« Quand l’ennemi ravage le territoire et que les sujets réfugiés dans la ville voient leurs biens pillés et perdus, c’est alors qu’ils se dévouent au Prince sans réserve »
Machiavel, Le Prince, Livre X

A travers l’histoire de la Ve République, l’état d’urgence a permis d’instaurer un droit d’exception qui confère au ministère de l’intérieur des pouvoirs réservés en temps normaux à l’autorité judiciaire, dont le but ultime et immédiat de rétablir la sécurité et l’ordre public sur le territoire trahissait finalement le désarroi de l’exécutif face à la crise.

Pourtant, l’urgence qui commande cet état est d’une forme nouvelle : non seulement terroriste, elle est encore djihadiste, au caractère épars et virtuel, jouant sur la peur de la peur, la menace des attentats et de cette potentialité de brutalité. A ce titre, si le terrorisme est puni par la loi à l’article 421-1 du Code pénal 1, la menace l’est tout autant 2.
Il s’agira donc de s’interroger sur la capacité des outils prévus par l’état d’urgence à prévenir cette menace d’une forme inédite, et plus encore, sur la compatibilité de ce système au temps court avec un ennemi de temps long. Du latin preavenire, « prendre les devants », on se demandera si l’état d’urgence ne se contente que de prévenir l’imminence d’une attaque, ou s’il permet également d’anticiper réellement en amont et donc de façon efficace la menace terroriste : en plus d’être répressif, l’état d’urgence peut-il encore être préventif dans le contexte du djihadisme ?

I. Des résultats décevants : l’échec sur le court terme

Alors que la loi du 20 novembre 2015 a prorogé l’application de l’état d’urgence tel qu’il avait été défini en 1955, l’exposé des motifs a précisé qu’« il est aujourd’hui nécessaire d’adapter et de moderniser certaines des dispositions de la loi de 1955 (…) pour s’assurer de leur totale efficacité dans la lutte contre des menaces nouvelles (…) ». En effet, l’état d’urgence permet de répondre pertinemment à de futures menaces territorialisées, mais il est impuissant pour faire face efficacement au djihadisme et s’avère largement liberticide pour ceux qui ont été assignés à résidence ou perquisitionnés pour des raisons étrangères aux activités terroristes.

Les chiffres sont sans appel : 80% des perquisitions de la première phase de l’état d’urgence, c’est-à-dire jusqu’à février 2016, n’ont pas permis de relever la moindre infraction. En nombre d’armes, d’argent ou de stupéfiants saisis, les résultats sont décevants. Au terme de deux années d’état d’urgence, le bilan des plus de 4 600 perquisitions est de 625 armes saisies dans lesquelles sont comptées les simples crosses de fusil pour seulement 78 armes de guerre, et 23 procédures ouvertes au parquet antiterroristes de Paris. Pendant deux ans, il n’y a pas eu de mois sans que la France ait failli être endeuillée par l’action de terroristes que seules l’efficacité et la rapidité de l’intervention de nos forces de police ont su arrêter, et selon Jacques Toubon, le Défenseur des droits, « avec des méthodes classiques du droit ».

Pourtant, les victimes collatérales sont nombreuses. « L’état d’urgence s’est focalisé sur une certaine catégorie de personnes en fonction de leur religion, musulmane, ou de leur apparence, étrangère » affirme Malik Salemkour, le président de la Ligue des droits de l’homme. A défaut d’être sans résultat, des pratiques à l’égard d’une frange ciblée de la population sans contrôle judiciaire ont créé un sentiment d’exclusion injuste et injustifiée, un repli communautaire voire un rejet de l’Etat pouvant à terme conduire à rejoindre les rangs du djihad.


II. Les bienfaits de l’état d’urgence, des résultats indirects à longue porté
e

Passée cette première phase, les perquisitions ont été affinées à partir de renseignements plus précis. Si seules 16% des perquisitions menées dans les six premiers mois de l’état d’urgence ont déclenché des procédures judiciaires, le taux est monté à plus de 40% en juillet 2016. Ces chiffres traduisent la nécessité pour les renseignements et les forces d’intervention de s’adapter à la menace terroriste pour rendre leur lutte efficace à court comme à long terme.

Si elles permettent rarement de déjouer des projets d’attentat aboutis, les perquisitions administratives ont pour les services la vertu de mettre la lumière sur « le milieu et bas de spectre »: elles alimentent le renseignement en levant des doutes sur des réseaux, des individus ou des moyens tels que la vente d’armes. En effet, à travers les motifs du projet de loi prorogeant l’état d’urgence de février 2016, une autre finalité est apparue : « déstabiliser », « désorganiser les filières » liées au terrorisme 3. A ce titre, Olivier de Mazières constate qu’« il s’agit de ne pas se limiter aux incriminations de caractère purement terroriste, mais d’utiliser tous les leviers possibles (…) comme la fraude aux prestations sociales ou au travail dissimulé ». La perquisition administrative devient alors une facilité d’enquête qui permet, à moindre coût, de découvrir de nouveaux objectifs.

Par ailleurs, on doit souligner une forme de productivité psychologique à ce dispositif. L’opinion attend du pouvoir qu’il réagisse rapidement et fermement. Dans un pays traumatisé, l’effet rassurant de l’annonce d’une mesure n’est pas moins important que les mesures elles-mêmes 4. Le caractère extrême de l’état d’urgence octroie à l’Etat qui le proclame l’image d’un Etat fort, capable de défendre sa population mais aussi de faire face à l’ennemi. Cependant, les mesures psychologiques ne sauraient se substituer à des politiques, pas plus d’ailleurs que les mesures symboliques telles que le projet d’extension de la déchéance de nationalité.


III. L’état d’urgence, une question finalement nécessaire mais non suffisante à la prévention de la menace terroriste

L’état d’urgence a été, il est vrai, une mesure juridique et politique permettant de pallier les insuffisances du droit commun et aussi une certaine panique du pouvoir politique et de la haute hiérarchie de l’Etat.

Toutefois, le droit pénal gonflé par l’état d’urgence et les lois antiterroristes ne peut ni ne doit servir à prévenir la commission d’infractions, seulement à les punir. La dimension préventive repose sur une anthropologie moderne à laquelle les djihadistes sont étrangers. Le renseignement, quant à lui, liberticide également, peut s’avérer pertinent pour la prévention d’attentats. Mais il comporte deux défauts essentiels : parce qu’il est et doit rester largement secret, il ne peut être brandi comme la contre-mesure d’urgence qui rassure les populations, et il le peut d’autant moins qu’il est lui-même anxiogène précisément parce que tout le monde peut potentiellement être surveillé. L’efficacité du renseignement est toutefois largement conditionnée par la logique de coopération internationale : de même que les djihadistes n’ont pas de territoire et qu’ils peuvent agir partout, ceux qui les traquent par la surveillance doivent dépasser le cadre étatique et territorial auquel ils sont habitués et coopérer.

Avec ou sans état d’urgence, il ne s’agit pas tant de réfléchir sur des moyens exceptionnels comme ce dernier que de s’interroger sur des questions latentes dont les réponses pourraient être la clef d’une prévention efficace de la menace terroriste : l’organisation de nos services de renseignement ou la mutualisation concrète de nos forces d’intervention amenées à intervenir sur les attentats ; l’application de l’islam radical la culture du renseignement criminel ; ou encore le rôle du trafic de stupéfiants comme vecteur financier, mais aussi et surtout sociologique du terrorisme dans les cités françaises.

Si l’état d’urgence apparaissait comme une réponse légitime et immédiate face aux attentats, elle semble dérisoire quant à la prévention de la menace terroriste, gazeuse et potentielle, diffuse et variée. Pourtant, au-delà des mauvais résultats quant aux perquisitions administratives et aux assignations à résidence, des leçons positives sont à tirer de cette expérience. En effet, elle aura permis aux renseignements de s’adapter à de nouvelles contraintes et de recueillir des informations servant à analyser le réseau de cette nouvelle menace, chose indispensable pour une lutte à terme contre le djihadisme. Enfin, l’état d’urgence aura eu le mérite de remettre au centre du débat des questions primordiales concernant notre système de défense, de renseignements, mais aussi et surtout, notre démocratie.

Margaux Schmit
Paris le 28 Novembre 2017

Margaux Schmit n’écrit pas avec bonheur qu’en anglais. Elle maîtrise parfaitement la langue française comme vous le constatez dans cet article conçu pour Blogazoi et soumis à la dure sanction d’un devoir de Master 2 en expertise des conflits armés.
Cet article lui a valu la note de 17 sur 20 summa cum laude.
Nous sommes donc particulièrement fiers et heureux de vous proposer une fois de plus ses réflexions percutantes à souhait et si parfaitement éployées sur un sujet d’actualité aussi complexe et qui restera de longues années encore au cœur de notre vie démocratique et républicaine.
Leo Keller – BLOGAZOI

Notes

1 Articles 421-1 et suivants du Code pénal : « Constituent des actes de terrorisme, lorsqu’elles sont intentionnellement en relation avec une entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler gravement l’ordre public par l’intimidation ou la terreur, les infractions suivantes » dont notamment les atteintes à la vie, les vols, dégradations, la fabrication ou la détention de machines meurtrières et explosifs, le blanchiment, et le financement d’une entreprise terroriste.
2 Article 222-17 du Code pénal : « La menace de commettre un crime ou un délit contre les personnes dont la tentative est punissable est punie de six mois d’emprisonnement et de 7 5000 euros d’amende lorsqu’elle est, soit réitérée, soit matérialisée par un écrit, une image ou tout autre objet. »
3 Projet de loi prorogeant l’application de la loi n°55-385 du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence, 3 février 2016, exposé des motifs, p. 9.
4 François Saint-Bonnet, L’État d’exception, Paris, PUF, 2001, p. 371 et suiv.

Bibliographie :
• Le Monde, Dossier « Sortir de l’état d’urgence », n°22644, Mercredi 1er et Jeudi 2 novembre 2017 : o Edito de Jean-Baptiste Jacquin et Julia Pascual ;
o « Un an, 11 mois et 18 jours d’urgence » de Jean-Baptiste Jacquin et Julia Pascual ;
o « Une efficacité difficile à mesurer » de Soren Seelow ;
o « La nouvelle loi mêle droit et pragmatisme » de Guillaume Ryckewaert ;
o « On n’arrête pas les attentats avec des lois » de Patrice Spinosi.
• L’état d’urgence, un régime juridique d’exception pour lutter contre le terrorisme?, par Arlette Heymann-Doat, Archives de politique criminelle n°38, Editions Pédone, 2016.
• François Saint-Bonnet, L’État d’exception, Paris, PUF, 2001.
• De l’inadaptation de l’état d’urgence face à la menace djihadiste, par Wanda Mastor et François Saint-Bonnet, Revue Pouvoirs n°158, Editions Seuil, 2016.
• Projet de loi prorogeant l’application de la loi n°55-385 du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence, 3 février 2016.
• Où sont passés nos espions ?, de Eric Pelletier et Christophe Dubois, Albin Michel, 2017

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