L’éthique de Sainteté que le peuple juif préserve à travers les âges (Tetsavé 5775)

Avec Tetsavé, quelque chose d’inédit fait son entrée dans le Judaïsme : torat cohanim, c’est-à-dire le monde et l’état d’esprit du prêtre. Cela s’est avéré être rapidement une dimension centrale du Judaïsme. Elle domine le prochain livre de Torah : Vayikra. Jusqu’à maintenant, toutefois, les prêtres dans la Torah ont eu une présence marginale.

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Pour la première fois dans notre paracha nous abordons le sujet d’une élite héréditaire au sein du peuple Juif,  Aaron et ses descendants masculins, dont la tâche était d’officier dans le sanctuaire. Pour la première fois, nous évoquons dans la Torah les tenues de cérémonie : celles des prêtres et du grand prêtre portées lors des offices à la place sacrée. Pour la première fois également, nous évoquons l’expression, utilisée pour les toges : lekavod ule-tiferet, « pour la gloire et la beauté ». Jusqu’à maintenant kavod dans le sens de gloire et d’honneur a seulement été attribué à Hachem. Comme pour tiferet, c’est la première fois que ces expressions sont révélées dans la Torah. Cela ouvre une dimension complètement nouvelle du Judaïsme, à savoir la valeur esthétique.

Tous ces sujets sont liés au mishkan, le sanctuaire, évoqué dans les chapitres précédents. Ils ressortent du projet de construire une « demeure » pour Hachem, l’Infini,  à l’intérieur d’un espace fini. La question que je veux poser ici, toutefois, est la suivante : ont-ils un rapport quelconque avec la moralité ? Avec le genre de vie que les Israélites ont été amenés à vivre et les relations qu’ils entretenaient entre eux? Si oui, de quelle manière ? Et pourquoi la prêtrise apparait-elle spécifiquement à ce moment de l’histoire ? 

Il est commun de diviser la vie religieuse dans le Judaïsme en deux dimensions : il y a la prêtrise et le sanctuaire, et il y a les prophètes et le peuple. Les prêtres se sont axés sur la relation entre le peuple et Hachem, mitzvoth bein adam to makom. Les prophètes se sont concentrés sur la relation entre les sujets d’un même peuple, mitzvoth bein adam le chavero. Les prêtres ont supervisé le rituel et les prophètes ont parlé d’éthique. Un groupe se préoccupait de sainteté, l’autre de vertu. Vous n’avez pas besoin d’être saint pour être bienveillant. Par contre, il vous faut être bon pour être saint, mais cela ne représente qu’une condition d’entrée, et ne nous dit pas ce qu’est la sainteté. La fille de Pharaon qui a sauvé Moïse quand il était un bébé, était bienveillante mais pas sainte. Ce sont deux notions séparées.

Dans cet essai, je veux remettre en question cette conception. La prêtrise et le sanctuaire font toute la différence morale, et pas seulement une différence spirituelle. Comprendre comment ils le sont devenus est important, non seulement pour notre compréhension de l’histoire, mais également pour la manière dont nous menons nos vies aujourd’hui. Nous pouvons le voir en observant un important travail expérimental récent dans le champ de la psychologie morale.

Notre point de départ est basé sur le travail du  psychologue américain Jonathan Haidt et son livre, The Righteous Mind (l’Esprit de Justice). Haidt souligne que dans les sociétés laïques contemporaines, le champ de nos sensibilités morales s’est rétréci. Il nomme de telles sociétés WEIRD –Western, educated, industrialized, rich and démocratic –OEIRD, Occidentales, éduquées, industrialisées, riches et démocratiques –qui, en anglais, veut aussi dire : « bizarre »). Elles ont tendance à considérer les cultures traditionnelles comme étant plus rigides, obtuses et répressives. Les peuples issus de ces cultures traditionnelles ont tendance à voir les Occidentaux comme bizarre, parce que renonçant à l’essentiel de la plénitude d’une vie morale.

Pour prendre un exemple qui n’a rien à voir avec la morale : il y a un siècle,  dans la plupart des familles anglaises et américaines (non Juives), le dîner suivait un cérémoniel très codifié. La famille mangeait ensemble et ne commençait pas avant que tout le monde ne soit à table. Ils commençaient par des actions de grâce, qui remerciaient D.ieu pour la nourriture qu’ils étaient sur le point de manger. Il y avait un ordre suivant lequel les personnes étaient servies ou se servaient elles-mêmes. La conversation lors du repas était guidée suivant des conventions. Il y avait des sujets abordables et d’autres considérés comme inconvenants.

Aujourd’hui, cela a complètement changé. De nombreux foyers anglais n’ont pas de table prévue pour le dîner. Une étude récente a montré que la moitié des repas, en Angleterre, sont pris seul. Les membres de la famille rentrent à des heures différentes, prennent un repas du congélateur, le font réchauffer dans le micro- ondes, et le mangent en regardant la télévision ou devant l’ordinateur. Cela n’est pas un diner formel mais plutôt une forme de grignotage en série.

Haidt s’est intéressé au fait que les étudiants américains réduisent la moralité à deux principes, l’un relatif au préjudice, l’autre à l’équité. Concernant le mal infligé, ils pensent, comme John Stuart Mill le disait, que «  le seul objectif du plein exercice du pouvoir, contre sa volonté, sur un membre quelconque d’une communauté civilisée, c’est  d’empêcher qu’il fasse du mal à autrui ». Pour Mill, si ceci constituait un principe politique, c’est devenu un principe moral : tant que nous ne faisons pas de mal à autrui, nous sommes moralement autorisés à faire ce que nous voulons.

L’autre principe concerne l’équité. Nous n’avons pas tous la même conception de ce qui est équitable et de ce qui ne l’est pas, mais nous prêtons tous attention aux règles fondamentales de justice : ce qui est juste pour certains devrait être juste pour tous, agis comme tu souhaites qu’on agisse envers toi, n’infléchis pas les règles en ta faveur etc. Souvent, la première phrase morale que prononce un enfant est, «  Ce n’est pas juste ». John Rawls a énoncé la définition moderne la plus connue de l’équité : «  Toute personne jouit d’un droit égal à l’ensemble le plus étendu des libertés qui soient compatibles avec des libertés identiques pour tous ».

C’est la façon de penser des peuples des sociétés occidentales (OEIRD). Si cela est juste et ne fait pas de mal, c’est moralement permis ?.

Cependant – et c’est le point fondamental traité par Haidt – il y a au moins trois autres dimensions d’une vie morale telle qu’on l’entend dans les cultures non-occidentales, partout dans le monde.

L’une est la loyauté et son opposé, la trahison. La loyauté signifie que je suis préparé à faire des sacrifices pour l’amour de ma famille, de mon équipe, de mes coreligionnaires et de mes concitoyens, les groupes qui m’aident à être ce que je suis. Je prends en compte leurs intérêts avec sérieux, et pas seulement les miens.

Une autre dimension concerne le respect de l’autorité et son opposé, la subversion. Sans cela, aucune institution n’est possible, probablement aucune culture non plus. Le Talmud illustre cela par un récit resté dans les annales, sur un candidat prosélyte qui s’est adressé à Hillel en disant, « Convertis-moi au Judaïsme à la condition que j’accepte seulement la Torah écrite, et non La Torah Orale ». Hillel a alors commencé à lui apprendre l’Hébreu. Le premier jour il lui a enseigné aleph, beth, guimmel. Le jour suivant, il lui enseigna guimmel, beth, aleph. L’homme a commencé à protester : « Hier, tu m’as appris l’inverse ». Hillel lui a répondu : « Tu vois, tu dois compter sur moi, même pour apprendre le aleph beth (le B-A BA). Alors, compte sur moi également pour la Torah Orale ». [1] Les écoles, les armées, les cours de justice, les associations professionnelles, même sportives dépendent du respect de l’autorité.

La troisième dimension résulte du besoin de préserver  certaines valeurs que nous considérons comme non-négociables. Elles ne m’appartiennent pas et ne dépendent pas que de moi pour en faire ce que je veux. Elles représentent ce que nous appelons le sacré, le sacro-saint, ce qui ne doit pas être considéré à la légère ou en le profanant.

Pourquoi la loyauté, le respect et le sacré ne correspondent pas exactement à ce que pensent les élites libérales en Occident ? La réponse essentielle est que les sociétés occidentales se définissent comme des groupes d’individus autonomes cherchant à poursuivre leurs propres intérêts avec un minimum d’interférences d’autrui. Chacun de nous est un individu qui s’autodétermine selon ses propres volontés, besoins et désirs. La société devrait nous laisser poursuivre ces désirs aussi loin que possible sans interférer dans nos vies ou celles d’autrui. A cette fin, nous avons développé des principes de droits, de liberté et de justice qui nous permettent de coexister en paix. Si un acte est injuste ou engendre de la souffrance à autrui, alors nous sommes prêts à le condamner moralement, mais pas autrement.

La loyauté, le respect et la sainteté ne prospèrent pas naturellement  dans les sociétés laïques fondées sur l’économie de marché et le modèle politique démocratique. Le marché mine la loyauté. Il nous invite à ne pas continuer à utiliser le produit que nous avons employé jusqu’à maintenant, mais à le changer  pour en choisir un meilleur, moins cher, plus rapide et plus neuf. La loyauté est la première victime de la « destruction créative » de l’économie de marché capitaliste. 

Le respect pour des représentants de l’autorité – politiciens, banquiers, journalistes, chefs d’entreprises –  n’a fait que diminuer depuis de nombreuses décennies. Nous vivons l’expérience d’un manque de confiance et de la mort de toute déférence. Même le patient Hillel peut avoir trouvé cela pénible de traiter avec quelqu’un qui a été élevé dans le crédo que « Nous n’avons pas besoin d’éducation, nous n’avons pas besoin de contrôle de la pensée ou de directeur de conscience ».

C’est la même chose pour le sens du sacré, qui s’est également perdu. Le mariage n’est plus perçu comme un engagement saint, une alliance intangible. Au mieux, on le considère comme un simple contrat. La vie elle-même est en danger de perdre son caractère de sainteté avec  la propagation de l’avortement sur la demande d’assistance à la fécondation, de l’aide médicale « pour une mort assistée » en fin de vie.

Ce qui fait de la loyauté, du respect et de la sainteté des valeurs morales fondamentales, c’est qu’elles créent une communauté morale, par opposition à un groupe d’individus autonomes. La loyauté associe l’individu au groupe. Le respect crée des structures d’autorité qui autorisent les peuples à fonctionner effectivement comme des équipes. La sainteté relie les gens entre eux, dans un univers moral partagé. Le sacré, c’est par où nous entrons dans le royaume de – ce qui est plus grand que soi-même. L’acte même de se rassembler par le biais d’une communauté peut nous conduire vers le sens de la transcendance dans lequel nous acceptons que notre identité fusionne avec celle du groupe.

Dès que nous comprenons cette distinction, nous pouvons voir à quel point la morale universelle des Israélites s’est transformée, au fil des temps. Abraham a été choisi par Hachem «  de telle manière qu’il puisse instruire ses enfants et sa descendance à préserver la Voie de Hachem en faisant ce qui est juste et droit » (tsedakah umishpat). Ce que son serviteur a, d’abord, regardé lorsqu’il a choisi une femme pour Isaac était sa bonté, son Hessed. Ce sont les principales vertus prophétiques. Comme Jérémie le disait au nom d’Hachem : « Ne laisse pas le sage se vanter de sa sagesse, ni le fort de sa force, ni le riche de sa fortune, mais laisse celui qui se vante, se vanter de ceci : Qu’ils aient l’aspiration à Me connaître, à savoir que Je suis le Seigneur, qui exerce la bonté, la justice et la droiture (chessed mishpat u-tzedakah) sur terre et que c’est en quoi Je prends Plaisir” (Jer. 9: 23-24).

La bonté est l’équivalent de l’acte de prendre soin qui est à l’opposé du préjudice commis. La justice et la droiture sont des formes spécifiques d’équité. En d’autres termes, les vertus prophétiques sont proches de celles qui prévalent aujourd’hui dans les démocraties libérales de l’Occident. C’est ce qui nous permet de mesurer l’impact de la Bible Hébraïque sur l’Occident, mais c’est une autre histoire qu’on verra à un autre moment. Le point essentiel est que la bonté et l’équité concernent les relations entre les individus. Jusqu’au Sinaï, les Israélites ont juste été des individus, bien que faisant partie de la même famille étendue, qui avaient, ensemble, entrepris l’exode et l’exil.

Après la révélation au Mont Sinaï, les Israélites sont devenus un  peuple engagé dans une même Alliance. Ils avaient un souverain : Hachem. Ils avaient une constitution écrite : la Torah. Ils se sont mis d’accord pour devenir “un royaume de prêtres et une nation sainte ». Pourtant, durant l’épisode du veau d’or, ils ont montré qu’ils n’avaient pas encore compris ce que c’est que d’être une nation. Ils représentaient, plutôt, une foule.  La Torah dit, “Moïse a vu que le peuple était déchainé et que Aaron les a laissé hors de tout contrôle et devenir,ainsi, la risée de leurs ennemis ». Telle fut la crise à laquelle ont dû répondre le sanctuaire et la prêtrise. Ils ont transformé les Juifs en une nation.

Le service du sanctuaire réalisé par les Cohanim en tenue, qui apporte le-kavod « pour l’honneur », établit le principe du respect . Le mishkan, en lui-même, incarne le principe du sacré. Posé au milieu du camp, le Sanctuaire et son service ont transformé les Israélites en un cercle au milieu duquel est Hachem. Et bien qu’après la destruction du second Temple, il n’y avait plus de sanctuaire ni de prêtrise officiante, les Juifs ont trouvé des substituts qui ont rempli la même fonction. Ce que Torat Cohanim a apporté au Judaïsme, c’est la chorégraphie de la sainteté et du respect qui a aidé les Juifs à marcher et à danser ensemble comme une seule et même Nation.

Deux autres découvertes des recherches sont, ici, pertinentes à signaler. Richard Sosis a analysé une série de communautés volontaires mises sur pied par divers groupes, au cours du 19 ème siècle, certaines religieuses, d’autres laïques. Il a découvert que les communautés religieuses ont eu une durée de vie moyenne qui est de plus de quatre fois supérieure à celle de leurs homologues laïcs. Il existe un facteur proprement lié à la dimension religieuse qui s’avère être important et même essentiel, au maintien de la communauté.

Nous savons maintenant sur la base de preuves neuroscientifiques considérables, que nous faisons nos choix en fonction de l’émotion plus que de la raison. Les personnes dont les centres émotionnels (spécifiquement le cortex préfontal ventromédian) ont subi des lésions, peuvent analyser diverses alternatives de façon très détaillée, mais se montrent incapables de prendre de bonnes  décisions. Une expérience intéressante a révélé que les livres universitaires sur l’éthique étaient plus souvent volés ou non restitués aux bibliothèques que les livres sur les autres aspects de la philosophie. [2] L’expertise en raisonnement moral, en d’autres termes, ne nous rend pas nécessairement plus moraux. La raison est souvent quelque chose que nous utilisons pour rationaliser nos choix, qui ont, d’abord été faits sous le coup de l’émotion. 

C’est ce qui explique l’insistance d’une dimension esthétique lors du service du sanctuaire. Elle concerne la beauté, la gravité ainsi que la majesté. A l’époque du Temple, c’était la musique. Des chœurs de Lévites chantaient des psaumes. La beauté évoque l’émotion et l’émotion parle à l’âme, nous élevant vers de chemins où la raison ne peut se rendre, pour s’élever à la hauteur de l’amour et du respect, nous transportant au-delà des limites étroites de nous-mêmes, vers le cercle au centre duquel est Hachem.

Le sanctuaire et la prêtrise ont introduit dans la vie Juive l’éthique de quédoucha, de sainteté, qui renforce les valeurs de loyauté, respect et de sacré en créant un environnement de révérence, et l’humilité ressentie par le peuple après avoir reçu ces symboles de la présence Divine en leur sein. Comme Maïmonide l’a écrit dans un passage célèbre dans Le Guide des Egarés, [3]. Nous n’agissons pas en présence d’un roi comme nous le faisons lorsque nous sommes simplement en compagnie d’amis ou en famille. Dans le sanctuaire, le peuple ressentait qu’il était en présence du Roi.

Cet esprit de révérence donne du pouvoir aux rites, aux cérémonies et aux conventions sociales ainsi qu’aux politesses élémentaires.  Il aide à transformer des individus autonomes en un groupe responsable, sur le plan collectif. Vous ne pouvez pas entretenir une identité nationale ni même un mariage sans loyauté. Vous ne pouvez pas socialiser des générations successives sans respect des représentants de l’autorité. Vous ne pouvez pas défendre la valeur non négociable de la dignité humaine sans y mettre un sens du sacré. C’est la raison pour laquelle l’éthique prophétique de justice et de compassion, a dû être enrichie par l’éthique de prêtrise de sainteté.

Par Le Grand Rabbin et Lord Jonathan Sacks

23 février 2015 – 4 Adar 5775

 Texte adapté par Florence Cherki

[1] Shabbat 31a.

[2] Haidt, 89.

[3] Guide, III: 51.

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martin54

Là ou deux ou trois sont réunis en mon nom; Je suis au milieu d’eux.