In memoriam : le grand rabbin Bakshi-Doron, Al Azhar et le Coronavirus

Mosquée Al-Azhar, fondée par le conquérant fatimide Gwahar al-Siqilli en 970. Herz a ouvert les arcades murées entourant la cour (crédit photo: GUNDULA MADELEINE TEGTMEYER)
Mosquée Al-Azhar, fondée par le conquérant fatimide Gwahar al-Siqilli en 970. Herz a ouvert les arcades murées entourant la cour (crédit photo: GUNDULA MADELEINE TEGTMEYER)

 

Par Zvi Mazel

Qui se souvient ? L’ex grand-rabbin séfarade Eliyahu Bakshi-Doron, emporté par le Coronavirus ces jours-ci, avait essayé d’entreprendre un dialogue avec le Grand Imam Cheikh d’Al Azhar. Dans les années 90, on avait assisté à l’explosion d’attentats suicides perpétrés au nom de l’Islam, et il espérait arriver à convaincre Cheikh Mohammed Sayed Tantawi de se prononcer contre ce phénomène. En octobre 1997, il lui envoya donc un message, qu’en ma qualité d’ambassadeur d’Israël en Egypte j’étais prié de lui transmettre. Conformément au protocole, ma secrétaire contacta le cabinet du Grand Imam pour demander une entrevue à fin de le remettre. Sans surprise, elle s’entendit dire qu’on allait étudier la question. Je n’étais guère optimiste. Al Azhar, la plus ancienne et plus révérée institution sunnite de hautes études et d’enseignement de la doctrine religieuse, s’était jusqu’alors, scrupuleusement abstenue de toute forme de dialogue avec des Israéliens. A ma grande surprise, la réponse fut positive. Le Grand Imam expliqua plus tard à la presse qui s’acharnait contre lui qu’il avait consulté le ministère des Affaires étrangères, lequel avait répondu que c’était à lui qu’il appartenait de décider, le ministère ne voyant aucune raison de refuser de recevoir l’ambassadeur d’Israël.

La rencontre eu lieu le 13 octobre 1997 dans le bureau du Grand Imam, situé au sein du complexe Al Azhar où se trouvent la mosquée de ce nom fondée en 972, l’université et les centres de recherche. Après les échanges de politesse habituels, je remis la lettre à l’Imam qui la lit à haute voix. Le Grand Rabbin soulignait l’importance du dialogue inter-religieux et exprimait l’espoir que son auguste collègue condamne sans appel toutes les formes de terrorisme aveugle frappant aussi les femmes et les enfants. Cheikh Al Azhar déclara qu’il était tout à fait d’accord et qu’il avait maintes fois condamné le terrorisme. A la question de savoir ce qu’il pensait du Hezbollah, qui signifie parti d’Allah, il répliqua qu’Allah n’avait pas besoin d’un parti et que, de toute façon, il n’avait aucune influence sur ce mouvement, ajoutant avec le sourire qu’il en était de même des soi-disant banques islamiques qui n’avaient rien à voir avec la religion. Concernant la question palestinienne, selon lui, il fallait créer un état palestinien sur la rive occidentale du Jourdain avec la Jérusalem orientale pour capitale. Là encore une position exprimée à plusieurs reprises et qui sous-entendait une reconnaissance de facto d’Israël.  C’est à moi que revint la tâche de rendre compte de la conversation au Grand Rabbin ; le cheikh s’abstint prudemment de remettre une réponse écrite. Il savait sans doute ce qui l’attendait.

Lorsque la rencontre fut rendue publique, il dut faire face à un barrage d’insultes, certaines provenant de membres d’Al Azhar ; l’un d’eux allant jusqu’à comparer l’arrivée de l’ambassadeur dans cette vénérable institution à celle de Napoléon à cheval deux cents ans auparavant ! On répétait à l’envi que c’était la première fois qu’un Israélien pénétrait dans l’enceinte sacrée d’Al Azhar ; pire encore, sa voiture battait pavillon israélien ! Le Cheikh se défendit avec vigueur contre la meute des journalistes. Deux des plus grands hebdomadaires, Roz el Youssef et Al Mussawar, soutenaient qu’un homme de sa stature, véritable symbole de l’Islam, n’aurait jamais dû recevoir l’ambassadeur et que ce faisant, non seulement il s’était couvert de honte, mais encore une partie de l’opprobre avait rejailli sur Al Azhar. Il se disait que l’ambassadeur avait réussi à lui soutirer une condamnation du Hamas (le mouvement qui encourageait les attentats suicides ) et qu’au cours de la discussion il avait omis d’insister sur les droits légitimes des Palestiniens et surtout, n’avait pas accusé les Israéliens de massacrer des femmes et des enfants. Le Grand Imam répéta inlassablement que tout le monde savait qu’il condamnait le terrorisme et le meurtre de femmes et d’enfants, ajoutant qu’il n’avait jamais condamné le Hamas, et qu’il avait toujours soutenu les droits des Palestiniens. Il réitéra que la rencontre avec l’ambassadeur avait eu pour but de recevoir un message du Grand Rabbin d’Israël et qu’il n’y avait aucune raison de refuser. Malgré ses fermes positions, l’incident mit en lumière le fait que pour les médias, malgré le traité de paix, Israël devait être traité en paria et aucun contact ne devait se faire avec ses représentants. Bref, sur une telle base, un véritable dialogue ne pouvait commencer.

Il y a lieu de rappeler que la thèse doctorale soutenue par le Cheikh dans les années soixante comprenait de nombreuses citations péjoratives du Coran présentant les Juifs comme ayant tué leurs prophètes et falsifié la parole divine dans leurs textes religieux, comme avaricieux et pire encore. Cependant au fur et à mesure qu’il gravissait les échelons de l’établissement religieux, d’abord comme Mufti et enfin comme Cheikh Al Azhar, il avait adopté des vues plus modérées : condamnation des attentats suicides touchant femmes et enfants ; tolérance des avortements pour des femmes ayant été violées, opposition aux mutilations génitales féminines. Des positions que n’acceptaient pas les sages islamiques les plus conservateurs.

Quelques mois plus tard, le Grand Rabbin Ashkénaze Israël Meir Lau vient au Caire voir le président Moubarak. Il exprima le souhait de rendre visite au Sheikh al Azhar. La rencontre eut lieu le 15 décembre dans le même bureau et je fis office de traducteur. Cette fois la discussion porta sur des questions théologiques. Le Rabbin Lau, se déclarant modestement peu versé en Islam demanda à en savoir davantage sur ce que disait le Coran concernant les Juifs et notamment si Jérusalem y était mentionnée. Sans répondre directement à la question, le Grand Imam expliqua qu’un tiers du livre sacré touchait au peuple juif et que tous les problèmes afférents y étaient mentionnés. Le rabbin suggéra la publication d’un communiqué commun soulignant la nécessité d’un dialogue inter-religieux ; l’imam se déclara prêt à participer à une rencontre internationale à laquelle participeraient le pape, l’archevêque de Canterbury et d’autres personnalités religieuses. Le Grand Rabbin Lau déclara plus tard à la presse israélienne que son hôte n’avait pas montré le moindre intérêt au dialogue et qu’il n’y avait eu aucun changement dans sa position. Pourtant là encore Cheikh Al Azhar dût affronter les médias pour lesquels la rencontre avait été une forme de « normalisation avec l’ennemi » alors que tous les pays arabes s’opposaient à toute avancée dans ce genre. « Le fait que plus de quarante mille Palestiniens viennent travailler chaque jour en Israël n’est-il pas en soi un forme de normalisation, demanda-t-il, avant de citer le Prophète Mahomet qui avait dit qu’il fallait rencontrer son ennemi et écouter ce qu’il avait à dire.  Encore une fois tous à Al Azhar n’étaient pas prêts à suivre son exemple et certains sages le critiquèrent ouvertement. Là encore il apparut évident qu’aucun dialogue n’était possible et les positions restèrent inchangées.

Ce fut donc une surprise totale lorsque plus de dix ans plus tard, lors d’une conférence à New York, le Grand Imam serra la main de Shimon Pérès, alors président de l’Etat d’Israël. Véritable onde de choc dans le monde arabe, des voix se firent entendre réclamant qu’il soit démis de ses hautes fonctions. Dans un premier temps Tantawi essaya d’expliquer qu’il n’avait pas reconnu Pérès, qui était l’un des participants à la conférence, et avait serré la main tendue automatiquement. Une version qu’il changea plusieurs fois avant de déclarer à un journal du Qatar que les portes d’Al Azhar étaient ouvertes à tous et que le président et le premier ministre d’Israël seraient les bienvenus s’ils venaient parler de paix et de solution du problème palestinien. Une nouvelle fois, ce qui avait pu apparaître comme une ouverture resta sans lendemain.

Cheikh Tantawi mourut en mars 2010 lors d’une visite en Arabie Saoudite. Le président de l’Université Al Azhar, Ahmed el Tayeb, lui succéda. Il est toujours en poste. Il devint vite apparent qu’il appartenait à l’école la plus rigoureuse de l’Islam et n’accepterait aucune déviation de l’interprétation la plus stricte des textes sacrés.  Il rejeta catégoriquement l’initiative du défunt président tunisien Beji Caid Essebsi de modifier les règles de succession pour permettre aux filles d’hériter comme les fils ; surtout il mit son veto à une autre initiative, celle du président Sisi, qui aurait imposé un document écrit pour valider un divorce au lieu d’une déclaration verbale qui suffit aujourd’hui, ce qui laisse souvent les femmes sans défense, soit qu’elles n’aient pas été mises au courant, soit qu’elle ne peuvent prouver le divorce.  Pour le Cheikh Tayeb, les lois concernant la famille sont gravées dans le Coran et ne peuvent être changées. Il a affirmé à maintes reprises qu’Il n’était pas prêt à étudier une interprétation plus souple de la Charia qui l’alignerait sur le monde moderne. S’il condamne le terrorisme du bout des lèvres il n’est pas prêt à qualifier d’infidèles les militants d’Al Qaeda et de Daesh, car selon lui, ils observent toutes les prescriptions de l’Islam et sont donc de bons musulmans quand bien même ils auraient commis des crimes. Il oppose une fin de non-recevoir aux appels du président Sisi qui lui demande de modifier certains passages extrémistes du narratif islamique qui peuvent se prêter à une mauvaise interprétation encourageant le terrorisme.

Sa position a été présentée avec une clarté limpide lors d’une interview sur la première chaîne égyptienne le 26 janvier 2018 et rapportée par Memri : « J’ai remarqué qu’ils disent toujours que le terrorisme est islamique.  Ces porte-paroles qui croassent tous – par ignorance ou parce qu’on leur a dit de le faire – que le curriculum d’Al Azhar est la cause du terrorisme, ne parlent jamais d’Israël, des prisons d’Israël, des génocides perpétrés par l’état de l’entité sioniste. Ou plutôt de l’entité sioniste – la vérité est qu’il ne s’agit pas d’un état … Aussi longtemps que cette entité existe et s’active, les Arabes continueront à n’être ni vivants ni morts et les Musulmans sous le feu de cette agression. Notez-bien que si nous continuons ainsi, cela ne s’arrêtera pas à la mosquée Al Aqsa. Ils marcheront sur la Kaaba et sur la mosquée du Prophète [ à Médine ]. C’est ce qu’ils ont dans leurs pensées et dans leurs cœurs ».

On est loin de l’ouverture d’esprit de son prédécesseur qui était prêt à accepter Israël tout en plaidant pour la création d’un état palestinien. Le président Sisi ne peut le remplacer, car la nouvelle constitution qu’il a lui-même rédigée et fait adopter par référendum en 2014 confère une indépendance totale au Grand Imam qui est choisi par ses pairs d’Al Azhar. L’opposition entre les deux hommes est plus criante que jamais, comme on a pu le constater en janvier dernier, à l’occasion de « la conférence mondiale d’Al Azhar sur le renouvellement de la pensée islamique. » Dans son discours inaugural le président Sisi    a déclaré qu’il demandait depuis des années un changement dans le narratif islamique ; ne pas répondre au problème freinait la progression de la science et le développement économique, poussant une partie de la jeunesse égyptienne désespérant d’un avenir meilleur vers le terrorisme, parce qu’elle n’a pas bien compris la Charia. Il faisait allusion aux jeunes qui partaient rejoindre Al Qaeda et Daesh.  Il trouva un allié dans le président de l’université Al Azhar, qui se lamenta que l’étude et la recherche des questions religieuses stagnaient faute d’analyse critique. Cheikh Al Azhar répliqua que c’était la Charia qui avait unifié des tribus arabes sans religion et les avait conduites à la victoire en Andalus (l’Espagne) et jusqu’en Chine. Selon lui la soi-disant opposition entre besoins modernes et tradition est artificielle ; c’est un complot occidental pour bloquer le développement du monde islamique tandis que des dirigeants comme Trump et Netanyahou cherchent à imposer leurs décisions aux pays arabes.

Il semble hélas que la modeste initiative du Grand Rabbin Bakshi-Doron pour amorcer un dialogue avec l’institution la plus révérée du monde arabe, bien que solidement appuyée par le Grand Rabbin Lau n’a jamais porté ses fruits,  et qu’elle restera sans lendemain encore longtemps.

Pour conclure sur une note plus optimiste, le Grand Imam a, malgré tout, déclaré ces jours-ci que les égyptiens devaient agir de façon responsable dans le combat contre le coronavirus et pour la protection de l’humanité contre ce terrible fléau, et donc obéir aux injonctions du gouvernement. Il donne son plein accord à la décision de fermer les mosquées et les centres d’enseignement, d’arrêter les prières publiques et de se contenter de prier chacun chez soi, y compris durant le mois sacré du Ramadan – toutes mesures contraires à des traditions séculaires. Mieux, il affirme que ces interdits sont dérivés de la Charia et les braver serait un péché grave.

Le virus qui a emporté le regretté Grand Rabbin Bakshi-Doron sera-t-il donc le catalyseur du changement tant attendu dans la pensée islamique ? On se prend à l’espérer.

Par ©Zvi Mazel

Zvi Mazel, ancien ambassadeur d’Israël en Egypte, est aujourd’hui chercheur au Jerusalem Center for Public Affairs (CAPE)

Traduction par  : Michèle Mazel, son épouse et collaboratrice régulière de JForum.fr

Article préalablement paru dans le Jerusalem Post : jpost.com/opinion

 

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