Serge Margel, Les écritures du savoir,
le discours philosophique devant la question du religieux (
Beauchesne)

par Maurice Ruben Hayoun le 26.03.2020

Existe t il une ontologie de la vérité religieuse ?

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Voici un volume d’une érudition presque écrasante. C’est juste le titre qui fait un peu problème. Les différentes études qui y sont rassemblées sont le fruit de longues et savantes recherches, comme celle qui figure en tête et porte sur la subtile distinction entre la religion et la superstition.

Et surtout sur les conséquences pour la Rome de l’empire qui avait subodoré des menées subversives que développait en germe le christianisme primitif.

Je ne peux pas rentrer dans les détails de l’analyse mais bien des choses semblent regroupées autour de ces notions polémiques et surtout les différences conceptuelles entre les conceptions proto-chrétiennes qui ne reconnaissaient, au fond, que ce qui a été institué par Dieu, et les autorités romaines qui avaient une tout autre approche.

On peut le découvrir chez Cicéron notamment mais aussi chez d’autres auteurs qui ne parvenaient pas à saisir la nouveauté, l’essence de la religion chrétienne (son culte, ses rites, ses valeurs) à l’aide de leurs simples catégories mentales héritées du paganisme. On pouvait, à la limite, comprendre le fait chrétien comme une sorte de superstition ( à la Cicéron) implantée dans le domaine du privé mais il ne fallait pas que cela débordât sur le culte public.

Et là , on quittait le domaine de l’histoire religieuse pour entrer dans la vie politique et la sécurité intérieure de l’empire. La nouvelle religion allait devenir un puissant ferment de désunion et de discorde de l’empire romain.

Dans la philosophie politique de l’église, telle qu’elle se définira au cours de tout le Moyen Age, en gros les relations entre le sacerdoce et l’empire, seul ce qui vient de Dieu est accepté, mais rien de ce qui relève de l’institution humaine.

On sent cette tension qui est très forte lorsqu’on rapproche les principes de la Cité de Dieu et les fondements grecs de la politique ou de la vie sociale. Un observateur aussi sagace que Pline a bien repéré le danger, lui qui parle du christianisme comme d’une contagion qui s’attaque à tout ce qui n’est pas elle. Et il avait vu juste puisqu’on connaît la suite avec la Pseudo donatio Constantini qui a fait de l’église l’héritière de l’empire.

Prenons connaissance de cette remarque de Cicéron qui éclaire bien le débat : La connaissance de toute la nature nous soulage du poids de toute la superstition, nous libère de la crainte de la mort, nous empêche d’être troublés par l’ignorance des choses, cette ignorance d’où naissent souvent d’affreuses épouvantes…

L’étude suivante traite des violences sacrées. Notamment, le crime des crimes, le parricide qui remet en cause non seulement la législation naturelle mais pratiquement une législation divine puisqu’il supprime à la fois une origine et un modèle  ; le malfaiteur qui commet un tel crime ne peut avoir agi ainsi que sous l’emprise d’une grande fureur, ce qui aggrave sa peine.

Mais comme la peine capitale ne suffit pas en tant que châtiment et comme on ne peut tuer ce monstre qu’une seule fois, un programme sinistre est prévu post mortem, allant de la lapidation à la privation pure et simple de sépulture…

Le lecteur patient et attentionné trouvera aussi ici aune très belle étude du messianisme du grand penseur néo-kantien Hermann Cohen (ob. 1918). L’auteur de Religion de la raison à partir des sources du judaïsme fut un grand idéaliste et son interprétation de ce phénomène historique qu’est le messianisme ne manque pas d’intérêt.

En fait, ce sont les prophètes hébreux qui, depuis le VIIIe siècle avant notre ère, avaient promu la naissance de l’humanité historique, conquête éthique qui ne fut jamais à la portée de la pensée grecque dont l’orientation était radicalement différente. L’auteur fait ici appel à la pensée de Philon, meilleure illustration de la symbiose judéo-grecque .

Ceci fait intervenir aussi la notion d’histoire car le messianisme a une double action : il porte sur l’histoire et en même temps il en relève. Peuple en perpétuel exil, constamment persécuté, rejeté, vilipendé de toutes parts, ce peuple juif a survécu à la ruine de son Etat et de toutes ses structures étatiques.

Il n’a pas suivi le paradigme hellénique qui confinait l’histoire au passé, il a préféré ouvrir l’histoire sur le futur et l’avenir. Pour lui, le temps messianique est une leçon d’avenir et un retour à l’ancien, au déjà connu ou vu.

En néo-kantien qu’il était, Hermann Cohen a donc implanté ses vues dans les conceptions du messianisme à partir des sources juives anciennes.

Les Grecs n’ont pas songé à sauver l’essentiel, ce qui fut réservé à la culture religieuse juive laquelle n’a jamais lié l’existence de son éthique et de sa foi à l’existence d’un Etat… Et l’idée du Dieu unique s’est transformée en le culte rendu au Dieu de tout l’univers.

En revanche, tout en admirant ce bel exposé, je ne suis pas sûr qu’il faille traduire par la fin des temps ou des jours l’expression prophétique d’Isaïe : Aharit ha-yamim (la suite des jours). Plusieurs notions rabbiniques doivent être rapprochées les unes des autres pour donner un aperçu fiable sur la question : aharit ha-yamim, tumot ha-machiyah et hé’atid la-vo…

Je ne perçois pas très bien les transitions entre les différents textes mais celui qui se lit ici porte sur le prophétisme, le messianisme et l’eschatologie. Il s’agit ici de la centralité du personnage d’Abraham et d’une notion prédominante, la justice ou l’équité.

Difficile de tout résumer dans l’espace imparti, mais c’est Abraham qui donne le ton, lui qui n’était ni juif ni chrétien mais, selon le Coran, un hanif muslim, un simple croyant soumis ; un verset de Genèse 15 explique cette position primordiale : Abraham crut en Dieu et celui-ci le lui imputa en justice…

Abraham eut une vision sans vision, sans contenu visible mais cette caractéristique a stimulé la verve exégétique des commentateurs tant juifs que musulmans. Ces derniers n’ont pas hésité à s’approprier le personnage d’Abraham / Ibrahim pour en faire le premier des croyants, le premier des musulmans et le père d’une foi inconditionnelle : le chapitre 22 de la Genèse l’atteste sans la moindre hésitation.

Co volume qui est si riche passe d’une époque à une autre, d’un sujet à l’autre. Alors suivons le fidèlement…

Lorsqu’on est hébraïsant ou simplement de culture juive, on ne peut s’empêcher de constater une intime parenté entre la méthode de la psychanalyse et l’exégèse talmudique ou midrachique.

C’est ce que je ressens une nouvelle fois après m’être, de mon côté, plongé dans le complexe de Freud et de sa judéité. Il n’est pas question de revenir sur ce sujet passionnant mais aussi délicat, car, les nombreuses dénégations de Freud sur son ignorance du yddish, par exemple, est un indice : sa propre mère ne dominait pas le Hochdeutsch, elle ne pouvait parler à son cher enfant que dans son dialecte judéo-allemand ou autre. Et quant à lui ; il devait bien comprendre ce que lui disait sa chère maman…

Mais le fait le plus riche en symboles et en significations, en enseignements est, encore et toujours ce cadeau symbolique de la Bible familiale, transmise du père au fils, comme on passe un relais ou on transmet le flambeau. Plus importante encore est l’écriture de cette dédicace en hébreu qui signe un attachement et une fidélité.

Or, le père se prénomme Jacob, comme le patriarche du livre de la Genèse dont on nous dit le sens philologique : celui qui talonne (‘Ekév), celui qui supplante, notamment son frère aîné Esaü.

Même si tous ces rapprochements, toutes ces attributions, fondées ou infondées, nous étonnent, ils n’en révèlent pas moins l’existence d’un sous monde, d’un subconscient, deux choses qui imprègnent la nature du rapport entre le père Jacob et son fils au prénom déjà germanisé Sigmund…

En ce qui concerne les deux approches, les lectures respectivement de Derrida et de Yerushalmi, j’opte sans hésitation pour la seconde. Mais il demeure que le texte du père accompagnant la Bible offerte au fils mérite une analyse des plus rigoureuses. Or, depuis des générations, il résiste victorieusement à l’enquête des commentateurs.

On découvre aussi dans ce beau volume deux études sur la sécularisation de la langue (hébraïque) selon Gershom Scholem et Franz Rosenzweig, sans oublier Derrida, qui, dans ce contexte, fait un peu figure de pièce rapportée…

Qu’on veuille bien me pardonner cette sévérité ; mais à mes yeux, elle s’impose. En revanche, l’apport de Benjamin me paraît parfaitement justifié.

J’ai déjà eu l’occasion de parler de cette lettre ouverte envoyée par Scholem à Rosenzweig sur le statut et l’avenir de la langue hébraïque.. Les deux hommes étaient en profond désaccord, mais est ce étonnant ?

Je ne veux pas revenir sur un sujet que j’ai traité dans ma biographie intellectuelle de Scholem (Gershom Scholem, un Juif allemand à Jérusalem, PUF, 2002). Du côté de Rosenzweig, j’en ai fait de même (Franz Rosenzweig, une introduction, Paris, Agora 2017).

Et du côté de Levinas, la même chose (Emmanuel Levinas, une introduction, 2018, Agora. Il s’agit de voir dans quelle mesure Levinas critique l’historicisme hégélien en s’appuyant sur Rosenzweig qui avait fait sa thèse de doctorat sur Hegel et l’Etat.

Lorsque l’auteur juif revint de la Grande Guerre il ajouta un poème de Hölderlin qui stigmatisait l’aspect velléitaire des Allemands…

Ce recueil de Monsieur Serge Margel est très riche et fer date, en dépit de quelques disparités mineures qui n’entament en rien ses grandes qualités.

Maurice-Ruben Hayoun

Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à  l’université de Genève. Son dernier ouvrage: Joseph (Hermann, 2018)

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