FRANCIS KAPLAN, PROPOS SUR ALAIN (FOLIO, GALLIMARD)

Maurice Ruben Hayoun le 18.03.2020

Ce n’est pas sans une vive émotion que j’entreprends le compte rendu de ce livre, un livre écrit par mon grand ami, le professeur Francis Kaplan, fils cadet de l’ancien grand rabbin de France, Jacob Kaplan.

J’avais repéré cet ouvrage sur le catalogue des éditions Gallimard et me réjouissais de le recevoir car Francis m’avait maintes fois entretenu des œuvres de ce philosophe Alain, sur lequel nous avions, tous et toutes, fait des dissertations en classes terminales.

Mais ma joie fut de très courte durée puisque dès réception de l’ouvrage tant attendu, je découvris que Francis s’était éteint peu de temps avant sa parution.

C’est donc un livre posthume qui a bénéficié de l’aide (préface et postface) de deux spécialistes connus et reconnus.

Pourquoi donc Francis aimait-il tant Alain, je m’en rends compte à présent en suivant ligne après ligne son commentaire sûr et clairement articulé. Je me suis aussi souvenu d’une phrase du philosophe qui nous avait conduit à exercer notre juvénile sagacité sur des phrases du genre : Penser, c’est dire non

Voici une phrase frappée au coin du bon sens mais qui résume aussi très bien l’approche du réel et de la pensée par Alain. C’est tout le problème de la Vérité et de sa possession On s’en rend compte dès qu’on aborde le rapport d’Alain à Descartes et au cartésianisme : refouler le douteux, ne s’appuyer que sur des preuves irréfragables. Se méfier des habitudes, de l’accoutumance et des apparences. Sans jamais verser dans un scepticisme insensé.

Pourtant, le sort de ce philosophe qui faisait la joie et l’intérêt, voire l’attrait de nos cours de philosophie au lycée, a été très injuste. Les lycéens de ma génération, arrivés au baccalauréat vers la fin des années soixante, avaient droit à de nombreuses leçons sur les œuvres, un peu disparates, un peu décousues de ce philosophe.

Aujourd’hui, ce n’est plus le cas, et ce, depuis belle lurette. Il est vrai que comparé aux trois H (Hegel, Husserl et Heidegger), le combat est assez déséquilibré. Mais ce qui sauve notre bon philosophe, c’est à la fois son approche des choses et sa méthode qui est celle des Propos, d’où le titre de ce bel ouvrage.

Certains sont d’avis que ces Propos sur tout et sur rien sont datés et ne pénètrent guère en profondeur. Certains pensent même qu’ils sont inutiles. Je pense, pour ma part, dans la mesure où je puis prendre la parole dans ce débat qu’Alain a été un grand témoin de son temps.

Et je pense notamment à la Grande Guerre, à la montée du nazisme et, en gros, à l’entre-deux-guerres. Ce fut une période de grande turbulence politique pour l’Hexagone.

Francis qui avait une connaissance très sûre des écrits de cet auteur a déployé un vaste éventail de thèmes et de notions comme la vérité et ses figures, la politique, l’économie politique, la religion, la guerre, l’antisémitisme etc…

Alain se méfiait, à juste titre, des professionnels de la politique qui devenaient députés pour ensuite grimper à l’échelon supérieur et devenir ministres, oubliant qu’ils devaient servir et non se servir. Entendez assouvir des ambitions personnelles.

Il dit maintes fois son mépris des ambitieux. Pourtant, spectateur lucide de son temps, il reconnaît à contre cœur la nécessité d’avoir un chef qui prenne des décisions, les bonnes de préférence. Il stigmatise, par expérience personnelle vécue, l’arrogance parfois criminelle des gradés de l’armée qui envoient très légèrement à une mort quasi certaine de jeunes soldats qui n’ont aucun recours pour contester de tels ordres.

Alain parle aussi de la trop facile tendance des chefs et des hauts dignitaires en général qui finissent toujours par commettre des abus de pouvoir et à virer au tyran. Le seul moyen de bloquer cette grave dérive est de contrôler le pouvoir.

C’est d’ailleurs le rôle du régime démocratique même si cela ne suffit pas toujours. Et notre bon philosophe n’oublie pas la voracité de toute administration qui créé sa propre bureaucratie pour étendre son pouvoir toujours un peu plus. Cela part d’une bonne idée mais la recherche du pouvoir et la quête insatiable de reconnaissance sociale conduisent au favoritisme et au népotisme.

On commence avec un personnel squelettique et on aboutit peu après à une administration pléthorique qui n’obéit plus qu’à elle-même. En fait, avec son esprit visionnaire, Alain dénonce la trahison des clercs, notamment ces ministres qui se font les porte paroles de leur administration, au lieu de la réduire, la rendre efficace et peu coûteuse. Qu’Alain se rassure : sa critique est toujours d’actualité

En gros, depuis Platon jusqu’à Alain, en passant par Hegel, il est toujours très difficile de gouverner les sociétés humaines. Alain en a pris acte, tout en indiquant où, selon lui, le bât blesse le plus. Alain a eu aussi des idées politiques de gauche, notamment communistes, même s’il s’est contenté de militer au parti radical…

Notre philosophe a connu deux guerres mondiales et il s’était porté volontaire en 1914… Mais cet homme a été, toute sa vie durant, un défenseur de la paix, sans jamais verser dans un pacifisme de mauvais aloi. Il disserte doctement sur les deux types de guerre, défensive et offensive, mais c’est la première qu’il accepte, lorsqu’on ne peut pas faire autrement ; Ce sont donc des propos qui sont loin d’être théoriques.

Il est une citation tirée de son Journal qui m’a un peu étonné mais que Francis n’a pas cherché à occulter ; voici ce qu’écrivait notre philosophe en juillet 1940 (p. 93) : J’espère que l’Allemand vaincra ; car il ne faut pas que le genre de Gaulle l’emporte chez nous… Etrange remarque !

Au sujet de la religion, thème que Francis illustre abondamment par de très longues citations, Alain se livre à une critique très sévère. IL affirme que nous sommes pourris de théologie (sic), que la vérité du christianisme réside dans le fait de vivre dans la pauvreté, en dépit de la réserve des évêques et du désagrément des riches…

Mais il tance  surtout ceux et celles qui placent derrière certains événements une forme de Providence ou qui invoquent le miracle à tout bout de champ : nus imaginons que tout allait vers l’événement ; comme vers une fin posée d’avance ; d’où les idées de Providence, de Destinée, de Fatalité ; en somme, nous revenons à la théologie (p 102)

Mais Alain ne résout pas vraiment le problème qu’il mentionne puisqu’il propose une explication assez courte : ne réfléchissons pas à cet agencement, contentons nous de l’admirer !!!

Mais cette indécision est bien moins inquiétante que certaines citations puisées aux meilleures sources et portant sur l’antisémitisme, réel ou supposé, d’Alain. J’avoue une nouvelle fois mon ignorance mais certaines déclarations sont, pour le moins, étonnantes, aux yeux d’un lecteur contemporain.

Il existe chez certains auteurs français de renom une sorte d’antisémitisme de base, résiduel, de faible intensité, mais qui rejaillit avec forcen quand l’époque s’y prête. A titre de comparaison, je me souviens de l’émotion ressentie quand on parlait de l’antisémitisme, réel ou imaginé de l’auteur des Lettres de mon moulin

Me revient en mémoire la déclaration Ô combien juste d’une grand spécialiste de la Rome antique, le professeur Théodore Mommsen, de religion évangélique, au sujet de l’antisémitisme atavique. Je résume ainsi son propos : Lorsque Israël fit son apparition sur la scène de l’histoire mondiale, il n’était pas seul mais était accompagné d’un frère jumeau : l’antisémitisme ! Triste vérité…

Chez Alain, je le souligne, certaines remarques ou déclarations sont nettement inacceptables et je rejoins , sur ce point précis, les remarques de Michel Onfray, même si j’approuve les jugements sévères de Francis sur lui…

C’est une question de méthode et de sérieux, mais s’agissant de l’antisémitisme même innocent, même inoffensif d’Alain, je ne suis pas convaincu pas les trésors d’ingéniosité exégétique déployés par Francis en vue de laver l’auteur de tout soupçon d’antisémitisme. Et ce ne sont pas les déclarations laudatives sur Spinoza et le style des livres bibliques qui y changeront quelque chose…

Mais ne commettons pas d’amalgame ni d’injustice : ne résumons pas toute l’œuvre alinienne à ces quelques points, si cruciaux soient ils. Le présent ouvrage reste une contribution importante à la pensée du philosophe des Propos…

Maurice-Ruben Hayoun

Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à  l’université de Genève. Son dernier ouvrage: Joseph (Hermann, 2018)

La rédaction de JForum, retirera d'office tout commentaire antisémite, raciste, diffamatoire ou injurieux, ou qui contrevient à la morale juive.

S’abonner
Notification pour
guest

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

1 Commentaire
Le plus récent
Le plus ancien Le plus populaire
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires
Élie de Paris

Tout celui qui se vrille sur l’ antisémitisme n’aura pas mon agrément. Je ne retiendrai de ce type que des ombres pèsent sur son agréation. Et qu’il est l’ inventeur du feu rouge..