Kippour 1913: « Je resterai juif » (Franz Rosenzweig)

Quel est l’impact spirituel du Yom Kippour sur l’itinéraire de certains intellectuels juifs? Parmi les itinéraires les plus célèbres il faut relater ici  l’histoire de Franz Rosenzweig ( 1886-1929), un philosophe juif allemand qui avait choisi à un moment symbolique-Kippour 1913- d’abandonner la foi juive puis se ressaisit grâce aux prières entendues lors de cette journée mémorable.

Le milieu familial, la jeunesse de Franz

Né dans une famille bourgeoise émancipée, le 25 décembre 1886 à Cassel, Franz était fils unique et développait de fortes relations avec ses cousins, Hans et Rudolf Ehrenberg. Bien qu’issu d’une  famille assimilée à la société ambiante Franz voulait rester assez marginal pour pouvoir porter un regard distancié sur le monde qui l’entourait.
Ce monde, en premier lieu c’était la famille, démasquée dès l’enfance comme lieu de contradictions sociales et intellectuelles insupportables ; il y dénonça l’incohérence d’un milieu familial aspirant à la fusion dans la société dominante tout en préservant des vestiges épars d’une tradition devenue incompréhensible. Son grand oncle Adam, pratiquant et attaché aux traditions, comptait beaucoup pour lui.
Étudiant brillant alors qu’il se destinait à réussir la médecine, il se lança avec passion dans des études de philosophie et d’histoire. Il subit l’influence de l’historien Frédéric Meinecke.
Dans le même temps, il passait beaucoup de temps avec son cercle d’amis, ses cousins, surtout dont il était le plus proche.  Ils étaient tous  à la recherche d’une philosophie existentielle, qui plaçait en son centre l’individu  vivant, ici et maintenant.

Et si la religion pouvait fournir la clé ? Et si elle en savait plus ?

En 1909, son cousin et plus proche ami, Hans Ehrenberg se convertit au protestantisme au grand désappointement de la famille Rosenzweig mais Franz approuva la démarche de recherche tendant vers un absolu.
Un an plus tard il se rendit à un congrès philosophique à Baden Baden où il fit connaissance d’un certain Eugen  Rosenstock avec qui il noua une profonde amitié.
Dès l’âge de 17 ans, Eugen Rosenstock  s’était converti au christianisme, puis un chrétien militant. A cette époque il y avait un fort mouvement de conversion au christianisme chez certains intellectuels juifs. Pourtant les juifs devaient se confronter à ces questions lancinantes  qui se posaient à toutes les générations: Comment concilier la modernité et la tradition ? Qu’est-ce que la spécificité juive ?
En juillet 1913, à Leipzig,  Franz et Eugen se retrouvèrent et au terme d’une discussion passionnée où l’on parla de la raison et de la foi, de l’histoire et de la révélation de Hegel et de Nietzche, de judaïsme et de christianisme, de la vérité et de la prière.
Rosenstock convertit  intérieurement Franz Rosenzweig. Il le persuada qu’on ne pouvait continuer à vivre dans le relativisme et le scepticisme, qu’il fallait se référer à un absolu, que le religion chrétienne était la seule apte à fournir des repères à la vie intérieure, que le temps avait un sens, une origine et une fin qu’elle offrait au monde une cohérence. Franz Rosenzweig fut secoué.
En 1913 il rentra à Cassel pour fêter le nouvel an juif, les Évangiles à la main il proclama devant sa mère: Tout y est, la vérité est là, il n’y a qu’un chemin !
Il désirait se convertir à son tour, comme ses cousins Hans et Rudolf Erhenberg et son ami Eugen Rosenstock.

La seconde vie de Franz Rosenzweig

C’était apparemment une décision formelle ; immédiatement après Kippour, il se convertirait au christianisme.
Comme aux origines du christianisme il ne voulait pas rentrer dans l’Eglise comme un païen mais en tant que juif, comme Jésus et les Apôtres !
Existe-t-il au sein du judaïsme une journée plus cruciale que celle de la rémission des péchés.
Et ce fut pour cela qu’il a pris  à la veille de son baptême, le chemin de la synagogue, chemin qu’il n’avait plus emprunté depuis le jour de sa Bar-Mitsva.
Au début de Kol Nidré,  ouvrant le Yom Kippour de 1913, c’était un jeune homme âgé de 27 ans qui pénétrait dans une des synagogues orthodoxes où il ne connaissait personne, sans orgue, ni chœur, une shule, de Berlin.
Ici, nulle fioriture, pas de chœur mixte, en fait une grande quantité d’hommes qui invoquaient le maître d’univers auquel ils adressaient des supplications: dans les complaintes qui s’élevaient vers le ciel il ressentit aussitôt toutes les souffrances du peuple juif.
Lorsque vingt cinq heures plus tard, l’Office de Yom Kippour s’achèva par la prière de Nehila, ce fut t un Franz Rosenzweig bouleversé et transformé jusqu’aux tréfonds de l’être, qui sortit de la Synagogue.
La même nuit il écrivit à son cousin Rudolf Erhenberg :

Cela ne semble plus nécessaire et c’est pourquoi, étant ce que je suis, cela n’est plus possible. Je resterai Juif. Peut-être le Christianisme, la Demeure du Fils, doit-il permettre à chaque homme d’entrer dans la Demeure du Père, et son caractère missionnaire est-il universellement justifié sauf pour Juif, car le Juif n’a nul besoin du Fils pour trouver le Père ; de par sa naissance même, son histoire, son existence, il est à demeure dans la Demeure du Père. 

A partir du lendemain de Kippour 1913 non seulement il resta Juif, mais par un effort incessant et volontaire d’étude, de réflexion, de pratique et de  vie, il redevenait juif dans toute la plénitude du terme.
Pour lui le judaïsme n’était plus une question de recherches historiques ni un sujet académique, mais bien une question existentielle.
Après sa presque conversion au christianisme et son retour au judaïsme, il décida de rester quelque temps à Berlin pour y approfondir les sources juives. Il suivit les cours du philosophe Hermann Cohen.
Cohen était dans ses vieux jours. Il venait de quitter l’Université de Marbourg, en pleine gloire. Fils de hazan, ministre-officiant, élevé dans la tradition- destiné initialement à être rabbin, il a fait un passage par l’institut rabbinique de Breslau, il a suivi sa formation de philosophie à Berlin avant de devenir l’illustre représentant de l’école de Marbourg.
Entre les deux hommes naquit une affection profonde. Rosenzweig voyait en Cohen un inspirateur, un maître, une référence qui lui rappellait peut-être son grand-oncle Adam.
Cohen pressentit chez ce jeune homme un esprit libre, un disciple doué et peut-être le fils qu’il n’avait jamais pu avoir.
Ils divergeaient sur bien des sujets, leurs tempéraments sont aux antipodes, mais cette rencontre a beaucoup compté pour Rosenzweig.
Comme celle de Martin Buber dont il fit la connaissance  à  la même époque et qu’il retrouva plus tard à Francfort. Ce qu’il appella la teshouva  de Hermann Cohen renforça en tout cas son propre retour au judaïsme, même si ce retour devait se frayer sa voie par ses propres forces.
En septembre 1914 éclata la Première Guerre mondiale : c’est un moment où la civilisation européenne était entrée dans une crise sans précédent.
En effet la mort au combat provoquait la rupture définitive avec le modèle condamné d’une Europe dévastée par l’affrontement des nationalismes.
La guerre entre les nations européennes était une confirmation de la nocivité hégélienne. Il fallait sortir du XIXème siècle, de cette sorte de religion de l’Histoire et de l’Etat et entrer dans une religion avec un investissement d’existence.
Il entra comme volontaire à la Croix Rouge à Berlin et fut envoyé comme infirmier, avant d’être enrôlé dans l’armée en avril 1915.
Puis partit sur le front des Balkans où il resta jusqu’à la fin de la guerre. Il était rattaché à une unité de défense anti-aérienne.
Son œuvre majeure, L’Etoile de la Rédemption, a été écrite par le sous-officier Franz Rosenzweig sur le front de Macédoine, dans des lits d’hôpitaux, pendant des marches dans la forêt, sur des cartes militaires.
En 1917, pendant qu’il était encore mobilisé dans les Balkans, il méditait sur la nécessité d’un renouveau de l’éducation juive et écrivit un texte qu’il commença à envoyer à Hermann Cohen.

 

Im Ersten Weltkrieg im Jahre 1917
Il a choisi un titre tiré d’un verset des Psaumes : «  Il est grand temps » (Psaume 119, verset 126).
Après la guerre il renonça à une carrière universitaire philosophique pour se consacrer à la direction d’une académie d’études juives pour adultes, à Francfort où enseignaient les meilleurs savants juifs allemands.
Il fonda un foyer juif  avec une jeune Berlinoise Edith Hahn qui, elle aussi, a fait un retour au judaïsme. Le couple s’installa à Francfort où il se lia au rabbin Nobel avec qui il put s’investir dans l’étude de la Bible, du Talmud, du Zohar, de la langue hébraïque et du peuple juif.
Aussi soudainement qu’a commencé le premier acte, en 1913, éclata en 1922, le deuxième acte. Cette fois, c’était le début du combat  avec la Mort physique.

1922, le deuxième acte

Franz Rosenzweig était atteint d’une paralysie qui le priva progressivement et rapidement de l’usage de ses muscles, de ses jambes, de ses bras, de tout son corps, jusqu’à l’usage de la parole. Seul le cerveau restait lucide.
Et l’âme. Le médecin a prévu un an d’agonie. Elle dura sept ans, constituera un miracle des courages conjoints de Rosenzweig lui-même, de sa femme avec laquelle il communiqua par le clignotement de ses yeux et de son entourage, la période la plus féconde, la plus créatrice, la plus rayonnante de son existence, trempée dans la souffrance.
Il rédigea ses études les plus approfondies sur les problèmes fondamentaux de la pensée juive : assimilation et identité, laïcité et sacré, diaspora et sionisme, antisémitisme et affirmation de la pérennité juive.
La mort l’enleva en quelques heures, le 10 décembre 1929. L’année 1929 laissait profiler le spectre du nazisme.
Son  itinéraire, bref et dense, ressemble à celle d’une étoile filante dont le rythme était plein de rebondissements. Alors qu’il était sur le point de se convertir au christianisme il opèra une authentique teshouva qui le ramèneaau judaïsme et fit de lui un des plus grands penseurs juifs du monde contemporain.
Après avoir surmonté l’épreuve de la mort spirituelle en revenant à sa foi, pendant huit années il dut combattre l’épreuve de la mort physique : il en sortit vainqueur en contribuant à renforcer le judaïsme par un livre de pensée sans pareil dans l’histoire et aussi par une action pédagogique exceptionnelle lancée dans l’Allemagne d’avant le chaos.
Le 9 janvier 1930, Guershom Scholem commémora la première année de la mort de Franz Rosenzweig en ces termes :

« Du fond du silence où il a dû s’enfoncer, la voix de Dieu vivant s’est fait entendre jusqu’à nous. Celui qui un jour fut assis dans cette chambre de Francfort et a écouté les réponses qu’il donnait à ses questions, celui qui a entendu les paroles d’une netteté absolue qui émanaient de ce saint muet, celui-là sait, celui-là est témoin, que le miracle a été présent parmi nous en notre temps. »

Les héritiers du penseur allemand sont nombreux tels: André Neher,  Guershom Sholem, Lévinas, M-R Hayoun… Jérusalem abrite un Centre Franz Rosenzweig.
Adaptation par Jforum

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