La « disparition silencieuse » des juifs libanais, la première partie de la  série        » Histoires juives libanaises » par  Stéphanie KHOURI 

Raviver le souvenir d’une communauté méconnue aujourd’hui disparue, c’est aussi caresser du bout des doigts un Liban qui n’existe plus. Non pas par nostalgie, ni par culte d’un passé fantasmé. Mais pour comprendre ce que le monde d’hier a à dire du Liban d’aujourd’hui. Voici le premier article de notre série « Histoires juives libanaises ».

Etre un jeune juif en 1967 au Liban

« Je voulais vous dire bravo, vous avez été extraordinaires. » Albert Dichy a 15 ans lorsque le surveillant de l’établissement privé libanais dans lequel il est scolarisé l’aborde dans la cour de récréation pour le féliciter, à sa grande surprise, de la prouesse israélienne. Nous sommes en juin 1967. La guerre est sur toutes les lèvres. Le monde arabe pleure une défaite en forme de claque : dans le Sinaï, les chars égyptiens ont été cloués au sol, le drapeau israélien flotte à Charm el-Cheikh et les troupes de Moshé Dayan paradent à Jérusalem devant le mur des Lamentations. Les Libanais, eux, regardent avec stupeur cet épisode vécu comme une « agression caractérisée ». Privé d’école durant la durée du conflit, c’est sur l’écran du salon familial qu’Albert Dichy observe le spectacle de la débâcle arabe. Comme tous les Libanais de son âge. À une différence près : il est juif. Peu importe qu’il n’ait pas de sympathie particulière pour l’État hébreu. Du fait de sa confession, il sera désormais confondu avec cet « autre pays » qu’il ne connaît pas.

L’histoire d’une suspicion

La déclaration d’indépendance israélienne (14 mai 1948), l’exode des Palestiniens et la première guerre israélo-arabe (mai 1948 – mars 1949) ont durablement bouleversé les États arabes. Mais, avec un climat politique préservé et une frontière sud stabilisée après l’armistice israélo-libanais de mars 1949, le Liban était resté une exception. La séquence qui s’ouvre avec la guerre de juin 1967 marque une rupture. Dans un pays au tissu social inflammable, la radicalisation idéologique et l’exacerbation des tensions provoquées par la guerre des Six-Jours brisent cet équilibre. Si le Liban se tient officiellement à l’écart des hostilités, les nationalistes arabes accusent les tenants d’un isolationnisme à la libanaise de faire le jeu d’Israël. Les juifs du pays, qu’ils soient proches des milieux phalangistes chrétiens ou des cercles de gauche propalestiniens, se retrouvent pris en étau. Comme de nombreux coreligionnaires, Albert Dichy découvre alors une histoire qui le dépasse et le rattrape malgré lui. L’histoire d’une suspicion. D’un embarras qui ne veut pas dire son nom. Et d’une communauté qui fait partie de l’ADN libanais, dit-on, mais dont la présence sur le sol national est de plus en plus perçue comme une « contradiction insurmontable », estime Salim Nassib, un écrivain né à Beyrouth en 1946 dans une famille juive d’origine syrienne.

En 1975, la communauté n’est déjà plus que « quantité négligeable ».

Cette contradiction est au cœur de la dissolution de cette communauté qui, de 14 000 personnes à son apogée, passera à quelques centaines au milieu des années 1980 puis quelques dizaines aujourd’hui. Entre 1967 et 1970, une série d’événements politiques et militaires placent la problématique israélo-palestinienne au cœur de la vie politique libanaise. Prélude à la guerre civile (avril 1975-octobre 1990), ils contribuent à défaire le tissu social, contraignent une majorité de juifs à fuir et réduisent progressivement ceux qui restent à une quasi-clandestinité. En 1975, la communauté n’est déjà plus que « quantité négligeable », constate Salim Nassib. Les années 1980 achèvent ce que la décennie précédente avait entamé. Pour la première fois, les juifs sont ciblés pour leur appartenance confessionnelle à travers une succession d’enlèvements qui marquent les esprits et accélèrent les derniers départs. Au soir du conflit, leur présence n’est plus qu’un lointain souvenir, vestige d’une époque qui ne reviendra plus. Le pays semble depuis avoir fait table rase de ce passé. On ne mentionne plus la mémoire juive qu’à quelques rares occasions – par folklore, curiosité ou intérêt politique. À l’absence de connaissances académiques se sont ajoutés le tabou des années et le mutisme d’une communauté qui a pris l’habitude de ne pas parler.

L’exemple libanais

Leur histoire est pourtant riche d’enseignements. Elle amène à interroger le récit conventionnel selon lequel la vie juive en terre arabe serait marquée du sceau de la souffrance, des discriminations et des persécutions. Le souvenir des pogroms, dont le plus funeste demeure celui de juin 1941 contre les juifs de Bagdad (le « farhoud » ), continue de hanter la mémoire juive arabe. Mais l’exemple libanais invite cependant à s’abstenir de toute généralisation.

Un exode dû à la guerre civile

L’exode des juifs arabes est le plus souvent présenté comme le contrecoup de la création de l’État hébreu. Là encore, le cas libanais appelle à la nuance. Leur lente disparition n’est pas le produit d’une politique sioniste, comme cela a pu être le cas au Maroc ou au Yémen, où l’Agence juive (organe exécutif de l’Organisation sioniste mondiale créée à la fin du XIXe siècle en vue de l’instauration d’un État juif en terre d’Israël) joue un rôle déterminant. Là-bas, « on ira chercher les juifs jusque dans les villages reculés pour les conduire vers des aéroports, souvent clandestins, qui les mèneront en Palestine », rappelle l’essayiste Dominique Vidal, auteur, avec Alain Gresh, de l’ouvrage Proche-Orient : une guerre de cent ans (éditions sociales, 1982). L’extinction de la communauté n’est pas non plus le résultat de violences de masse, parfois d’État, qui contraignent par exemple les juifs de Syrie, d’Égypte ou d’Irak à prendre le chemin de l’exil. Au Liban, malgré l’existence d’un climat de peur qui gonfle à partir de la fin des années 1960, le départ des juifs est la conséquence de la guerre civile bien davantage qu’il n’est le produit du sionisme.

Une présence juive datée du 1er siècle avant notre ère et des migrations successives

Les juifs libanais forment l’une des plus anciennes communautés du pays. L’histoire de leur arrivée renvoie à la chronologie des persécutions dans le bassin méditerranéen. Aux familles implantées depuis des siècles – les premiers signes d’une présence juive sont décelés à Sidon au Ier siècle avant notre ère – se sont ajoutées des vagues de migrants venus de toute la région. L’expulsion des juifs d’Espagne, en 1492, mène une partie d’entre eux à élire domicile au Liban – où le ladino, cette langue parlée par les sépharades d’Espagne, sera longtemps pratiqué. Au début du XXe siècle, des juifs de Syrie, d’Irak, de Grèce, de Turquie ou d’Iran grossissent également les rangs de la communauté locale, principalement à Beyrouth où 5 000 membres sont recensés en 1911. Au fil des migrations, le milieu devient de plus en plus hétérogène. Dans les années 1930 et 1940, les juifs ashkénazes fuient les persécutions nazies en Europe de l’Est, à un moment où les Britanniques imposent une réduction de l’immigration sioniste en Palestine mandataire. Une partie s’installe au Liban, où un monde sépare désormais les juifs orientaux de ceux fraîchement débarqués d’Europe. « Mes parents se sentaient beaucoup plus proches de leurs voisins chrétiens ou musulmans que des juifs ashkénazes, à l’esprit raide très différent du leur », se remémore Salim Nassib.

La rue Georges-Picot, à Wadi Abou Jmil, était l’une des artères commerciales de la capitale libanaise jusqu’à ce que la guerre civile vide le quartier juif de ses habitants. Archives Nagi Zeida

Une terre de refuge, avec ou sans passeport

L’arrivée de milliers de juifs d’Irak et de Syrie en 1948, au lendemain de la première guerre israélo-arabe, confirme cette tendance : l’espace allant du Mont-Liban à la Méditerranée est une terre de refuge pour les minorités. La diversité des appartenances contribue à cimenter l’identité collective autour de valeurs communes, comme le multiconfessionnalisme, l’indépendance nationale et l’égalité intercommunautaire. Là aussi, c’est un Liban qui n’existe plus. Un pays dans lequel l’identité ne se mesure pas aux papiers que l’on détient. Car si une partie des juifs arrivés au cours du XXe siècle n’ont jamais été « formellement » citoyens, l’absence de passeport n’a jamais présenté d’obstacles pratiques. Joseph Dichy, débarqué d’Égypte au début du XXe siècle, devenu président de la communauté juive, était ainsi « signataire de la Constitution libanaise de 1926 aux côtés des autres chefs de communauté, alors même qu’il n’a jamais été libanais… », se souvient son petit-fils.

Citoyens 

Contrairement aux juifs du monde arabe vivant en terre d’islam, souvent considérés comme des citoyens de seconde zone, ceux du Liban disposent rapidement de tous les droits civils et politiques. Ils deviennent une minorité parmi d’autres – l’une des 18 communautés officielles. Comme pour ces dernières, les affaires relatives au statut personnel (mariage, divorce, décès) sont régies par le droit religieux et arbitrées par un tribunal rabbinique. Cette singularité explique, au moins en partie, que le laïus sioniste n’ait jamais exercé au Liban le pouvoir d’attraction qu’il a pu avoir ailleurs, y compris dans certaines capitales arabes.

On respirait librement

Pendant des décennies, on était donc juif au Liban comme on était orthodoxe, arménien ou druze. « On respirait librement. Il n’y avait pas du tout ce sentiment de danger, de méfiance ou d’inquiétude », se rappelle Salim Nassib, au souvenir des étés d’enfance passés à Aley entre familles juives, chrétiennes et druzes. En 1943, au moment de l’indépendance, le gros de la communauté se concentre déjà dans la capitale, même s’il reste quelques familles à Tripoli ou à Saïda. Dans le quartier de Wadi Abou Jmil, près du centre-ville de Beyrouth, tous les milieux se mélangent. Les enfants sont envoyés à l’Alliance israélite ou à l’école Talmud Torah, on fait sa bar mitzva à la synagogue Maghen Abraham, inaugurée en 1926, et on fréquente les petits commerces bruyants de la rue Georges-Picot, desservie par le tramway. « Le samedi, jour du shabbat, les juifs nous interpellaient dans la rue pour nous demander de venir éteindre la lumière ou allumer le gaz chez eux », se souvient Mona, qui a grandi au sein d’une famille chrétienne dans les années 1940 à quelques rues de Wadi Abou Jmil.

Albert Dichy, le 21 octobre 1965, lors de sa bar mitzvah à la synagogue Maghen Abraham, rue Wadi Abou Jmil, à Beyrouth. Il porte les tables de la loi aux côtés du rabbin More Amhine et de ses parents. Photo Albert Dichy

La coexistence apaisée

En dehors de la capitale aussi, l’atmosphère est légère. « Personne ne m’a jamais fait sentir que j’étais différente parce que j’étais juive », confie Rachel*, aujourd’hui presque centenaire, qui a vécu à Tripoli la majeure partie de sa vie. Parce que ses parents avaient choisi, en 1935, de fuir l’Allemagne pour Jaffa, en Palestine, elle avait échappé aux camps nazis dans lesquels périt une partie de sa famille. Lors d’une visite à Beyrouth, elle rencontre Rawad*, son futur mari, avec qui elle s’installe dans la capitale du Nord où demeurent encore une poignée de familles juives. La coexistence apaisée n’empêche pas certains particularismes de perdurer. « Les rapports avec l’extérieur sont formels… pas forcément mensongers, ni hypocrites, seulement il y a une frontière entre ce que l’on considère comme étant “chez nous” et les autres… », reconnaît Salim Nassib. En matière de mariage surtout, la cohabitation a ses limites. « À 16-17 ans, mes parents ont eu peur qu’on se marie avec des chrétiennes ou des musulmanes. Ils nous ont poussés à fréquenter, mes frères et moi, un endroit qu’on appelait “Le Club”, près de la synagogue, où il y avait des soirées dansantes chaque samedi », se souvient Albert Dichy.

L’ombre de 1948, le pays du Cèdre devient le seul pays arabe à voir sa communauté juive augmenter après la création de l’État hébreu

Sur le plan régional, le projet sioniste commence à faire des remous en Palestine mandataire dès les années 1930. Entre 1936 et 1939, la révolte arabe fait des milliers de victimes palestiniennes et gonfle le sentiment antisioniste dans toute la région. La création de l’État hébreu en 1948 représente une onde de choc pour l’ensemble du monde arabe.À Beyrouth, en revanche, la vie suit son cours. L’exode des Palestiniens et la première guerre israélo-arabe ont certes un impact sur le Liban et la vie des Libanais. Lorsque l’on a des attaches de l’autre côté de la frontière, un frère ou un oncle installé en Palestine, « la séparation tombe du jour au lendemain », reconnaît Albert Dichy. Mais aucun de ces événements ne remet en question le jeu confessionnel, ni la coexistence entre juifs, chrétiens et musulmans. Au contraire, ils marquent l’afflux vers Beyrouth de populations en provenance de toute la région, en particulier de Syrie, d’Égypte et d’Irak, où des violences ciblées provoquent des départs massifs dès la fin des années 1940. Le pays du Cèdre devient le seul pays arabe à voir sa communauté juive augmenter après la création de l’État hébreu. La séquence accrédite l’idée d’un Liban « refuge de toutes les minorités – des Arméniens aux syriaques, en passant par les chaldéens », offrant aux juifs nouvellement arrivés « la possibilité d’être rassurés, de se sentir en sécurité », dit Salim Nassib.

1950, le vent commence à tourner

C’est seulement au cours des années 1950 que le vent commence à tourner. Le premier incident ciblé contre la communauté est répertorié en janvier 1950. Esther Penso, directrice de l’Alliance israélite à Wadi Abou Jmil, est tuée dans un attentat à la bombe. La presse libanaise se contente dans un premier temps d’évoquer une « tempête » ayant provoqué l’effondrement de l’établissement. « L’école de l’Alliance frappée par la foudre », titre L’Orient du 22 janvier 1950. Mais rapidement, des rapports d’experts indiquent qu’il s’agirait d’un acte terroriste palestinien que les dirigeants communautaires auraient voulu étouffer afin de ne pas attiser les tensions. « On se disait : “Maalech”, c’est rien, on ne va pas s’inquiéter pour si peu…” », se souvient Salim Nassib. Un embarras nouveau fait aussi son chemin dans les entrailles de l’État libanais. Le discours officiel continue de prôner l’intégration des juifs, au même titre que n’importe quelle communauté. En coulisses, en revanche, les choses se compliquent. La nationalité est désormais refusée aux juifs qui en font la demande, dont une partie devient apatride. Dès 1950, des débats houleux ont lieu au Parlement alors que certains députés souhaitent exclure les juifs de l’armée. Aucun texte n’est adopté, mais la méfiance commence à dessiner les contours d’une « politique un peu honteuse, de côté, pour les écarter », indique Salim Nassib, qui se souvient d’un oncle par alliance, ingénieur dans l’armée libanaise, qu’on s’est « arrangé pour mettre discrètement à la retraite ».

Synagogue de Wadi Abou Jmil, année inconnue. Archives « L’OLJ »

La naissance du soupçon

À l’été 1959, la question de leur loyauté est remise sur le tapis au Parlement, dans le cadre d’un projet de loi portant sur la possibilité, pour les Libanais ayant émigré, d’acheter des terrains. Le texte n’est pas adopté, faute de soutien. Mais au cours du débat, le député chiite Kamel el-Assaad défend l’idée qu’une telle loi permettrait l’acquisition de terres pour le compte d’Israël, tandis que le député sunnite Takkiedine Solh maintient que « l’allégeance des juifs va à Israël ». « C’est sur cette ambiguïté-là que nous avons vécu : les autorités étaient à la fois très embarrassées par les juifs, qu’ils suspectaient d’avoir des relations avec Israël, et en même temps ils tenaient à proclamer qu’ils étaient des citoyens comme les autres », dit Salim Nassib. En réalité, la dégradation du climat social et politique se superpose à une forme d’hostilité plus ancienne, un antijudaïsme moins bruyant, mais plus structurel. Même s’il est moins fort qu’ailleurs, notamment en Europe ou dans d’autres pays arabes, l’antijudaïsme hérité des traditions chrétienne et musulmane imprègne la société libanaise. Outre les insultes de cours de récréation et les rares agressions physiques, il reste néanmoins un phénomène marginal, sans incidence majeure sur la vie quotidienne. « Il y avait une distinction, tout le monde savait qui nous étions sans que cela ne m’empêche de faire quoi que ce soit », se souvient Albert Dichy. Un état de fait « à la fois pesant et pas grave », poursuit ce dernier. Car, au pays du Cèdre, « l’antisémitisme était noyé dans un autre phénomène, qui est la vie communautaire ».

1967, fin de la parenthèse

Malgré ce malaise en devenir, le statu quo social est préservé jusqu’à la fin des années 1960. « Tout le monde vivait comme si de rien n’était; la guerre, c’était pour les autres », se souvient Salim Nassib. Le conflit israélo-arabe de juin 1967, en revanche, referme cette parenthèse (presque) enchantée et attise les tensions communautaires qui se cristallisent autour de la question palestinienne. Le pays semble soudain prendre conscience de sa composante juive. « Nous avons réalisé que tel ou tel élève était juif – alors que nous n’y avions jamais prêté attention avant », se souvient Gilbert Achcar, historien et universitaire libanais, scolarisé au Grand Lycée français de Beyrouth au moment de la guerre des Six-Jours.

L’ouverture d’un bureau de l’Organisation de libération de la Palestine

Cette dernière ouvre un nouveau chapitre dans l’histoire du pays. Grâce au rôle actif des réfugiés de 1948, les organisations palestiniennes ont un pied au Liban dès le début des années 1960, avec par exemple l’ouverture en 1965 d’un bureau de l’Organisation de libération de la Palestine présidé par Chafic el-Hout. Mais c’est seulement à partir de 1967 que l’importation du conflit israélo-palestinien sur la scène locale est véritablement acté : la guerre de juin (5-10), le bombardement par l’aviation israélienne de la flotte civile de la Middle East Airlines (décembre 1968), l’Accord du Caire (novembre 1969) puis l’expulsion des fedayine palestiniens de Jordanie (septembre 1970) ancrent le conflit au cœur de l’équation nationale.

La dégradation de l’environnement politique et sécuritaire

C’est à ce moment que la dégradation de l’environnement politique et sécuritaire commence à avoir un effet corrosif sur la société. « On a ouvert les yeux : soudain, les juifs ont senti que ce pays qui était resté à l’écart de la guerre et des révolutions, ce petit paradis dans cette région tourmentée, avait cessé d’être un refuge idyllique », dit Salim Nassib. Les départs se multiplient. Des familles entières, parfois des quartiers, plient bagage en direction de l’Europe, des États-Unis, de l’Amérique latine et, plus rarement, d’Israël.« On les a vu régler leurs affaires, vendre leurs biens et partir. Ceux qui allaient en Israël ne disaient rien, ils disparaissaient du jour au lendemain, il y avait quelque chose de honteux… » ajoute Salim Nassib. Ces familles-là, souvent parmi les plus modestes, ne quittent pas le Liban par conviction idéologique, mais par sens pratique, pour les avantages matériels qu’offrait alors le voisin du Sud.

« Très vite, on a réalisé qu’il valait mieux ne pas dire qui on était »

Pour ceux qui restent, l’insouciance des années passées est déjà une affaire ancienne. « Parce que les visages vont se fermer, parce que… très vite, on a réalisé qu’il valait mieux ne pas dire qui on était », lance Salim Nassib. La multiplication d’incidents sécuritaires et d’agressions accroît également le sentiment d’insécurité. Le 18 janvier 1970, deux kilos de TNT explosent devant l’école Tarrab, institut communautaire à Wadi Abou Jmil. Trois jours plus tard, alors qu’un autre attentat est perpétré contre l’hôpital Makassed, le quotidien Le Jour rapporte une « série noire d’attaques ». L’ampleur du phénomène reste limitée, sur le moment du moins. Mais quelque chose a changé. « Les dirigeants de la communauté ont commencé à chuchoter à l’oreille des juifs : “Vous savez, la situation est devenue instable, il faudrait peut-être préparer un départ…” Dans ma famille, des formulaires de l’ambassade canadienne ont soudainement apparu », raconte Salim Nassib.

« Les derniers sont partis »

Ceux qui n’avaient pas cédé à la tentation finissent eux aussi par renoncer quelques années plus tard, avec le début de la guerre civile. À partir de 1975, les barrages et tirs de snipers sont le pain quotidien des habitants de Wadi Abou Jmil, qui se trouve à cheval sur la ligne de démarcation entre l’Est beyrouthin, acquis aux forces chrétiennes, et l’Ouest, où sont implantées les milices propalestiniennes. Au cours des deux premières années du conflit libanais, 200 juifs meurent dans des tirs croisés. À cela s’ajoute la crainte de troubles sécuritaires et d’attaques ciblées, qui amène l’armée libanaise à poster des chars à l’entrée de Wadi Abou Jmil. « Nous étions devenus une population vulnérable », résume Albert Dichy. Au lendemain de la guerre des deux ans, le quartier est vidé de ses habitants : certains ont fui à Beyrouth-Est, d’autres se sont réfugiés en dehors de la capitale, à Jounié notamment, et d’autres encore préparent le grand départ vers l’Europe, le Canada ou l’Amérique latine.

« Nous savons qui est ta femme, si tu viens en Israël, il n’y aura plus de problème d’argent »

En juin 1982, l’ouverture de la frontière sud suite à l’invasion israélienne permet à ceux qui sont restés d’aller rendre visite à des proches en Israël. La présence israélienne est perçue par certains juifs comme un bouclier contre les miliciens armés, tandis que d’autres se voient offrir l’opportunité d’une vie nouvelle. Anna*, dont la grand-mère juive est venue de Russie dans les années 1940, se rappelle de la proposition d’un officier israélien, en visite chez eux dans leur salon de Sin el-Fil afin de rencontrer son père, alors en poste dans l’armée libanaise. « Nous savons qui est ta femme, si tu viens en Israël, il n’y aura plus de problème d’argent » a-t-il dit, se souvient Anna, dont les parents ont décliné l’offre. Les espoirs d’une paix israélo-libanaise, nourris par certains, volent en éclat le 14 septembre 1982 avec l’assassinat de Bachir Gemayel. Le retrait des forces israéliennes de la capitale puis du reste du Liban en juin 1985 rend la communauté encore plus vulnérable qu’elle ne l’était avant l’invasion.

De l’antijudaïsme religieux à un antisémitisme importé d’Occident

Car c’est à cette période que la suspicion à son égard franchit un nouveau seuil. À l’antijudaïsme religieux, s’ajoute un antisémitisme importé d’Occident qui rend de plus en plus difficile, pour ceux qui sont restés, la participation à la vie publique. « Les années 1980 sont des années de virage idéologique », analyse Gilbert Achcar, pour qui la fin du nationalisme arabe et la montée en puissance de l’islamisme ont contribué à infléchir le discours vis-à-vis des juifs. Dans ce nouveau contexte, conjuguer une identité arabe à une appartenance juive s’apparente à un exercice de contorsionniste.

Un peu plus de deux mois après l’invasion terrestre du 6 juin 1982, l’armée israélienne pénètre à Beyrouth. Ici, une voiture israélienne est postée devant la synagogue Maghen Abraham, rue Wadi Abou Jmil, le 23 septembre 1982. Archives « L’OLJ »

Une période sombre marquée par des enlèvements

À partir de 1984 et jusqu’en 1987, la communauté entre dans une période particulièrement sombre marquée par une série d’enlèvements revendiqués par un groupe chiite – les « Moustad’afine », le mouvement des « déshérités » créé par Moussa Sadr, devenu Amal en 1974. Parmi les onze leaders juifs portés disparus, seuls quatre corps ont été retrouvés à ce jour. En pleine guerre civile, la presse ne s’attarde pas sur ces faits divers noyés parmi la quantité d’autres disparitions ayant eu lieu à la même période – contre des chrétiens, chiites, sunnites ou étrangers. Pour les juifs, en revanche, c’est le coup de grâce. Un enlèvement marque particulièrement les esprits. Le 30 mars 1985, le Dr Élie Hallak, vice-président du conseil communal et connu pour être « le médecin des pauvres », est kidnappé. « À partir de ce moment-là, ils ont eu vraiment peur, les derniers sont partis », note Albert Dichy, qui se souvient de la douleur de son père, contraint au départ, au lendemain de ces événements. « Il est devenu l’ombre de lui-même », lâche-t-il. La communauté se réduit comme peau de chagrin. Dans les pages de L’Orient-le Jour, on estime en avril 1985 que s’il restait « environ 3 000 juifs à la veille de l’invasion israélienne, il n’y en aura dorénavant plus qu’une centaine ».

Un départ sans espoir de retour

Comme tous les Libanais, ils ont fui les violences, la peur, l’absence de perspectives. Mais la communauté juive est la seule qui ne survivra pas à la guerre civile. « Elle a disparu silencieusement, avance Salim Nassib. Ça n’a pas été un grand scandale, ni même un événement. » Car pour les juifs du Liban, la singularité se situe peut-être moins sur les modalités du départ, tragiquement communes compte tenu du contexte national, que sur l’impossibilité d’un retour. « Disons que je ne serais revenu que si j’avais eu l’assurance que le fait d’être juif ne posait plus de problème. Et pour dire la vérité, ce n’est jamais arrivé », confie Albert Dichy.

* Les prénoms ont été modifiés.Sources :
Schulze K. E., « The Jews of Lebanon – Between Coexistence and Conflict » (Sussex Academic Press, 2009).
Zeidan N. G., « Juifs du Liban – d’Abraham à nos jours, histoire d’une communauté disparue » (VA éditions, 2020)

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Bonaparte

A un moment ou à un autre…… chaque Juif où qu’il se trouve se réveillera brutalement .
Il y aura toujours un événement dans son histoire où quelqu’un lui tapera à l’épaule pour lui dire :  » la récré est teminée , rentre chez toi ne cherche pas à savoir qui tu es  » .
Quelques années  » idylliques  » lui ont fait oublié qu’il était Juif …….les événements l’ont vite rattrapé .