une conscience historique.

Sans même s’attarder sur le cas des Athéniens, grands promoteurs de la notion d’autochtonie, si ironiquement décriée par Platon dans La République, on peut se demander ce qui distingue les hommes les uns des autres, ce qui les conduit à revendiquer une identité différente, voire opposée à celle des autres. En fait, revendiquer une identité nationale, culturelle ou même religieuse, c’est se poser en s’opposant. Le texte platonicien cité (414b-414e) parle d’un mensonge inculqué aux gens, tant aux dirigeants qu’aux habitants  de la cité, qu’en vérité, ils étaient alors sous la terre, en son sein, en train d’être modelés et élevés eux-mêmes… qu’une fois que leur fabrication avait été terminée, la terre, qui est leur mère, les avait mis au monde ; et qu’à présent ils doivent délibérer au sujet du pays où ils sont et le défendre contre quiconque l’attaque, comme si c’était leur mère et leur nourrice… En clair, Platon pourfend un enseignement mensonger portant sur l’essence même de la cité-état, pensant que la culture et la civilisation s’arrêtaient aux portes d’Athènes et qu’au-delà sévissait la barbarie…

Autochtonie et pureté.

Tous les peuples, à commencer par les Athéniens de la Grèce antique, berceau de notre civilisation, ont tenu à clarifier le lien personnel et unique les unissant à la terre, leur territoire où ils exercent une souveraineté nationale. Mais le problème est de savoir qui fut effectivement le premier à occuper telle ou telle portion de territoire.

Autochtonie, Marcel Détienne le souligne maintes fois en citant le passage tiré de La République de Platon, signifie «produit par la terre elle-même».  Sur cette notion toute relative (pour ne pas dire douteuse) de l’autochtonie vient se greffer une idée encore plus aléatoire, celle de pureté, d’absence de mélange. L’idée est fort ancienne, même si l’historiographie biblique, généralement si peu prise en compte, a mis en garde contre le polygénisme et prôné un monogénisme sans faille : si Dieu n’a créé qu’un seul homme, l’Adam primordial, alors qu’il aurait pu en fabriquer tant d’autres, c’est pour qu’aucun homme ne puisse dire à son prochain qu’il est issu d’un lignage supérieur au sien… La thèse du monogénisme coupe l’herbe sous les pieds de toute théorie raciale et souligne que l’humanité est, certes, diverse, mais que son origine est unique.

Quittons la Bible et l’Antiquité grecque pour un historien de la Rome ancienne, Tacite, en l’occurrence, et sa Germanie. Dans un passage de ce livre que j’avais jadis étudié en allemand, Tacite écrivait : les Germains furent les habitants originels du pays et ne s’étaient guère mélangés (à d’autres ethnies) [Die Germanen waren die Ureinwohner des Landes, die sich kaum versmischt hatten…] . Tacite a bien écrit les habitants originels du pays… Et l’historien romain de vanter les vertus guerrières et les mœurs épurées de tribus germaniques, données en exemple à un peuple romain en proie à une décadence galopante.

Comment enseigner l’histoire ?

On peut s’en référer à ce passage tiré d’un texte d’Alfred Grosser. Soulignant la spécificité française dans l’enseignement de l’histoire, l’auteur note ceci :  Le plus souvent, l’enseignement de l’histoire présente une réalité transformée par le désir de constituer ou de maintenir une identité nationale positive… Ceci est indéniable : écrire son histoire, c’est déjà l’interpréter, établir des relations entre des causes et des effets, présenter d’une certaine manière (et pas autrement) l’enchaînement des événements, glorifier ceux auxquels on s’identifie et reléguer à l’arrière-plan tous les autres…

Même si l’on se tient soigneusement à l’écart de tout racisme ou antisémitisme à base biologique, la quête d’une identité nationale, d’une essence qui nous soit propre,  revient à rechercher un noyau insécable de celle-ci. Qu’est-ce qui nous différencie vraiment des autres ?

Quand on dit : quelle est l’essence de la France ? On dit simplement qu’est-ce qu’être français ? Or, il n’est pas du tout sûr que les Gaulois aient été les seuls ancêtres des Français de notre histoire… Comment gérer, comment quantifier la part prise au sein de notre histoire par des gens qui n’étaient peut-être pas issus de ce qu’un homme politique français a récemment nommé «le corps traditionnel français» lorsqu’il s’est agi de nommer un fils d’immigré maghrébin à la tête d’une agence gouvernementale ? Nous n’avons pas en français d’expression toute faite ou idiomatique pour désigner de telles idiosyncrasies, alors que les Allemands disposent, eux, d’une formule adéquate,das Denken und Fühlen, le penser et le sentir, ce qui pourrait renvoyer à une sensibilité ou à une mentalité supposée commune à tous ou que tous auraient reçu en partage…

On ne peut pas s’empêcher de penser aux Discours à la nation allemande de Fichte (Reden an die deutsche Nation), à une époque (avant 1815) où l’on pouvait difficilement parler d’une nation allemande. C’est le chancelier von Bismarck qui mit fin à l’émiettement en petits Etats (Kleinstaaterei).

De son côté, le célèbre professeur à l’université d’Iéna a probablement voulu opposer à la «Grande Nation» française, conquérante et ivre de puissance, une autre nation, la sienne qui, bien que divisée, devait  s’unir pour secouer le joug de l’occupant.

Construire ce que l’on veut comparer.

Nul ne s’étonnera de trouver une telle formule sous la plume d’un grand comparatiste comme Marcel Détienne. Et c’est dans ce paragraphe que l’auteur dévoile l’objectif de son ouvrage (p 22) : …« avoir une identité» ou «une nationalité».  Et c’est là le propos de ce livre, qui voudrait en termes simples mettre en perspective des fictions du passé ou du présent, comme le pur Celte de Padanie (en Italie), l’Hindou-hindouiste à racines védiques (dans l’Inde contemporaine), le Japon né de la terre des dieux avec sa volonté d’être autochtone, à côté de l’Allemand historial d’hier, de l’Athénien, pur rejet de la terre autochtone, du Français de souche à nouveau raciné et du native – «citoyen de souche américain».

L’auteur envisage l’histoire des pays d’Europe, singulièrement celle de la France, et entend ruiner les fondements de cette mythe-histoire ou histoire mythique qui encombre encore les manuels de nos écoles primaires et de nos lycées . La création d’un ministère de l’identité nationale n’est vraiment pas une préoccupation absente de ce livre … Elle est même un élément primordial dans son élaboration et sa publication. Mais les arrière-pensées politiques ne retiendront pas notre attention dans un débat qui se veut historico-critique.

Comment donc se transmettent ces éléments, ces idées, ces similitudes (ce que l’auteur nomme joliment, mêmeté) ? En d’autres termes, comment devient-on l’acteur principal de son histoire, agir en elle au lieu d’être agi par elle, être son sujet autonome et non son objet ? Il suffit, pour cela, de vouloir l’écrire et la construire.

Cette idée de construction de l’histoire m’a longtemps occupé quand je traduisais[2] le discours programmatique du père de l’historiographie juive moderne, Heinrich Grätz (1817-1891), dont le titre est justement Die Construktion (sic) der jüdischen Geschichte ( Krotoschin, 1845). Ce qui frappe, dès les premières lignes, c’est que nous avons affaire à une histoire intellectuelle, une histoire de l’esprit qui nourrit la vocation d’Israël et son double attachement à Dieu et à sa terre… Il est évident que les événements politico-militaires, pourtant décisifs dans l’histoire de ce peuple, sont enchâssés dans un cadre plus vaste où le seul agent ou factor primus n’est autre que la divinité du Sinaï. L’élément spirituel et religieux prend visiblement le pas sur tout le reste : c’est la caractéristique majeure de l’historiographie biblique qui a fortement imprégné la conception même de l’histoire juive, au point de monopoliser l’identité juive et l’essence du judaïsme. Et de n’en retenir qu’une définition intrinsèquement religieuse. Or, l’appartenance juive peut aussi s’envisager autrement.

Dans les notes à son ouvrage, Marcel Détienne cite parfois l’historien nationaliste allemand du XIXe siècle, Heinrich von Treitschke qui eut une violente controverse avec son collègue Heinrich Grätz lequel venait d’achever la publication des onze volumes de son Histoire des juifs (Geschichte der Juden). Une anecdote historique nous paraît être tout à fait indiquée dans ce contexte: on présenta le jeune Grätz au coryphée de la science du judaïsme  en Allemagne, Léopold Zunz, en ces termes : voici le jeune Dr Grätz qui écrit une Histoire des juifs… Encore une, s’exclama le vieux Zunz. A quoi l’historien en herbe répondit : certes, oui, mais cette fois-ci, c’est une histoire juive… Tout est dit : Grätz dont l’œuvre est extrêmement solide et fortement charpentée, reconnaissait sans peine que sa perspective serait juive, qu’il appuierait les positions traditionnelles et défendrait un «nationalisme» culturel et religieux.

Ce qui ne manqua pas de provoquer l’ire de von Treitschke qui lui reprocha avec véhémence de haïr l’Allemagne et de plaider en faveur d’un divorce avec ses habitants juifs. Dans toute l’université allemande, seul l’éminent spécialiste de la Rome ancienne, Théodore Mommsen, se porta au secours de son collègue juif, pour justifier sa perspective historique.

Dans le contexte qui nous occupe ici, une telle confrontation entre deux historiens qui marquèrent leur époque montre combien il est malaisé d’écrire une histoire nationale (le projet de Grätz) tout en évitant le nationalisme. Pour Grätz qui refusait toute fusion des juifs dans l’ethnie allemande, il s’agissait de montrer que la judéité n’était pas nécessairement compatible avec la germanité et que les juifs étaient à la fois une communauté nationale (Volksgemeinschaft) et une communauté religieuse (Religionsgemeinschaft), un peuple et une religion. Von Treitschke ne pouvait admettre (et on le comprend, malgré tout) l’existence d’un peuple au sein d’un autre peuple. L’identité juive devait se réduire à sa composante religieuse et abdiquer toute revendication nationale. Une exigence absolument inacceptable aux yeux de Grätz.

Au fond, les mêmes besoins créent les mêmes demandes, les mêmes exigences. Maurice Barrès exaltait la terre et les morts ; il écrivait aussi (p 27) pour forger une conscience nationale, il faut des cimetières et un enseignement d’histoire… C’est très juste.

La tradition talmudique a exalté les dix martyrs du Royaume, c’est-à-dire de Rome (assara harougué malkhout) dont le traité babylonien Guittin décrit le supplice de manière très directe. L’occupation romaine de la Judée fut très dure et a laissé des traces profondes dans la sensibilité des enfants d’Israël. Face à cette puissance planétaire qu’était la Rome païenne, il leur fallut se poser en s’opposant. Mais la tradition talmudique fut largement précédée dans cette voie par  la littérature biblique elle-même qui nous offre une grande fiction en brossant le portrait d’une Egypte imaginaire, esclavagiste, quintessence de l’impureté et du péché, mais qui n’a jamais réellement existé en tant que telle… Toujours cette même volonté de se singulariser, de se poser en s’opposant. Ce qui, malgré tout, n’entame en rien la validité de la vocation spirituelle d’Israël qui considère, à tort ou à raison, que son existence est vraiment co-extensive à celle de Dieu.

Abraham ou l’autochtonie venue d’ailleurs

En rédigeant mon ouvrage intitulé Abraham, un patriarche dans l’Histoire, j’ai étudié un recueil intitulé Le livre de traverse. De l’exégèse biblique à l’anthropologie (Cerf, 1992). Or ce livre comporte une préface brève mais très fine de Marcel Détienne qui note qu’Abraham, pourtant reconnu comme étant le père de tous les croyants, n’était pas un autochtone. Et l’auteur de préciser : c’est une autochtonie venue d’ailleurs. Brillante trouvaille.

Mais la grande geste abrahamique avec sa triple promesse divine (une divinité tutélaire, une large descendance et une terre promise) pose le problème du droit primordial. Marcel Détienne (pp 31-32) interroge : qu’est-ce qu’un droit «primordial» sur des terres que possèdent depuis deux cents ans  des colons à l’entour d’une colonie pénale ? Nul besoin d’être grand clerc pour saisir l’allusion… Vers le milieu de son ouvrage, l’auteur note que durant plus de six siècles un peuple (autre que le peuple juif) s’est installé en Palestine. Mais dans ce cas, que dire de tous ces territoires conquis à la pointe de l’épée par un «islam conquérant» et avide d’expansion ? L’auteur y reviendra infra. (voir pp 133-134)

En matière d’essence, d’identité et d’historicité, les Juifs posent, c’est indéniable, le plus de problèmes. L’identité juive a toujours été diverse et éclatée, au sens où elle se laisse difficilement définir de manière univoque : patrilinéarité ou matrilinéarité ? Naît-on juif ou peut-on le devenir par conversion ? Le judaïsme est-il une religion ou une nationalité, ou bien les deux ?

J’avoue, cependant, que certains passages de ce livre ont suscité ma  perplexité ; heureusement, ils ne sont pas nombreux. En voici un, toutefois, que l’auteur n’a probablement pas soumis à une relecture attentive (p 33) :  les ethnologues en quête de terrains ont depuis longtemps reconnu la richesse d’un gisement où la modernité d’une identité de papier se nourrit de l’archaïsme d’un récit d’origine en devenir d’histoire, de récit historique…  Je crois discerner à peu près l’intention de l’auteur mais pourquoi un style si embrouillé ? La même remarque vaut pour les pages  94-95 où l’éminent anthropologue tente laborieusement de tirer le meilleur d’un raisonnement philosophique de Heidegger…  Cette vieille opposition qui nous poursuit entre les historiens –qui jugent d’après les faits- et les métaphysiciens qui se perdent dans de subtils raisonnements… (p. 100)

Mais d’autres passages sont plus limpides et aussi plus équilibrés, notamment celui qui résume la filiation abrahamique  revendiquée, de manière exclusiviste, par les uns et les autres : ( pp 133-134) :  C’est un nomade, venu de Chaldée, Abraham est son nom, qui passe pour avoir fondé le tombeau des Patriarches et pour s’être mis en route vers une «Terre promise», une terre que certains de ses prétendants présumés n’en finissent pas de récuser, tandis que d’autres, farouchement décidés à l’ancrer, en font une «Terre sacrée», pensant ainsi la dénier à ceux qui la voulaient «sainte» selon leur religion conquérante.…

Le problème est que tant en hébreu qu’en arabe, le sacré et le saint sont des notions très proches, désignés par une même racine KDS ou KDSh ; en hébreu c’est kadosh et en arabe c’est mukudasa (ard mukadasa : terre sainte)…

La nation

L’idée de nation est inséparable de l’identité nationale. Je reprends entièrement la teneur du discours (Qu’est-ce qu’une nation ? prononcé par Ernest Renan en Sorbonne en 1882: ce principe spirituel (assez vague, il est vrai), cette volonté de vivre ensemble, de bâtir une œuvre en commun. Mais comme le remarque Jules Michelet, la langue, les coutumes, les sentiments (et tant d’autres choses)  sont les caractéristiques permettant de reconnaître une même nationalité ou nation.  Cette remarque me fait penser au sens que revêtait le mot nation dans le royaume de France au cours du XVIIIe siècle ; notamment lorsqu’on parlait de la «nation juive portugaise». Les Juifs qui se dénommaient ainsi insistaient sur leur fidélité à des traditions et à des rites qui n’étaient pas nécessairement ceux de leurs frères d’Alsace ou de Lorraine. Certes, ils se sentaient unis à ces derniers par une sorte de communauté de destin, mais pas au point de renoncer à ce qui constituait, à leurs yeux, une part non négligeable de leur identité.

Dans ce contexte de nation et de nationalité, il n’est pas inintéressant de se tourner un instant vers l’islam et les arabo-musulmans. Il existe deux termes pour désigner la nationalité en arabe classique : quawmiya et watanya. Aucun Arabe ne fera de confusion entre ces deux termes : le premier désigne une entité supra nationale qui englobe toute l’islamité ou l’arabité alors que le second dispose d’un champ sémantique bien plus réduit. Al-watan veut dire le pays ou l’on est né, une patrie ou une nationalité, syrienne, irakienne, égyptienne ou autre… Mais pour cet usage précis, un Syrien ou un autre ressortissant d’Etat arabe ne parlera jamais de quawmiya

En hébreu, la terminologie est, certes, claire, mais son emploi est très fluide. Dans le livre de la Genèse, lorsque la matriarche Rébecca (Ge. 25 ;19) est enceinte de ses deux fils Esaü et Jacob, la divinité lui annonce que deux nations (goyim) et deux peuplades (léomim) de tes entrailles essaimeront ; l’une de ces peuplades sera plus forte et l’aîné servira la cadet… Or, j’ignore comment on dit la nation israélienne. Je n’ai jamais entendu parler d’un léom israéli…Au début de la réinstallation des juifs en terre d’Israël, on parlait du yishouv, l’établissement juif sur place. En revanche, pour parler du peuple juif, on dit ha’am ha-yehudi. Peut-on alors parler d’un peuple israélien ? La question reste posée.

Qui est habilite à écrire l’histoire ?

On a dit supra qu’écrire l’histoire c’est déjà l’interpréter. Il suffit de voir comment les manuels français décrivent l’épopée napoléonienne et comment les Allemands ou d’autres pays d’Europe voient l’action du grand Corse… Alors, qui doit relater notre histoire nationale, et par voie de conséquence, celle de nos voisins ?

Même Hérodote et Thucydide, considérés comme les initiateurs de l’historiographie, ne nous donnent pas la solution. Pas plus que le chroniste biblique ni même les rédacteurs du Deutéronome qui ont pourtant voulu faire du patriarche Abraham, l’archétype de l’identité juive… Novalis (1772-1801), l’auteur d’un roman d’éducation (Bildungsroman) intitulé Heinrich von Ofterdingen (trad. Fr. en 1988 chez Aubier-Montaigne), écrivait que seuls des hommes craignant Dieu peuvent faire œuvre d’historiographes (Geschichtsschreiber sollen  gottesfürchtig sein)

On est loin de Marcel Détienne qui pourfend (à juste titre) les mythes et les représentations subjectives de soi et de ce que l’on croit pouvoir considérer comme étant son histoire. Mais dans les quelques lignes rapides qu’il consacre aux Juifs et à la terre d’Israël, nous ne retrouvons pas la  même lucidité dont il fait généralement preuve.

Bien qu’il ait largement contribué à affaiblir les positions doctrinales de l’église catholique, Ernest Renan n’en recommandait pas moins de ne «point bannir la légende» car elle est indispensable… Mais dans ce cas, toute tradition, religieuse, politique, culturelle, voire nationale est pétrie d’éléments légendaires… Donc de mythes.

«Le juif de souche en Terre sainte»

De quelle nature est le lien à la terre? S’agit-il d’un lien religieux ou de propriété, c’est-à-dire d’occupation du sol ? Marcel Détienne aborde ce délicat sujet après avoir parlé des morts. Une présence sur un territoire, surtout si elle remonte à des siècles, donne-t-elle des droits imprescriptibles ? Le chapitre (XXIII) de la Genèse nous montre un patriarche Abraham négociant pied à pied avec une tribu, les Bnéi Hêth, afin d’acquérir contre des écus sonnants et trébuchants un lieu de sépulture pour sa défunte épouse, et par la suite, pour lui-même et ses descendants les plus proches. Mais ensevelir des défunts dans un territoire est aussi une marque d’autochtonie à l’envers : on n’est pas né ici, mais on veut y mourir et y être enterré.  L’histoire ou le mythe des «gisants d’Hébron (nemékhin de-Hébron)» est omniprésent dans la liturgie quotidienne et même le Zohar, la Bible de la mystique juive, lui consacre des folios entiers. De telles descriptions ont un caractère envoûtant surtout lorsqu’on voit Abraham  enterrer Eve une seconde fois…

  1. Détienne écrit verbatim  (p 66) : Entre la Bible et le présent d’Israël, la terre est l’élément de condensation le plus actif dans les mythidéologies du monde juif.Cette phrase, écrite à l’emporte-pièce, peut supporter maintes interprétations, même si le terme condensation ne me paraît pas adéquat.

C’est vrai, la notion de terre promise, peut prêter à discussion ; et c’est elle qui a d’ailleurs permis à l’auteur de trouver cette subtilité exégétique , l’autochtonie venue d’ailleurs  au sujet d’Abraham. Sans se perdre en conjectures, le contexte, semble-t-il, est assez éclairant et renseigne sur la pensée de l’auteur, de la page 67 à 70. Selon M. Détienne, les vestiges archéologiques attestant l’ancienneté des juifs sur cette terre et l’indiscutable légitimité de leur héritage doivent quelque chose  (je cite) aux coups de bull-dozers, dynamitages et pelleteuses mécaniques pour mettre à nu les mythes créés il y a un demi siècle à peine autour des «racines» de l’Etat juif, depuis le yichouv, l’Etat juif en gestation.

Les lecteurs non avertis pourraient être choqués par une telle appréciation qui tranche par rapport au reste de l’ouvrage. Il est vrai que l’auteur en porte la responsabilité avec d’autres sur lesquels il a commis l’imprudence de s’appuyer… Je ne vois pas très bien pourquoi les Juifs seraient les seuls à disposer d’un titre douteux de propriété alors que les  deux autres confessions monothéistes se voient confortées dans leurs revendications. L’auteur n’en souffle mot, c’est à croire que toutes les restaurations de souveraineté sont permises, à l’exception d’une seule, la plus ancienne et la plus authentique. Mais comme M. Détienne demande souvent la permission de renvoyer à ses propres écrits, je me permets de le renvoyer respectueusement à mon Abraham, un patriarche dans l’Histoire (Ellipses, 2010) ; après tout, cette référence en vaut bien d’autres…

Pour en finir avec ce point précis, je ne vois pas au nom de quoi on contesterait la continuité entre les anciens Hébreux, les Juifs de l’Antiquité et leurs descendants aujourd’hui. Si ce lien à la terre était factice ou artificiel,  aurait-il vraiment survécu à deux mille ans d’exil…

Qu’est-ce que l’histoire ?

En page 74 Marcel Détienne donne une définition de l’histoire proposée par Johan Huizinga : l’histoire est la forme intellectuelle dans laquelle une civilisation se rend compte à elle-même de son propre passé.  L’historiographique allemande du XIXe siècle connaît bien ce processus, celui de la Selbstdarstellung (se présenter soi-même, se rendre compte à soi-même). Et nous voilà revenus à la problématique de l’identité. Un exemple : lorsque Moïse Maimonide (1138-1204) entreprend de formuler philosophiquement son judaïsme, il se livre à une quête identitaire et s’interroge sur lui-même en sa qualité d’adepte d’une religion déterminée. Plus d’un demi millénaire après, un autre grand penseur, Moïse Mendelssohn de Berlin (1729-1786) a lui aussi préféré proposer une nouvelle mouture philosophique du judaïsme plutôt que de le décrire tel qu’il existait vraiment de son temps. Les philosophes rejoignent un peu les historiens dans cette aventure de reconstitution qui devient souvent une reconstruction.

Si le passé en soi n’existe pas, quels enseignements pouvons-nous en tirer ? Comment s’élaborent alors les traditions au sein des religions et des cultures ? Ne pouvons-nous plus parler de mémoire de l’humanité ? Et si tel était le cas, cela couperait l’herbe sous les pieds de toute philosophie de l’histoire. Tournant le dos à Hegel, l’auteur se demande si une telle «téléologie» adoucirait les rudes aléas de l’existence humaine. Sa critique rapide du dogme du péché originel et sa mention de l’opposition entre Saint Augustin et Pélage  sont bien vues.

 L’identité nationale,  un leurre ?

En 1884  (p 102), Ernest Lavisse , auteur d’une monumentale Histoire de France, s’adresse à ses étudiants dans un style qui surprendrait quelque peu des lecteurs d’aujourd’hui. Le grand historien notait que s’il enlevait de lui-même certains sentiments (l’amour du sol de la patrie, le souvenir des ancêtres, le culte des morts), s’il ne se sentait pas partie d’un tout perdu dans la brume, vraiment je ne saurais plus ce que je suis et ce que je fais en ce monde. Je perdrais la principale raison de vivre. De telles déclarations annoncent la naissance d’un véritable sentiment national. Ce qui frappe à juste titre Marcel Détienne, c’est la singularité de la France dans l’esprit de ces historiens qui y voient une exception à tout point de vue : la France apparaît comme le peuple élu de l’Histoire… Au fond, Treitschke ne pensait pas autrement lorsqu’il exprimait la conviction qu’un destin providentiel était réservé à la nation germanique… Mais même plus tard, lorsque le Reich wilhelmien sera battu en 1918, Gustav Stresemann proclamera la République de Weimar en reprenant la phrase d’un poète autrichien que l’essence allemande régénérera le monde (am deutschen Wesen wird die Welt genesen…) On connaît la suite.

Comment pouvons-nous parler d’une identité de la France avant l’existence de celle-ci ? Comment pouvons-nous parler de l’identité britannique avant la constitution du Royaume uni ? C’est que le passé peut être transfiguré  par l’activité mémorielle… La fameuse opposition entre l’ histoire et la mémoire. Et l’on se repose la question : comment une histoire nationale est-elle possible, une histoire sur laquelle s’appuierait une identité nationale… C’est un mystère et une énigme.

Il n’y a pas si longtemps, cette vieille nation qu’est la France s’est sentie à l’étroit dans le cadre européen. On eut alors recours à une notion nouvelle, l’exception culturelle française… Je me souviens d’un colloque que j’avais organisé il y a quelques années en Sorbonne sur la laïcité à la française… René Raimond qui y participait m’apostropha pour me demander ce qu’était au juste l’exception française… Il avait raison : à quoi tient donc cette singularité ?

Mais ce qui est plus frappant encore, n’est autre que la relation entretenue entre  le profane et le sacré en République (Pierre Nora). Quiconque assiste à des cérémonies à la mémoire des martyrs de la Déportation et de la Résistance est touché par cette «mystique républicaine soutenue par de véritables liturgies de si nombreuses commémorations…  » Comment est ce possible dans une République laïque ? Mon regretté collègue Bruno Etienne avait coutume de dire que la France est un pays catho-laïque…

Pouvons nous élucider qui nous sommes et d’où nous venons ?

Au terme de cette réflexion sur la notion même d’identité et d’historicité, on aura compris que Marcel Détienne est très mécontent de la création d’un ministère de l’identité nationale. Faudrait-il le remplacer par un autre qui parlerait du sentiment national, ou sentiment d’appartenance ? Je l’ignore .

En revanche, ce qui s’impose aux yeux de tout observateur impartial (et Dieu sait combien c’est difficile de l’être dans ce contexte), ce sont les inquiétudes, voire le désarroi qui s’est emparé de secteurs entiers de la population de l’hexagone, face à la mondialisation et à la crise. Les événements que nous vivons désormais remettent en question ce que nos livres d’histoire ont enseigné à tant de générations qui se demandent légitimement aujourd’hui : qu’est-ce que la France et qu’est-ce qu’être Français ?

Maurice-Ruben HAYOUN

MRH petit

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