Kos Yayine: la coupe brisée sous le dais nuptial

Introduction

On sait quelle lutte continuelle les rabbins en leur qualité de guides spirituels du peuple d’Israël ont dû mener contre les anciennes pratiques païennes ou superstitieuses sans jamais parvenir à les éradiquer totalement de la mémoire et du cœur des juifs… On va parler ici de la cérémonie nuptiale au cours de laquelle on brise une coupe pleine de vin. Cette cérémonie remonte à une époque très ancienne et fait intervenir des démons ou esprits malfaisants censés jalouser les humains le jour de leur bonheur, à savoir au moment de leurs noces. On se reportera à l’histoire relatée dans le livre de Tobit (voir plus bas) concernant le démon qui tua les maris de Sarah; c’est là l’expression classique de cette très ancienne croyance. Un passage de traité talmudique Berachot (54b) lui fait écho: on y dit que trois catégories d’êtres requièrent d’être gardés et protégés, le malade, le marié et la mariée. Et Rashi de commenter ad locum, shimmur min ha-mazziqin (protection contre les démons et esprits malfaisants)! Beaucoup plus près de nous, dans certaines communautés d’Europe de l’Est on ne laissait pas le futur époux sortir seul durant la semaine de son mariage: on allait parfois jusqu’à couvrir d’un voile le visage des fiancés. Rabbi Eléazar de Worms (ob. 1238) parle d’un taleth (châle de prière) dans son oeuvre Roqéah, § 353.

Il semble qu’il y ait eu trois manières de prémunir contre les maléfices des démons:

a) les combattre afin de les chasser.

b) les pacifier, se concilier leurs bonnes grâces en leur offrant des présents.

c) les circonvenir en leur faisant croire que la personne qu’ils jalousaient pour son bonheur n’était vraiment pas enviable.

La méthode utilisée par Tobias (Livre de Tobit VI, 7 et VIII, 2-3) sur les conseils de Raphaël consista à enfumer le démon à l’aide d’un foie et d’un coeur de poisson. Berachot 43b parle de torches en plein midi et d’un vacarme de procession. Rabbi Eliézer ben Nathan de Mayence, auteur au XIIé siècle de Eben ha-Ezer (Prague, 1610) voit dans ces torches en plein midi l’expression d’un surcroît de joie (p 128c) sans sembler y croire lui-même.

Quittons un instant ce contexte pour dire un mot du rôle du sel et du fer pour combattre les mauvais esprits. Le Shulhan Arukh (Orah Hayyim, 167,5) explique qu’il faut laisser du sel sur la table pour éloigner les démons. Quant au fer, nous apprenons a contrario par la Mishna Shabbat (6;13) qu’il est interdit de mettre sous son oreiller un morceau de fer en vue de combattre les démons. Or, comme le talmud ne perd pas son temps à interdire ce qui ne se pratiquait pas…. on peut en tirer que cette pratique superstitieuse était en vogue à son époque. La Mishna parle même de dérékh ha-Emori (pratique païenne). Pessahim 112a parle de nourriture contenue dans de la vaisselle de fer et placée sous un lit pour dire que malgré cette protection les démons pouvaient y avoir accès; ce qui signifie a contrario une nouvelle fois que le fer était censé assurer une certaine inviolabilité… Plus proche de nous, à l’époque de la téqufa, le Sefer Maharil recommande de mettre un morceau de fer dans l’eau afin de se prémunir contre les démons…

Pratiques rituelles

Parfois, on mettait même du sel sur la tête des mariés afin de les protéger des démons. Explication embarrassée du Roqéah qui se réfère à l’idée biblique de berit mélah (pacte immortel): le sel est imputrescible, ainsi en sera-t-il de l’union entre les deux époux. Mais il s’agit là d’une réinterprétation tardive. Il y avait encore au moins une autre manière de se concilier les faveurs des démons: verser devant eux de l’huile et du vin (Tosefta Shabbat VII,16); cette référence talmudique ajoute de manière significative: wélo midarké ha-Emori (Ce n’est pas un rite païen)! Le traité Semahot en fait de même: wé-‘eyn hosheshin mi-shum darké ha-Emori.

Mais on ne s’en tenait pas là; on sait que les rabbins avaient combattu avec vigueur le fameux adage «bois un peu et laisse-s-en un peu» en parlant de pratique païenne. Quant à Sanhédrin 92a il condamne carrément ceux qui laissent sur la table des miettes afin que les démons s’en nourrissent (kol ha-meshayyér petitim al shulhano ké-illu oved avoda zara). Même l’action de jeter de la farine est une façon ancienne de chercher à pacifier les démons. Toutes les explications parlant de prospérité et de fructification sont des réinterprétations ultérieures (par ex. Mahzor de Vitry, p 589).

Mais revenons au sujet qui nous occupe, à savoir l’action de briser le coupe nuptiale qui semble réunir en elle les trois façons de traiter les forces maléfiques. Baba Batra 60b préconise de mettre des cendres sur la tête du marié pour donner le change aux démons en simulant la tristesse. Berachot 31a va même jusqu’à évoquer une coutume consistant à hurler et à se lamenter les jours de mariages! Il est même possible que l’habitude qu’ont certaines familles de faire jeûner les mariés le jour de leurs noces s’apparente à cet esprit: chercher le pardon ou la bienveillance des démons. Cette coutume ne semble pas être juive puisque P. Kilayim III, 3, 65c-d affirme que le mariage en lui-même entraîne le pardon de tous nos péchés: dans ce cas à quoi servirait le jeûne? Comme on peut le constater, éléments juifs et vieilles traditions païennes se mêlent intimement les uns aux autres…

La première mention d’un bris de la coupe nuptiale intervient dans le traité talmudique Berachot (30b-31a) sans autre forme de procès. Il n’est pas inutile de reproduire ce petit passage: «Mar, le fils de Rabina, organisa le mariage de son fils. Lorsqu’il remarqua que les Sages présents étaient devenus trop gais il apporta une précieuse coupe de 400 zuz qu’il brisa sous leurs yeux. Tous en conçurent immédiatement une profonde tristesse. Rav Ashi organisa le banquet nuptial de son fils. Lorsqu’il remarqua que les Sages présents étaient devenus trop gais il apporta une coupe de verre blanc et la brisa sous leurs yeux. Tous en conçurent immédiatement une profonde tristesse.»

Le Talmud

Fait significatif, le talmud ne se permet aucun commentaire sur l’étrange comportement de ces deux éminents docteurs de la Loi. Il est néanmoins certain que le talmud savait de quoi il retournait: à savoir, feindre la tristesse pour échapper aux sortilèges des démons, car il relate immédiatement après cela l’histoire suivante: «Rabbi Jérémie était assis devant Rabbi Zéra. lorsque Rabbi Zéra vit que R. Jérémie trop gai et hilare il lui rappela le verset de Proverbes 14;23 qui tient plus pour la tristesse que pour la joie…

Que peut-on en dire? Que les rabbins ont voulu recourir ici à l’une des façons de circonvenir le démon en feignant d’être triste: n’est-ce pas ce que fit Hamnuna Zutra lorsque les Sages lui demandèrent de chanter lors du mariage de Mar bar Rabina (vu plus haut)? Il s’écria dans une complainte: «Malheur à nous qui devons tous mourir!»

Il existe cependant d’autres réserves rabbiniques qui auraient dû oblitérer une telle pratique du bris de la coupe nuptiale. Deut. 20;19 interdit la corruption des biens de la terre (bal tashhit). Il y eut plus encore: le silence persistant des géonim jusqu’aux autorités du XIIe siècle au sujet de cette cérémonie. On a évoqué plus haut Rabbi Eliézer ben Nathan de Mayence qui parle du bris de la coupe nuptiale et reconnaît la similitude du rite accompli de son temps avec les actes perpétrés dans Berachot (30b-31a) par les deux Sages. Cet auteur n’est vraiment pas convaincu du bien-fondé de ce rite ni même de l’interprétation que ses collègues en ont donné:

a) comment, demande-t-il, le bris d’une simple coupe peut-elle provoquer la tristesse des convives?

b) comment peut-on gaspiller du vin que l’on vient tout juste de bénir?

Rabbi Eliézer n’a jamais voulu admettre cette cérémonie qu’il ne mentionne d’ailleurs pas dans sa description des rites nuptiaux. Toutefois, cette réserve n’a restreint en rien la diffusion d’une telle pratique, comme l’atteste le Mahzor Vitry (pp 589, 593): «Il remplira à nouveau la coupe de vin, prononcera les sept bénédictions, portera la coupe à ses lèvres, en offrira aux mariés et jettera ce qui reste; il projettera ensuite la coupe contre le mur pour la briser.» Deux remarques s’imposent: d’abord les réserves de certains rabbins se sont comme évanouies, ensuite le rite est désormais double: on vide la coupe d’abord et on la brise ensuite. L’action de vider la coupe de son vin montre qu’on ne l’offre pas aux démons, l’action de la briser montre que l’on cherche à mettre le démon en fuite.

Plus tard, rabbi Jacob Moellin (ob. 1427) explique ceci dans le Maharil (Varsovie, 1874, pp 64b-65a): «Après qu’il eut achevé la bénédiction il présenta la coupe au marié d’abord et à la mariée ensuite, tout en la gardant entre ses mains. Il la remit enfin au marié lequel la projeta contre le mur situé au nord. Aussitôt après, on emmena le marié en toute hâte dans sa chambre afin qu’il y soit avant la mariée.» Le Maharil prétend que la fuite éperdue du marié est une dérékh simha (une action de joie) mais on ne comprend guère cette explication. Ce qui est quasi-sûr, c’est que dans l’imagination populaire de juifs vivant en Allemagne vers la fin du XVe siècle la fuite éperdue était censée empêcher les démons de se ressaisir alors qu’ils venaient d’être effrayés par le bris du verre du mariage.

Une réinterprétation

La réinterprétation du rite

Elle apparaîtra dans Kolbo, hilkhot Tish’a be-Av (Venise, 1547) qui dit que la brisure de la coupe nuptiale rappelle la tristesse due à la destruction du temple. Etrange! Ni Rabbi Eliézer ni Vitry n’avaient évoqué cette idée: ils disaient que même dans la joie il fallait être triste! Ici l’auteur semble avoir subodoré l’arrière-plan à la fois démoniaque et païen des récits talmudiques de Berachot; il en reprend l’idée de tristesse qu’il motive tout autrement. Ce n’est plus la volonté de déjouer les desseins des démons qui prime mais la réminiscence d’une catastrophe nationale, la destruction du temple. Il est intéressant de rappeler que des autorités aussi importantes que Joseph Caro (Bet Yosef, Orah Hayyim, 560) et Moshé Isserlès (Shulhan Arukh, Orah Hayyim, a.l.) reprennent l’interprétation de Kolbo (Zékhér la-Hurban), sans remonter plus haut ni en dire davantage !

C’était compter sans d’autres autorités rabbiniques dotées d’un fort penchant pour le mysticisme, lesquelles continuèrent d’appréhender la cérémonie du bris de la coupe nuptiale comme une tentative de pacifier les démons. Ishaya Horowitz (Shené Luhot ha-Berit, péricope Shoftim dit sans ambages que «la cérémonie consistant à briser la coupe nuptiale fut instituée afin de donner à l’attribut du jugement son dû et pour fermer la bouche de l’iniquité.» On voit donc que même après l’explication de Kolbo (Zékhér la-Hurban) on continuait dans certains milieux mysticisants à mettre en avant l’origine païenne de la cérémonie.

Moralité…

Bien que la superstition se préoccupe peu de la logique certains adeptes de cette cérémonie s’interrogèrent sur le symbole même du verre brisé: n’était-il pas de mauvais augure pour les mariés? C’est ainsi qu’à Cracovie on récitait la bénédiction des érussin sur une coupe en céramique que l’on brisait alors que les birkot nisu’in étaient prononcées sur un autre verre. Toutefois, cette pratique ne dépassa pas les limites de la ville de Cracovie.

On constate aisément tous les avatars d’une cérémonie si enracinée dans nos cœurs et nos traditions. Tant il est vrai que le mythe et la superstition sont plus porteurs de vérité vécue que la Vérité elle-même

Notices bibliographies: Lauterbach, J.Z. «The ceremony of breaking a glass at weddings» HUCA, 1925. Büchler, A. «Das Ausgiessen von Wein und Öl bei den Juden» MGWJ, 1905. (Le jet de vin et d’huile chez les juifs)

Maurice-Ruben HAYOUN
Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à  l’université de Genève.  Son dernier ouvrage: La pratique religieuse juive, Éditions Geuthner, Paris / Beyrouth 2020 Regard de la tradition juive sur le monde. Genève, Slatkine, 2020

 

 

Un mariage juif MARCUOLA, Marco (Vérone, 1740 – Venise, 1793) (attribué à) Venise, Italie,  Vers 1780

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