« Les juifs et le monde actuel » de Jacques Madaule.

Pour que le peuple juif finisse de poser un problème à l’humanité, il faudrait qu’il finisse tout court. Ou, ce qui revient au même, qu’il finisse d’être ce qu’il est : précisément le porteur, jamais découragé, fidèle jusque dans l’infidélité, d’un problème et d’une solution universels. Pour en finir avec lui, il n’y a que deux méthodes, deux « solutions finales » : l’annihiler physiquement ou nier son existence. La seconde, remarque Jacques Madaule, est pratiquée à gauche et à l’extrême gauche, où l’on penserait volontiers que c’est à le poser qu’on crée ce problème incommode. « Comme un monde athée serait plus harmonieux et plus satisfaisant s’il n’y avait plus de Juifs ! Le malheur est qu’ils s’obstinent à persister en plein vingtième siècle malgré l’intérêt évident qu’ils auraient eu à disparaître depuis longtemps… »

Le fait est qu’ils n’ont été ni détruits ni absorbés, et que le vingtième siècle, précisément, a produit les deux événements les plus importants, bouleversants, de leur histoire depuis le commencement de l’ère chrétienne : la persécution nazie qui, en dix années, a dépassé, et hors de toute mesure, les souffrances accumulées pendant deux mille ans ; mais qui a fortement contribué au second événement d’une importance encore plus grande : la fondation de l’Etat d’Israël, qui accomplit une espérance en quelque sorte éternelle.

Cette situation absolument nouvelle du peuple juif dans le monde actuel, si elle a déjà été abondamment commentée, demandait à être fixée et éclairée dans une étude de synthèse : nul ne pouvait mieux nous la donner que M. Jacques Madaule, qui unit à la pratique de la méthode historique une connaissance profonde — corps et âme — du peuple le plus universel et le plus singulier.

Je m’avise que je n’ai cessé d’employer, tout naturellement, le mot « peuple ». Ce n’ est pourtant pas en tant que peuple ni en tant que nation — une nation jusqu’à hier sans terre et sans langue — que les Juifs se définissent pour J. Madaule. Tout de suite en quête de cette définition indispensable et difficile, et après avoir éliminé les deux définitions les plus courantes et les plus fausses — les Juifs ne sont pas une race ; et il s’en faut de beaucoup qu’ils s’identifient à une religion — ce qu’ils ont en commun, apparaît-il à l’historien, c’est une « tradition d’origine religieuse ». Elle imprègne même les agnostiques et les athées, qui sont de loin le plus grand nombre. Le mystère n’en est que plus grand que leur vocation et leur destin restent indélébilement marqués du signe originel de l’élection et de l’alliance divines.

Cette vocation, ce destin et ce signe, qui font l’objet des analyses de la première partie du livre, Jacques Madaule montre à quel point ils ont inspiré la fondation de l’Etat d’Israël ; comment ils marquent profondément sa nature, et font que cet Etat, juridiquement pareil aux autres, ne ressemble à aucun autre. Pour s’en convaincre, il suffirait de lire les premières lignes du texte de proclamation : « C’est en terre d’Israël que le peuple juif a pris naissance ; c’est là que se modela sa forme spirituelle, religieuse et politique. C’est là qu’il vécut sa vie indépendante ; c’est là qu’il il créa ses valeurs nationales et universelles et qu’il donna au monde le Livre éternel. » Fondé pourtant par des initiatives et des esprits essentiellement, délibérément profanes, Israël s’il n’est pas un Etat sacral, n’est pas non plus un Etat laïque ; ou bien il est l’un et l’autre, et « également malgré lui ». Et si rien ne le distingue des autres Etats sur le plan international, il lui arrive de placer le droit international devant des situations nouvelles, et d’obliger ce droit, explicitement ou implicitement : ainsi des réparations allemandes, ainsi de l’affaire Eichmann. Enfin, la vie dangereuse et courageuse du petit Etat est bien entendu décrite, ainsi que les causes et les origines de l’hostilité du monde arabe, et les positions qu’Israël a été amené à prendre dans la conjoncture politique actuelle, et qui ne vont pas toujours dans le sens de sa vocation. Le réalisme et l’habileté de sa politique étrangère n’en sont que mieux soulignés.

Mais si, pour la première lois depuis la destruction du Temple, Israël, de nouveau, est dans Israël, il s’en faut qu’il y soit tout entier. Et puisque c’est la situation des Juifs dans le monde d’aujourd’hui que l’historien a en vue, il fait la plus large place à la Diaspora, dont la condition a du reste été bouleversée par la naissance de l’Etat israélien. C’est donc d’abord aux rapports de la « mère » et du« fils » que s’attache J. Madaule, avant d’examiner les rapports de la Diaspora avec les nations qui l’abritent, puis ceux du judaïsme avec les deux autres religions issues du même Livre, et enfin avec l’athéisme contemporain, lequel a engendré un phénomène nouveau : l’antisémitisme de gauche. Jacques Madaule met en lumière avec beaucoup de force ce fait généralement escamoté : « Les Juifs ne sont pas seulement poursuivis et haïs parce qu’ils sont différents des autres, mais parce que cette différence est la marque sur eux d’un caractère spécifiquement religieux. »

La dernière partie expose toutes les conditions, les réalités, les espérances du dialogue judéo-chrétien : nul n’avait plus d’autorité pour le faire que Jacques Madaule. Au ferme de son beau livre où, par une démarche si rare, histoire, politique, spiritualité apparaissent indissolublement unies, il lui vient aux lèvres une très belle parole sur « cet amour que les Juifs nous ont donné et qu’ils nous redemandent ». N’est-ce pas, aux yeux de l’historien, une des conditions nécessaires pour qu’ils soient pleinement mis en état de remplir enfin leur vocation universaliste, dans un monde qui en a si tragiquement besoin ?

Le Monde Diplomatique

 

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Georges Kabi

La these de M.J.Madaule est profondement chretienne: « « cet amour que les Juifs nous ont donné et qu’ils nous redemandent » ».
Amour de quoi ou de qui? De Jesus bien evidemment!
Alors, le groupement juif est-il une simple religion ou bien un peuple?
Et ce probleme se pose aussi a propos d’un autre groupe, cette fois-ci persecuteur des Juifs, la « Oumma ». Religion, peuple?

Louzoun

Jacques Madaule est mort il y a 30 ans, c’était un homme remarquable, grand amoureux des Juifs et d’Israel ! Pourquoi en parler aujourd’hui, surtout quand on réalise que personne le connaît aujourd’hui

jean-jacques amerein

Bonjour, quoi de mieux que d’en parler aujourd’hui ? Cela fait revivre sa pensée, ne lit-on pas Machiavel ou K. Marx et pourquoi pas Paul Lafargue, Michel Ragon, ils sont tous morts mais leur pensée est toujours actuelle.

Alain

Oui étonnant du monde diplo. …

Bonaparte

Il n’y aurait plus de  » problème Juif  » le jour où on nous cachera les baskets et qu’ils s’occupent tous de leurs c.l

Bonaparte

Correction :
 » le jour où on nous lachera les baskets  »

Scusi .

Boccara

Le Monde diplomatique ?
Qui est l’auteur de l’article ?

jean-jacques amerein

L’auteur de l’article serait Yves Florenne, il présentait le livre « Les Juifs et le monde actuel » de Jacques Madaule dans le Diplo d’Octobre 1963, page 12.