Dévalant encore et toujours les tournants Rovigo, j’avance sur les cotons de la mémoire, par des rues qui s’effacent et des places qui roulent vers l’abîme, dans une ville qui n’existe plus…

Depuis des années et des années, tant de sable a croulé, et je me vois toujours dévalant cette cité en pente, toutes ces rues d’Alger qui se jettent à la mer.

Comme nous fûmes jetés… Un souvenir parmi d’autre, alors que nous venons de vivre, en exil, en Bretagne, un Yom Azicarone de ferveur, de piété et d’émotion : Kippour à Alger, comment c’était déjà ?…Depuis la veille au soir pas une miette de pain, pas une goutte d’eau n’avait traversé mon gosier.

Je m’éveillais la langue râpeuse, et qui collerait au palais toute la journée, car défense de se laver, se rincer, se rafraîchir.

Le jeûne était contrition, il fallait aller au-devant de la souffrance.

J’accompagnais papa aux aurores.

Jamais je ne l’aurais laissé aller seul à notre synagogue, au cœur de la citadelle maure.

Une houle de chaleur montait aux tempes comme nous traversions les artères désertées.

Pas un commerce qui ouvrirait, ni rue d’Isly, ni sur la Lyre, ni aux tissus Bouchara ni chez Bakouche, pas plus qu’au Petit-Duc ou à la Maison Larade, qui avaient averti toutes les couturières catholiques de la ville que le rideau de fer, ce jour-là, resterait baissé.

Nous allions, contournant le centre ville, par la rue Dupuch et les tournants Rovigo jusqu’à déboucher rue Randon, déjà folle d’odeurs et de huées.

Il fallait se frayer un chemin dans la foule arabe, comme de coutume affairée en ruelles, éviter prudemment les Balek ! – ôte-toi de là ! – du livreur poussant à la hâte sa carriole cahotante, et ne pas se cogner aux ânes aveugles descendant la Casbah avec leurs ordures à ras bord des couffes qui souillaient de part et d’autre les parois.

Et il fallait fermer les yeux sur les fellaghas déguisés en fatmas, dissimulant sous le voile du haïk un pistolet assassin…

Enfin les grilles du Temple, sur la place du marché, avec l’inévitable agent de police, symbole dérisoire de notre sécurité.

Mais nous n’avions rien à craindre de nos frères enturbannés dont l’un venait allumer les lumières quand la loi hébraïque l’interdisait à nos mains.

Le shamash, qui arrivait forcément le premier, allait cogner à la porte du yaouled appointé par le Consistoire, qui traversait la place du Grand-rabbin Abraham Bloch – rappelons son pieux nom : à la guerre de Quatorze cet aumônier israélite (c’était son titre) avait poussé l’héroïsme jusqu’à apporter un crucifix à un soldat agonisant qui réclamait un prêtre, mais son nom est désormais effacé des plaques algéroises – sur les pas de M’sieur Benatouil, qui, ouvrant grand la porte de la synagogue lui désignait au vestibule les minuteries respectives, hada-ou-hada, celle-ci et celle-là, puis lui faisait traverser la travée centrale, et l’Arabe prenait soin d’ajuster sa chéchia ainsi que I’Allah des Juifs l’ordonnait, et il allumait les feux de la rampe autour de la Tevah, l’estrade de prière, et les guirlandes d’ampoules au-dessus de I’Ei’hal qui, ce jour-là était un splendide rideau de satin blanc, linceul immaculé tiré sur les rouleaux sacrés, nos pieuses richesses de Verbe.

Puis l’éclaireur montait aux galeries supérieures et branchait les petites lampes pour les femmes, et descendait même aux toilettes du sous-sol qui serviraient à soulager la vessie économe de ceux qui ne boiraient pas d’eau de toute la journée.

Ce bedeau arabe, qu’il soit béni ! exécutait tout ce que la loi de Moïse nous interdisait de faire au jour du Grand Pardon – ainsi que nous nommions Yom hakippourim azé.


La Synagogue d’alger

Papa frottait ses mains contre le mur du Temple pour les purifier des contacts profanes – l’âne et la carriole aux Baleks !

Nous poussions le porche.

À gauche dans l’entrée, et donc à la droite de la porte, la large main de velours rouge aux cinq doigts d’or qui recouvrait la mezouza, cette parole divine que nous baisions, le front déjà nappé de cette ferveur qui montait des psaumes d’aube récités par les premiers fidèles.

Le père Bittoun s’asseyait à la tevah, mais à l’angle, juste contre le mur tapissé de plaques noires à la mémoire des disparus, en retrait de l’estrade réservée aux notables et aux membres du Consistoire qui n’arriveraient pour la plupart qu’en fin de matinée.

Toute la journée étant consacrée à la prière, pourquoi se hâter ?

Ce vieillard plié en deux récitait tous les chants de David sur sa lyre, la guitith, qui balisaient le premier des cinq services composant le jour de Kippour.

D’une voix grave, sonore et précipitée, le dos voûté, s’agitant sur sa chaise, il entonnait à mon oreille attentive I’hymne de Hannah offrant à la synagogue son enfant, son fils unique, Samuel, le prophète qui allait oindre les premiers rois d’Israël — et qui était le nom de mon père.

Et les pieds nus dans des espadrilles.

Car ce jour-là les hommes pieux de mon pays, bannissant le cuir, chaussaient des semelles de corde et s’habillaient de blanc, en instance de purification.

Papa, lui, mettait son plus beau costume d’été, en lin écru assorti à son canotier, et se déchaussait selon l’usage du village.

Toute la journée il la passerait en chaussettes.

Beaucoup imitaient son exemple, et pas seulement pour la contrition…

À la prière de Hodou l’Adochem ki tov — Remerciez l’Éternel –, M’sieur Timsit (dont le fils irait rejoindre la rébellion du FLN, hélas ! serait arrêté et, condamné à perpétuité, passerait Kippour en prison, jeûnant et priant, tout communiste qu’il fût) prenait les commandes.

L’administrateur de la synagogue couvrait sa vaste carrure des franges de laine en noir et blanc et s’avançait sur la rampe de la nacelle, invitant I’assistance à le suivre dans l’harmonie de sa voix. L’office du matin commençait vraiment.

Mes deux oncles, Samuel et Coco, venaient nous embrasser et prenaient place au fond où ils resteraient debout toute la journée, obéissant à quelque ancien vœu de jeunesse ou à une superstition digne de leur mère Lalla Sultana, et ne s’autorisaient parfois que I’accotement au mur ; ou alors Coco soulevait sa jambe et demeurait comme un héron sur une patte, à cause des varices. (Sans savoir qu’à son enterrement à Pantin, en 2OO6, le ministre Jean-Louis Borloo viendrait suivre son cercueil et témoigner grand respect pour ce modeste bourrelier, dont le fils, Dieu merci, avait bien réussi).

Mais j’ai compris plus tard que si mes oncles avaient vraiment fait ce vœu de rester debout toute la sainte journée, c’était plutôt un vœu de pauvreté, car ce n’étaient que des artisans besogneux, aux moyens si limités qu’ils leur faisaient renoncer à payer leur place assise dans la plus noble des synagogues algéroises.

Là où ils sont aujourd’hui, je suis bien sûr qu’ils figurent au premier rang, béni soit leur souvenir ! »>Article original

Le rabbin Chemoul avançait lourdement entre les stalles, déjà excédé par I’hydropisie, et nous l’aidions à se déplacer, à gravir les trois marches de I’arche, en lui baisant la main.

Son gendre, M’sieur Pérez, la plus belle voix de basse profonde de toute la synagogue, en était déjà aux psaumes de Cha’hrit, à la fin du premier service, et son timbre grave s’accordait éminemment à la pénitence.

Le grand-rabbin Eisenbeth entrait à son tour, noble visage et barbe taillée, noire et blanche, s’appuyant sur sa canne, et nos mains sur ses mains, et nos baisers de révérence.

Bientôt la synagogue était pleine, les autorités prenaient place dans les beaux fauteuils de cérémonie, qui pieds nus, qui en espadrilles, les rabbins en soutane de lin blanc, et les voix gonflées de ferveur.

Qu’on me permette ici de faire une incise pour faite entendre la petite voix de mon ami Julien, quand il avait douze ans à peine, et qu’il n’était pas encore devenu un as de la prière.

Un matin de Kippour, et peut-être est-ce celui dont je parle, le grand-rabbin, après avoir gagné la nacelle, entra dans la petite salle attenante, à droite de l’Ei’hal.

Et là, le jeune Julien, qui connaissait les lieux – la cachette, disait-il – à cause de son père qui était guizbar, un notable de la synagogue, avait réuni ses petits camarades de Bab-el-Oued qui, comme lui, trouvaient le temps un peu long, surtout qu’ils avaient été privés ce matin-là de café au lait et de calentita (ce flan salé à la farine de pois chiches) et avaient encore devant eux de longues heures de jeûne.

Et que faisaient-ils pour tromper leur attente, ces galopins ?

Ils jouaient tout bonnement aux tchic-tchic. Qu’ès acco, tchic-tchic ?

Eh bien ! ce sont les dés, ceux-là même qu’on jette sur le velours noir du jacquet, et qu’on peut aussi bien lancer assis par terre, entre ses jambes écartées, comme au jeu des osselets, en calculant le plus haut chiffre, et celui qui atteint le plus beau score est déclaré vainqueur.

Voilà à quoi jouaient Julien et ses petits camarades, sur le velours rouge du petit salon d’apparat qui tenait lieu, aussi, de vestiaire pour les rabbins, quand, noble vieillard, vénérable et imposant avec sa longue barbe blanche, entra en scène le grand-rabbin Eisenbeth.

Ce fut un beau scandale, ce matin-là, et la voix de basse de notre berger alsacien fut si chaudement sollicitée, que papa Zenouda accourut sur le champ, en interrompant le fil de sa contrition.

Et voilà que, malgré la solennité du jour et le ventre creux de tout un chacun, les mains volèrent au-dessus des têtes enfantines.

Ce fut une belle raclée générale.

Qui parlait de Grand Pardon, ni même de petit… ?

Bon, nous en arrivons aux chants et les voix qu’on entendait là, que de beautés !

Parmi elles, le plus vaillant ténor de la synagogue, Martin Zenouda, accompagnerait le défilé des rouleaux de la Torah entre les travées en entonnant d’une voix claire et lumineuse le Mizmor-lé-David qui s’achèverait sur ce cri de Paix, ce Chalom, en un contre-ut que lui seul avait le pouvoir de lancer, tenir et vibrer, jusqu’à ce que les vacillants porteurs de la Loi aient pu replacer les Séfarim dans l’armoire sainte.

L’un des privilèges du Grand Temple — je ne parle pas seulement de la présence du Grand-Rabbin d’Algérie, Maurice Eisenbeth — était qu’on y entendait les voix les plus charmeuses. Il y avait, bien sûr, Sassi, vedette d’une émission de musique arabe de Radio-Alger, qui faisait les beaux soirs de la Casbah et les beaux jours de fête de notre kahal.

Et puis M’sieur Kespi, qui rivalisait avec lui en tressant les versets de la couronne, que nous appelons le Keter. Et même la soprano colorature de l’Opéra, Ida Donnedu qui, elle, ne chantait qu’aux mariages en grande pompe, mais qu’on entendait aussi, à la tribune des femmes, entonner les refrains d’un aigu infiniment doux : Mi El kamo’ha — Quel D.ieu comme le nôtre !

En vérité Ida, quelle voix comme la vôtre !…

Ai-je dit que nos chants de synagogue étaient des poèmes, souvent espagnols et médiévaux, où le souci de la rime et du rythme rivalisait avec les plus belles stances du grand Isaïe, le prophète de l’Exil et de la Délivrance, avec en hébreu entre ces deux mots, golah et guéoulah, le gauchissement d’une simple voyelle.

En fait, ce jeu de mots balisait notre parcours, car, si nous étions enfants de l’Exil, nous aspirions tous, par le jeûne, la cendre et le retour sur soi, à la Délivrance, ainsi qu’il est dit, à l’énumération des multiples portes du salut implorées au dernier temps de la Néhila, la prière de Clôture : Cha’aré Guéoulah, la porte de la Délivrance…

On se levait dans un grand envol de châles, en soie blanc bleu pour les jeunes, en laine blanc noir pour les vénérables, et on s’asseyait, et on se relevait, ainsi toute la sainte journée, sauf pour mes oncles et leur vœu de joncs immobiles, contrits, pénétrés de gravité, dignes fils d’une mère excessivement pieuse, ma Sultana de grand-mère, d’ailleurs dotée de pouvoirs de guérison, qui, toute sa vie, a jeûné chaque jeudi, et pour qui, lorsqu’elle passait Pessa’h chez nous, papa racontait en arabe la sortie d’Égypte.

II y avait aussi quelques femmes au balcon, mais sans les enfants qu’on n’amènerait que le soir, pour la bénédiction des Cohanim, au plus chaud, au plus haut de l’exaltation, dans le misérable hourvari des confessions — viddouï –, des aveux, des remords et du repentir – ‘hatanou – à plein poing sur le sein.

On s’asseyait enfin pour la première pause de la journée, au moment des enchères, menées avec méthode et décision par M’sieur Timsit assisté du shamash Benatouil qui, ce jour-là, eu égard à la solennité et à l’assistance choisie, renoncerait à compter en arabe, aux côtés du rabbin Che¬moul qui bénissait d’une voix lasse les donateurs, et leurs morts, et les morts de leurs morts.

Que de grâces mises à l’encan !

Et pour ouvrir le rideau de l’Ei’hal, et pour porter en cortège les rouleaux de la Torah, et pour soulever la Loi de Moïse en l’offrant, bras tendus, dans un arrachement douloureux, à I’adoration des fidèles zozotant — Ve zoth (voici) ha Torah — et c’étaient toujours les fils Derrida qui I’achetaient pour leur père parce qu’il avait la plus longue barbe de toute la synagogue et le regard fulminant de Moshé Rabbinou.

Il fallait payer aussi pour dérouler les bandelettes du Sefer et cela revenait toujours aux jeunes garçons, conviés à le faire comme s’ils jouaient à la poupée sous I’œil narquois de leurs petites sœurs ou fiancées en tribune.

De toutes ces multiples mitzvot ou grâces, l’une revenait toujours à M’sieur Alexandre Saada, roi des Articles Indigènes rue du Chêne, et le seul à inclure le chiffre vingt-six dans toutes ses enchères.

M’sieur Staouachren, on l’appelait, parce que d’ordinaire il le disait en arabe répercuté par le shamash, mais lui aussi, le jour de la fête, il traduisait en français, du vingt-six plein la bouche.

Certains sourcilleux le tançaient vertement : n’était-ce pas user complaisamment du chiffre sacré de la divinité ?

Mais M’sieur Saada, que Dieu repose son âme, n’en démordait pas, et nous le savions et riions de sa naïve croyance en ce jour plus que tout autre d’indul¬gence.

Hier, je suis monté au Sefer, pour ce Kippour breton, et bien sûr j’ai fait un don… en arabe car, comme mu par une impulsion irrésistible, j’ai clamé Mia ou Staouchren.

Le temps s’était arrêté ! »>Article original

Sitôt clos le marché des enchères, toute l’assistance se levait avec entrain, chacun prenant possession de son lot, et la famille partie prenante de la grâce.

À chaque accom¬plissement de la mitzva tout un rang de châles se dressait dans le recueillement et la fierté, après quoi l’heureux béni se faisait embrasser par toute l’assemblée qu’il venait déranger dans sa prière jusqu’au moindre recoin.

Qui parlait de suivre la paracha, et Moïse et Aaron, et la splendeur du Sanctuaire, et la voix du rabbin noyée de fatigue ?

Ce n’étaient qu’embrassades, accolades et grandes claques dans le dos, paroles d’encouragement — ‘hazak ou barou’h, fort et béni sois-tu –, dans une odeur éternuante de tabac à priser qui circulait d’une main à l’autre, avec toujours pour l’offrant le petit baiser d’un doigt humide posé sur la paume.

Car Kippour était, sous le regard terrifiant de Hachem Ha-Mele’h — Maître et Roi — la réunion, la communion des hommes.

Et jamais l’on ne vit pareille tendresse, semblable effusion sous le dôme rayonnant de la synagogue.

Le silence venait, enfin, au deuxième temps de l’office, avec la ‘Amida du Moussaf, ce dialogue silencieux avec l’Éternel, récitée debout, courbé, vibrant et balancé, chacun pour soi et, plus que jamais, Dieu pour tous, que venait relayer sur la fin la voix raclée, la plainte lasse du ministre officiant.

Terrible épreuve d’une station debout silencieuse, recueillie, fléchissante deux heures durant et au pire moment de famine criant du fond de mes entrailles avec la voix de Jonas qui, ce jour-là, était le prophète de notre lamentation, car nous étions bel et bien dans le ventre du Poisson.

C’est alors qu’intervenait en pleine contrition l’émouvant récit du service sacré du Temple de Jérusalem au temps de Salomon.

Texte de relation, simple description des gestes anciens, les vêtements multiples du Cohen Gadol, le grand-prêtre au sacrifice, et l’odeur propitiatoire de l’holocauste aux narines divines, dans la présence des anges et du miracle que nous écoutions sous le châle relevé, couvrant nos yeux, nous inondant de petitesse, nous prosternant d’humilité, qui tout du long dans la travée, qui recroquevillé à l’angle des stalles, qui seulement baissant la tête, toute l’assemblée abandonnée au pur transport sur le parvis du lieu saint archaïque où nous conduisait le guide local, notre Moïse vénéré, le grand rabbin Eisenbeth qui, d’une voix de chêne en son rite alsacien, clamait le plus beau Seder ‘avoda du Kippour à Alger.

Oui, sous nos paupières qui contenaient à peine le flot des larmes, dans I’intensité liturgique de le voix du prêtre gravissant les degrés de I’ échelle et nous haussant, par paliers et lentes injonctions, au triomphe de D.ieu caché parmi nous, sous les franges recou¬vrant nos yeux et dans nos cœurs brisés de jeûne, nous accédions à la foi, aveugle, inexplicable, primitive et folle.

On se relevait transfigurés, projetant des mains gantées de franges et baisant à distance l’impalpable présence de la divinité.

Dehors le soleil avait basculé d’un coup et l’on sortait après l’épreuve respirer parmi les haleurs du jour poussant devant le parvis leurs tombereaux de fruits, leurs ânes cahotant d’épluchures, dans la fièvre mercantile d’un jour pour eux ordinaire. La vie continuait, quoi !

Pendant la pause, le vieux Bittoun relayait le père Timsit à la Tevah en lisant les chants, les Piyyotim de l’attente.

Puis c’était l’office de l’après-midi déclinante, les portes de la synagogue commençaient à se gonfler de populace, les femmes et les enfants se bousculaient déjà au milieu des travées, à la recherche de la main paternelle.

Car c’était bientôt le moment, terrible entre tous, où s’ouvriraient les portes de la grâce, et le pardon viendrait au terme d’une journée incessante de prières et de cris.

À l’ultime temps, la ne’ila, l’office de fermeture, I’assemblée braillait en pleine confusion le célèbre chant d’EI-nora ‘alila — « Ô Dieu redoutable en actes, fais surgir pour nous le pardon, en cette heure de clôture » –, hurlait à s’en briser la gorge, chacun voulant en dernière minute se faire bien entendre du Dispensateur sublime qui si souvent dans l’Histoire… faisait la sourde oreille.

Et à la bénédiction des Cohanim, les descendants d’Aaron gravissaient pieds nus l’estrade et s’approchaient du rideau de satin blanc que l’on ouvrait pour eux sur la splen¬deur de la Loi de Moïse, superbement parée de soieries et de dorures.

Car nous adorons un Livre, un Sefer, un rouleau de parchemin où s’inscrit, tracée au roseau, la parole divine.

Notre religion est faite de lettres, de musique et de littérature.

Le rabbin Chemoul dictait, presque aphone, les versets ineffables que répétait mécaniquement, homme inexistant et pur médiateur au visage aveugle, un Cohen quelconque, promu descendant d’Aaron, et sa voix faiblissime s’effrayait dans les franges du tabernacle, tandis que toute la synagogue à ses pieds se coulait sous le talit bénisseur, recevant par l’entremise des mains paternelles le pardon de notre Dieu miséricordieux et clément — El ra’houm ve-‘hanoun — tant de fois imploré tout au long de ces vingt-cinq heures de prière et de pénitence.

Dès lors, tout était consommé et la balance en équilibre, les digues s’écroulaient, c’était l’explosion, les cris des enfants, les vagissements, les embrassades gloutonnes et les vœux, tous ces baisers dans les mains qu’on se soufflait d’une rangée à I’autre, des galeries supérieures aux stalles de prière, et vice versa.

On n’entendait plus rien au dernier temps de l’office dans I’incroyable brouhaha, les ultimes oraisons se perdaient dans le vacarme, jusqu’à, tant attendue, et certains n’étaient venus que pour ça, la résonance finale du shofar, cette corne de bélier scellant le pacte du pardon, qu’un rabbineau plein d’allant — et c’était, frais émoulu du Séminaire Israélite de la Bouzaréah, le jeune Yaacov Bendavid qui avait un timbre chaud et mélodieux — appliquait contre ses lèvres brûlées, à longues notes plaintives, geignardes, taraudantes, qui finissaient dans le crépitement interminable du dernier souffle, et autant d’années de bonheur et de prospérité sur tous, Amen.

Alors s’ouvraient sur nos fronts les portes de la lumière et de l’amour, de la fraternité et de la délivrance, dans la rosée des baisers qui pleuvaient alentour, et nous voilà pour toute l’année inscrits sur le livre de la vie.

Et le rabbin Chemoul, recouvrant force et vaillance, clamait d’une voix redevenue ferme :

Le’h besim’ha, « Va dans la joie »…

Le reste était éparpillement d’oiseaux piaillant et peuplant toute la rue Randon, volant, pied léger et ventre vide, vers ce nid où avaient cuit, entre le pain et le vin, ces brioches de Kippour en forme d’étoiles, fourrées d’amandes et de raisins secs, qui auraient enfin raison de ce jeûne.

Cette odeur-là, ces voix, cette joie, cette ferveur, cet amour, mon judaïsme archaïque, qui pourrait jamais les effacer ?

Albert Bensoussan/ Terre D’Israel Article original

TAGS: Alger Yom Kippour Juifs Algérie Religion Prière Ne’ila

Mémoire Kol Nidré Rovigo Albert Bensoussan

La rédaction de JForum, retirera d'office tout commentaire antisémite, raciste, diffamatoire ou injurieux, ou qui contrevient à la morale juive.

S’abonner
Notification pour
guest

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

0 Commentaires
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires
corinne.lahmi

Merci Merci de ce beau témoignage, de faire revivre nos ancêtres, leur foi.
« KIppour est la réunion, la communion des hommes. Et notre religion est faite de lettres, de musique et de littérature ! » c’est si joliment dit. Bonne Année 5773 à tous.