Albert Bensoussan

Moyshele dans la Casbah

Conte judéo-arabo-yiddish approximatif

Ma tovou ohalekha Yaacov mishkenotekha Israël

Que belles sont tes tentes Yankele, tes demeures Itsroyel

מַהטֹּבוּ אֹהָלֶיךָ, יַעֲקֹב; מִשְׁכְּנֹתֶיךָ, יִשְׂרָאֵל (de gauche à droite)

Pour ma  Déborah

 

Moyshele faisait grise mine en parcourant la Casbah. Mais où sont les Juifs ? se lamentait-il en dévalant les venelles et se cognant aux murs. Il ne croisait que caftans, turbans et chèches, ou quelque haïk féminin qui découvrait dans la course, sous la mule soulevée, une plante jaune de henné. Comme Diogène quêtant l’impossible humain, il voyait bien une groïsseur oïleume, foule de gens,  iné nicht caïne mennche, et pas un seul homme dedans… Ach ! où sont passés les Juifs ? Car c’était la mission que lui avait confiée l’Agence Juive à Yeroushalaïme – et le rêve secret de son enfance mal adaptée au feu de Sodome, quand la fuite du ghetto de Łódź  l’avait directement transplanté au kibboutz surplombant Yam Hamelakh – la mer Morte. Le rouquin à rouflaquettes – pour mieux dire : des papillotes פאות peyess  – était un homard perpétuellement plongé dans la fournaise. Et n’est pas Daniel qui veut ! L’insolation le rendait manchot, inapte à l’extraction des phosphates comme à l’exploitation du sol : faire pousser des tomates ou des laitues sur le sel de la terre, ach , meshugener ! Ce que voyant, le chef kibboutznik démocratiquement élu lui avait demandé : mais enfin, hamor gadol, âne bâté, quel est ton projet de vie, ton plan de carrière ? (On voit bien que c’était un organisateur né, ce mazkir, et un bureaucrate de première.) Moi, avait dit le jeune carbonisé en vidant son sac d’une seule traite, je veux être chaliyar et parcourir les terres étrangères pour encourager nos pauvres frères de galout à monter en Eretz-Itsroyel. C’est cela qu’il voulait être, missionnaire ? Soit. Alya jacta est. (Quoique l’humour eût moins cours au brasier sodoméen qu’à la cour rafraîchissante du roi Wenceslas et autour du shtetl.)

La phrase fut prise au sérieux et la mission d’agent recruteur dûment confiée à Moyshele qui, depuis, ratissait les terres infécondes de l’Islam en parfait dépaysement et se lamentant sur le doux chemin des voyages, hélas ! mit steiner, semé de pierres. Mais enfin, bon an mal an, il faisait faire leur alya –  littéralement, montée, du fait que Jérusalem est bâtie en haut d’une colline (ou de sept collines, comme Rome) – à des milliers de malheureux otages de mellah. Le délégué sauvait les relégués. Et sautait avec eux, montait en Itsroyël, sa patrie insupportablement embrasée,  mais pour illico reprendre son barda et aller voir le vaste monde de la golah – l’exil – pour y apporter la guéoulah – la délivrance (délectable paronomase !). Visiblement il aimait son travail et avait, pour le dire, une phrase qui avait fait florès dans ces camps où les siens avaient mangé leur pain noir : Der chlissol tsime glic is arbeit, le travail est la clé du bonheur. La hara de Tunis, à jamais dépeuplée, c’était lui. Le mellah de Mogador éternellement orphelin de ses Youdi, c’était lui. Le ratage de Taroudant, lui encore. Toujours lui le rasage de Debdou, de Salé, de Meknès et la fuite éperdue d’Oujda. Les indépendances, en somme, c’était sa spécialité. Qui le voyait sanglé en grande lévite noire, flot de barbe rousse, tresses coquines et mèches rouquines au vent du Sahel, reconnaissait le chaliyar dépêché par Sion et venait lui baiser la main, comme s’il avait été quelque prophète béni soit-il.

C’est qu’il avait un sacré coup de main pour la mise en route, et aussi quelques formules bien senties en yiddish, ce qui, pour les niais Moroccos, avait tout de l’hébreu. Caïne cachaï, allait-il répétant au peuple le plus questionneur de la Terre, ne posez pas de questions ! Et les Hébreux, bouche cousue, le suivaient, mutiques, et traversaient l’Histoire. Ses mains tavelées de son et lumière ouvraient grand devant la horde juive les eaux des oueds miraculeusement asséchés. Quoi, il asséchait les rivières africaines ? Il tarissait les puits ? En vérité, le miracle est grand. Der emess, la vérité, marmonnait-il en son for intérieur, ise der beste ligue’n, est le meilleur mensonge. On voyait des communautés entières, un kahal au grand complet, plier bagage, emmailloter les rouleaux de la Torah, garnir leurs ballots de livres saints et d’images protectrices du Rav. Shimon Bar Yohaï, le pieux et le prophète de Méron, allait-il martelant, les protégerait mieux aux pentes verdoyantes de Safed, la cité aux mille kabbalistes, qu’entre les murs étriqués de leur Casbah. Casablanca-Haïfa via la Canebière, La Marsa-Ashqelon via Chypre, que de sillons tracés dans la mer par la verge magique de Moyshele, le grand messager, qui poussait son petit monde sur son Exodus ! L’homme doit vivre, en vérité, je vous le dis, a mennche zol laibenne chone…, ne serait-ce que par curiosité ! Curieux homme, en vérité !

Et voilà que ce jour-ci, celui de mon récit où tant va la cruche à l’eau, chlouf, chlouf, veste zaïne a rouf, littéralement : dors, dors et te voilà rav, bref  :

Moyshele parcourait la Casbah d’Alger en tous sens, s’engouffrant par la Porte Neuve, dévalant rue Benachère, s’accoudant au Divan et reliant d’une traite la caserne d’Orléans à la statue équestre du Duc en question – pas encore indéboulonné pour l’heure – sur la place du Gouvernement. Vaste parcours sans trouver trace de Juifs à sauver, nicht mennche, se lamentait-il, pieux et pauvre, ô piotr Moyshele ! Nicht caïne mennche, crachouillait-il au désespoir en se cognant aux parois du labyrinthe, nicht caïne. Nique ta mère, marmonnaient les yaouleds dans son dos. Mais à trop répéter qu’on a raison, on finit par avoir tort, et voilà et voilà que, justement, un homme se détacha d’une encoignure, barbe mal taillée et mince chapeau noir sur boucles grises. C’était Messaoud, le shamash, le bedeau, quoi ! de la synagogue de la rue Sainte la bien nommée, celle dont les fenêtres donnent sur la houle mercantile du marché de Chartres.

Était-ce à cause de l’énorme mezouza, tube en laiton emprisonnant la Parole, qu’on apercevait au chambranle, à l’entrée de la rue, qu’on l’appelait Sainte ? Pourtant ce lieu de culte et de recueillement donnait directement sur le shouk, bruyant et coloré, puant de tous ses fruits trop mûrs qu’on laissait pourrir sur le carreau des halles. Peut-être même qu’une inévitable porte close, de celles qui se proclamaient « Maison Honnête », se dissimulait-elle sous quelque porche de la fameuse venelle. Mettons. Le chaliyar suivit cet homme qui le salua d’un shalom à la juive, puis, faisant pivoter le lourd portillon synagogal, le mena par rude escalier aux hautes marches – symbole de la difficulté à gagner le ciel du Clément et du Miséricordieux, Hanoun ve Rahoum – jusqu’au premier étage où s’ouvrait l’arche sainte. Et alors là oui, trois fois sainte, kaddosh, kaddosh, kaddosh, et l’envoyé de Sion se haussa par trois fois sur la pointe des pieds, tandis qu’au milieu des stalles, des joncs fervents se balançaient en prière, davenen davenen, et alors là oui, des Juifs comme s’il en pleuvait.

Moyshele franchit le seuil de ferveur dans un charivari de mauvais hébreu où il saisissait ici tel verset du psalmiste, là l’invocation à Élohim, mais déformés, grossiers, comme crachés d’une gorge grasseyante et arabe, de surcroît martelés de coups de poing en plein sein. Pugilat ? interrogea-t-il du regard le bedeau qui haussa les épaules. D’autres chats à fouetter. Grosse famille à nourrir sur un seul salaire ? Et où le logis ? À deux pas, rue Saint-Vincent de Paul, la troisième porte sous la voûte. Alors quand même Juifs en Casbah, balbutia l’envoyé d’Israël… Mais son attention fut soudain attirée par le poing levé de – ach !  ce Laskar, fidèle contre le pilier, à l’adresse du rabbin, ach ! cet Achouche. Que s’étaient-ils dit ? Je parie qu’ils s’insultent en arabian. Gagné ! fit Messaoud. L’autre ne l’a pas appelé à la tevah pour dire le kaddish, et il en veut au rabbin, vous comprenez, ça fait un an que le vieux Laskar a perdu son père, bénie sa mémoire, zikhrono librakha, alors c’est l’azguir, n’est-ce pas ? et cet Achouche aurait dû l’inviter à dire la prière anniversaire du décès. Ces deux-là ils ne s’aiment pas, déjà tout petits ils se bombardaient au tire-boulettes devant la porte de l’Alliance Israélite de la rue Bab-Azoun. Ach, Bab-Ozone ? Justement le rabbin déboulait, désescaladant la nacelle, la main haute, les sourcils noirs de colère et le Laskar s’avançait, en garde, dans la typique attitude ramassée du petit Halimi qui venait de débuter sur le ring d’Algeria-Sports. Pugilat ? répéta Moyshele, heureux de ce mot qu’il laissait fondre dans sa bouche, puis tout aussitôt : ces Judes, tous des Arabians. À ces mots, toute la synagogue rejeta son talith, son talès, et, agitant les poings, la voilà jurant et tonitruant contre l’intrus.

Partons, fit Moyshele, schnell ! schnell !  et il entraîna Messaoud au café maure du marché de Chartres où, sur une table bancalement dressée parmi des pelures de cardes ou de pinkès, un thé à la nahna leur fut avancé. Bon, ça, sehr gut, fit l’ashkénaze qui découvrait avec plaisir que ce fameux arabian teh s’infusait avec de l’authentique thé vert originaire, tenez-vous bien, de Mossoul (ou peut-être bien de Boukhara). Du thé russe ! ach ! manquait plus que le samovar ! À ce moment Messaoud éructa un salut. Une jeune autochtone s’approcha, le voile enserrant ses cheveux, mais sans cacher tout à fait de magnifiques mèches rousses. Elle s’approcha et baisa au front le shamash. Derbouka, fit Messaoud, benti ma fille. Bonjour, mam’zelle Déborah, rectifia en bon hébreu le chaliyar. En même temps que ses joues rejoignaient la couleur de son poil. Fille et garçon s’empourprèrent de concert et n’arrivaient plus à se lâcher la main. Alors Moyshele se lamenta en riant : ma tête tourne et elle tourne. Derbouka l’aida à se rasseoir, mais si maladroitement qu’elle chuta sur ses genoux, car il ne la lâchait toujours pas, le bougre sodoméen, et s’épuisait : ça tourne et ça tourne. Vild libe, l’amour fou. Et voilà et voilà.

Et plus jamais, il ne quittait l’antre de Messaoud, couchant à même le carrelage à l’entrée, où se disposaient deux chambres (non sans noblesse, oui, ignoblement), celle des parents – Messaoud et Sultana – et celle des enfants : Derbouka, l’aînée, les petites Simha, Aïcha et Ziza, de quinze à trois ans en décroissance, puis les garçons, Zéboulone et Rahamim, de un à treize ans en remontant. Une famille bénie d’Adon-aï Sébaoth le Grand et le Saint, Gadol ve Kaddosh, avec pour seules ressources les rentrées charitables du géniteur, ce bedeau d’un oratoire qui ne faisait le plein qu’aux solennités du mois de Tichri, à l’heure du rachat – la kappara. Or curieusement couché à terre, dans le vestibule, lui qui avait tout à fait oublié le sol noir du ghetto des origines, Moyshele, chaque fois que Derbouka balançait son petit corps, tout juste nubile, pour se rendre aux toilettes à la cuisine (un seul local pour s’arranger de tout), Moyshele, donc, perdait toute mesure, et à la façon des Hassidim, cousins germains des darwish tourneurs, pirouettait vertigineusement. Ça tourne et ça tourne, chuchotait-il encore, et Derbouka lui apportait un doigt de limonade qu’elle lui faisait déglutir à petites gorgées en lui tenant la tête…

Chlouf, Moyshele, dors et bonne nuit, chlouf, chlouf, ma Derbouka, guit nacht. Les chuchotis nocturnes tissaient les fils de vierge d’une idylle. D’ailleurs pour cet homme sous le même plafond lézardé qu’une adolescente qui s’était tout juste plongée dans la piscine rituelle, le mikvé, au hammam d’Esther, n’était-ce pas assez dire que tout était dit ? Moyshele, à la faveur de la Bar-Mitsva du petit Rahamim, se retrouva la paume rougie au henné – un louiss d’or, s’écria-t-il ravi –, une datte entre les lèvres et des you-yous plein les oreilles, revivant les noubas d’Ashqelon et les hannas – cette application du henné qui symbolise les fiançailles – des bas quartiers hiérosolomitains, à Musrara, hantés par les Morocco-sakines, ces « couteau entre les dents », selon leur terrifiant surnom, mais le cœur sur la main et la main sur, justement, le genou de Derbouka. Modestes furent les fiançailles, car il fallait vite trouver une pièce spécifique pour consommer l’union, une fois signé l’acte de ketouba. La nuit de noces, toute la famille de Messaoud Hacohen alla dormir à la synagogue, chacun jetant sa couverture entre les stalles, et laissa aux époux la jouissance pleine et entière du taudis de Saint-Vincent de Paul. Pour une nuit, certes, car aussitôt m’sieur Laskar, Dieu bénisse, prêta au couple roux, et donc de bon augure chez nous, une chambre de terrasse au-dessus du Pauvre Indigène, sa boutique – fameuse et justement célébrée – de prêt-à-porter. Ainsi Moyshele et Derbouka, hatan ve kala, convolèrent sur la tête rase – le fartass, disait-on en arabe – du Sidi de l’enseigne. Habibi mon chéri, fit Derbouka en redescendant des bras d’airain de son mari, quand émigrerons-nous au pays du lait et du miel ? Mais le chaliyar, au septième ciel (je veux dire que le gaillard avait gravi sept fois d’affilée les monts et les cimes de sa verlobter, sa habiba, si vous préférez, sa chérie donc), se contenta de répondre, que l’amour est doux, die liebe ise ziss…  et c’est dans le halètement de l’une et le zézaiement de l’autre que la nuit les saisit en sommeil.

Désormais le shamash nettoyait à la cire chaque matin la chaise personnelle de m’sieur Laskar : enfin, c’est la petite Aïcha qui venait avec le polish et mettait, pour sa part, l’huile de son petit coude. Et si l’Achouche fronçait l’entre-deux poilu de son front rabbinique, Messaoud actionnait le clapet de bois qui, lors de la bousculade de Kippour, imposait à bavards et turbulents un semblant de silence et de crainte. Dès lors, les offices religieux se rythmaient au clip-clap de bois et les frères ennemis de la synagogue restaient sur leur quant-à-soi : on eût dit deux boxeurs jumeaux, tiens, Alphonse Halimi et Robert Cohen (qui allaient être, à tour de rôle, champions du monde des jeunes coqs pour la grande gloire de l’Algérie), chacun assis dans un coin du ring en attente d’une reprise qui n’arrivait jamais.

Et m’sieur Laskar, orphelin de son père, nanti d’une femme bréhaigne, et donc sans descendance, s’était épris de la petite Aïcha, celle qui frottait chaque jour sa chaise au polish. Il rêvait qu’elle lui tirerait les crocs de sa moustache et soulagerait ses colères de marchand de tissus. Alors il lui disait : tu vas venir vivre chez moi, tu auras un grand lit pour toi toute seule, et même une poupée mauresque, tu veux, dis, ma petite fatmah ? Et Aïcha, en essuyant la morve de son effort, s’en allait entretenir sa génitrice de la proposition du vieux négociant, puis elle revenait et s’activait sur la noble chaise jusqu’à l’arrivée du fidèle qui lui posait toujours la même question : qu’est-ce qu’elle t’a dit, manman ? Et un beau jour, le couperet tomba : Ima elle m’a dit Roh i’diya, Pars et bon débarras ! Ah ! comme il riait le Laskar de la naïve répartie de l’enfant…

Désormais Moyshele accompagnait son beau-père le jour du chabbat, et, à défaut d’épousseter les stalles – charge indigne d’un chaliyar, au demeurant en service commandé, et qui voyait en chaque fidèle, malgré sa mine de métèque, un candidat potentiel à l’émigration –, il distribuait à l’entrée les kippas crasseuses à ceux des misérables qui allaient en cheveux. Derbouka demeurait assise en tribune supérieure par respect pour l’usage. Mais le jour où Moyshele fut requis à la  lecture du Sépher-Torah  et monta à la tevah, cette estrade qui mettait les rouleaux sacrés à la juste hauteur sinaïque, tout le kahal entendit pour la première fois Moïse parler l’hébreu avec un fort accent teutonique, et cette paracha terminale, qui rapporte la mort du prophète à cent vingt ans dans les dunes de Moab où Dieu le ravit dans un baiser, prit des allures, dans la précipitation et le souffle guttural de l’ashkénaze, de cavalcade sur les steppes de l’Asie centrale. Quand le dernier coursier franchit la ligne d’arrivée, Derbouka ne se tint plus, ouvrit la bouche et secoua toute la synagogue d’un long you-you de bonheur et de transe. Ce fut un beau charivari et pluie de dragées sur la tête des fidèles qui se protégeaient tant bien que mal sous leur châle de laine des bombardements affectueux. Ce fut aussi la dernière fête avant l’exode : désormais le peuple de Moïse devait monter en terre sainte, oublier le veau d’or et ses rivalités tribales, l’Achouche et le Laskar remisant leurs gants de boxe, retrouver la charrue des origines, puiser au Jourdain l’humide fécondité, peupler Galaad de chevreaux et d’agnelles, lancer ses filets sur les eaux grasses de Kinéreth (qui est Tibériade) et en retirer cent cinquante-trois poissons, si l’on en croit ce pêcheur de Simon…

Car Alger, le pays de Moab, le Pauvre Indigène, tout devait s’embraser. (Les années soixante étaient entamées.) Ici une grenade, là un pain de plastic, une pucelle éventrée de belle bombe aux toilettes de l’Otomatic, une jeunesse s’écrabouillant dans la déflagration de la Cafétéria, et du Milk-Bar, Lucky Starway (à vrai dire : Lucien Séror) sautant avec son orchestre dans l’explosion d’une machine infernale placée sous l’estrade du Casino de la Corniche, et ces soldats boutonneux qu’on ramassait au matin, la gorge pendante, devant les Maisons Honnêtes, rue du Caftan, aux portes de la Lune, de la Feria ou du Sphynx (le lupanar juif de la ville). Des chevaux de frise firent leur apparition, bouclant les rues, enserrant la Casbah, le ratissage fut systématique. Pas un jour que Messaoud ne fût arrêté et ne dût expliquer – en arabe – qu’il était bel et bien français, et d’ailleurs juif, malgré son faciès, malgré son sabir. Dès lors, le chaliyar engrangeait ses prémices. Pas un rafiot pour Marseille qu’il ne chargeât de quelque pauvre frère en diaspora qui avait pour seul tort, qui le cheveu crépu, qui le teint olivâtre, et tel autre, monté du Sud, l’ample turban des tribus du Mzab.

 Moyshele utilisait frauduleusement le téléphone du Pauvre Indigène pour renouer les contacts et réserver les places au kibboutz : cette année-là qui fut la seule – lui étant là – à voir monter les Juifs des Areg sur son Exodus, il assura à lui seul le peuplement pour moitié de Dimona, au désert verdoyant du Néguev. Et dans la foulée, Messaoud ayant eu sa claque – clip-clap aux mains, et silence dans les stalles – de la rue Sainte, de sa misère et des ratonnades, Moyshele s’arrangea pour faire émigrer toute sa belle-famille aux maabaroth, ces préfabriqués de la Terre Promise, où se construisait encore l’État Juif. Dans la semaine qui suivit, m’sieur Laskar reçut une note de téléphone plus salée que la mer Morte, et à elle seule plus gonflée que toutes celles de l’année. Celle qui était gonflée, c’était Derbouka, pas seulement à cause du petit Yankele qui donnait déjà de la tête et du pied dans sa mer amniotique, mais pour les excuses qu’elle osait avancer : c’est le central qui a sauté, m’sieur Laskar, le téléphone est en feu. Mais au fond il s’en fichait, le pauvre vieux, parce qu’il n’avait plus sa petite Aïcha pour lui tirer les crocs. Alors il regardait Moyshele entre quatre z’yeux et lui disait : tu vas me faire monter sur le bateau, je pars rejoindre les miens, ma famille, j’en peux plus… Quant aux feuilles de téléph flanquez-vous-les au… bafouillis…

Quand la police le retint par le bras, il dut décliner, le front bas, voussure et humilité ghettoïques, une improbable identité. Moyshele, d’où que ça sort ? Et l’adresse ? Quoi la rie, quelle rie ? La rie Bob-Ozone. Ça serait pas plutôt Barberousse, séjour gratis à l’ombre, au pain sec et à l’eau ? Avec sa lévite en écaille de crapaud, ses mèches entortillées autour de l’oreille, son chapeau noir de clown triste, l’homme était suspect, à l’évidence. Il en fallait beaucoup moins, en effet, pour être conduit au dépôt qui s’honorait du nom du pirate le plus célèbre avant la Régence. Il fut conduit au commissariat et, vu son incroyable étrangeté, directement au bureau du chef. On suspendit à son cou la pancarte  « Dangereux terroriste » et l’heure passa sous le fil de la sixième faux. On se lève, figure de hibou, face de pou, espèce de félipou, lui fit le brigadier Kerdoncuf (qui venait des terres de Breizh), devant monsieur le commissaire !

Or régnait sur Alger, embrasée de guerre et de pestilence, un homme courtois et bon que rien ne destinait à l’exécution des hautes et basses œuvres. De son nom Moïse Ben Quelquechose  — Benhamou, peut-être bien —, appartenant également à la race milliardaire et maudite, et malgré ce double handicap, il avait gravi tous les degrés policiers jusqu’au trône principal. Bref roi des forces de l’ordre. Le chaliyar se leva en tremblant et déjà récitant l’ultime oraison : Chemô Itsroyel, bafouilla-t-il lèvres serrées, Odon-oye Elokeïnou… et l’autre d’achever aussi sec : Adon-aï Ekhad. Odon-oye Echod, compléta le polack en son ashkénaze inflexion. Shalom, shalom ! mains serrées et larmes aux yeux. Qui tu es, toi ? Moi chaliyar le chomer Itsroyel le gardien de la Terre Sainte que j’ai épouseté la Déborah au père Messaoud le shamash de la rie Sainte. D’une seule traite et sans respirer. Alors le commissaire, d’une grosse voix : Moshé ! Moshé ! on eût dit Dieu le Père au buisson ardent. Ineni, ineni, me voici, fit en bêlant l’agneau noir sur ses charbons ardents, et il ajouta aussitôt, presque par habitude : ti dois monter toi aussi en Itsroyel. C’est toi qui dois partir, calamar de ta race, toi, ta femme et toute ta smala. La famille, elle est déjà montée – alya – en Itsroyel. Tu dois partir, te dis-je, espèce de falampo, le temps presse, ce pays est foutu. Fouti ? Oui, fichu. Fichi ? – sourcils hérissés du délégué de Tsiyone. Oui, plus rien à faire. Plis rien ? Sinon son barda, ses cliques et ses claques. Une seule consigne de la part des terroristes : la valise ou le cercueil. El Male Rahamim shokhen ba’meromim אֵל מָלֵא רַחֲמִים שׁוֹכֵן בַּמְּרוֹמִים (de gauche à droite, certes) se lamenta Moyshele, à la mention funèbre. C’est cela, ni pleurs ni couronne, conclut le commissaire, et direction le bateau. Puis il raccompagna poliment jusqu’aux grilles du boulevard Baudin son malheureux frère de ghetto, entre deux rangées de méduses.

De retour rue Bab-Azoun, il grimpa sans reprendre souffle papillotes au vent au pigeonnier du Pauvre Indigène où Déborah s’activait au kanoun et tournait les yapreks d’une grosse cuillère de bois au milieu de la bouillie de poivre rouge. D’abord il l’enlaça et elle lui glissa une de ses boulettes piquantes entre les poils de ses lèvres. Il mastiqua, la pressa, la culbuta, la connut et, d’une belle agitation de fièvre, lui déclara pour l’éternité son amour sans faille. Habibi ! soupira-t-elle entre deux spasmes, quand est-ce qu’on part retrouver mes parents ? Nous partirons, fit-il brusquement et se dégageant. Mais voui, partons et laissons ce pays à sa fureur et la mort de ses os…

Oui, partir mon amour ! Sans retrouver la smala et la misère des tiens, et le malheur des miens. Nous irons. Où ? À Parish pardi. Un poste de shamash se libère à la synagogue. Comment ? où ça ? que sais-tu ? dis. L’émotion soufflait à Déborah les mots de son mari. Voilà et voilà : le shamash de la choul Guggenheim, qu’elle est rie Boutin, je l’ai convanqui de faire son alya en Eretz-Itsroyel, et comme toute la comminauté – trente familles, pas rien – se replie rie Buffault à Parish, c’est moi qui les accompagne, et là-bas je serai leur shamash, tout est déjà réglé. Le bateau est au port, la fumée sur la darse, les kives – les cuves, habibi ! – de pétrole sont en flammes, mais on s’en fiche que le pays il est fouti, il est fichi, le bateau il corne et y’a pas de brime, beau temps pour partir, laisse tes clip et tes clap, comme disait Abba, ton petit-père, on fout le camp, et n’oublie pas que die liebe ise ziss, oui, l’amour elle est douce, mais qu’elle est bonne, mit broïte, avec du pain …

Par Albert Bensoussan

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