Hommage… à Albert Memmi

Jean-Pierre Lledo

 

 

Le Vendredi 22 Mai 2020 est décédé le grand sociologue et écrivain Juif de Tunisie puis de France, Albert Memmi. Le 15 décembre, il aurait eu 100 ans.

‘’Il a écrit des livres majeurs sur la décolonisation et le racisme’’, titre le Monde… ‘’Figure de la pensée anticoloniale francophone’’, titre Jeune Afrique…

‘’Grande conscience intellectuelle, un anticolonialiste ‘’, écrit l’ambassadeur de France en Tunisie, Olivier Poivre d’Arvor.

Ces hommages sont des hommages biaisés. Ils visent à masquer qu’Albert Memmi a été le premier intellectuel à dépeindre la condition juive dans le monde arabo-musulman dont il était lui-même issu et à être aussi le critique impitoyable du nationalisme musulman de Tunisie comme du reste du monde arabe.

Oui, il écrivit d’abord ‘’Portrait du colonisé’’ (1957), mais pourquoi oblitérer ‘’Portrait d’un Juif’’, Paris, Gallimard, coll. « Blanche », 1962, La Libération du Juif, Paris, Payot, 1966, Juifs et Arabes, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1974, Le Juif et l’Autre, Paris, Christian de Bartillat, 1995… Portrait du décolonisé arabo-musulman et de quelques autres, Paris, Gallimard, 2005 (Livre qui commence par le chapitre  »La grande désillusion ») ?

Sans parler d’une quantité d’articles sur le thème de l’oppression des Juifs dans le monde arabo-musulman. (Par exemple ‘’Who is an Arab Jew ?’’, Qui est un juif arabe ? paru en anglais en Février 1975 – Israel Academic Committee on the Middle East, 1975).

En 2013, je lui rendais ainsi hommage dans ‘’Le Monde arabe face à ses démons : Nationalisme, Islam et Juifs’’ (Colin, Paris) :

Début  de l’extrait :

…….. Tout ce qui précède a d’une certaine manière été dit, et certainement mieux dit, par un homme dont je connaissais Portrait du colonisateur et Portrait du colonisé, bibles des mouvements indépendantistes maghrébins, mais absolument pas ses écrits sur la condition juive au Maghreb, Portrait d’un Juif et Juifs et Arabes notamment, lus à peine ces derniers mois, ce qui donne idée de mon propre refoulement de la chose juive. Cet homme, aujourd’hui dans l’âge de la très grande sagesse, parti en guerre très tôt, dès 1957, contre toutes les oppressions, à commencer par celle qui affectait son pays, la Tunisie, (tiens justement !), n’était ni arabe, ni musulman, mais à l’époque il croyait que « ça n’avait aucune importance » et que l’indépendance venue, il serait reconnu comme un « frère ».

Tel ne fut pas le cas. Dans nos contrées, l’on n’était frère que musulman. Et il lui fallut bien le constater sans qu’il n’en fasse non plus un sujet d’éternel ressentiment. Il lui apparut juste qu’il fallait réfléchir le truc – ce que par pudeur il s’était jusque-là refusé – et parler de soi, c’est-à-dire du fait qu’il était juif, mais toujours avec le souci de tendre la main à son frère, lequel bien qu’arabe et ingrat, restait son frère. S’il y a donc bien quelqu’un que tout jeune intellectuel arabe et musulman devrait lire et écouter, c’est bien lui, Albert Memmi.

D’abord, parce que c’est émouvant de voir que quelqu’un qui toute sa vie a réfléchi au problème de la dépendance et de l’oppression, ose, enfin, en 1974, ce soupir de l’âme : « Ah ! si l’on savait ce que signifie, en toute réalité, pour un Juif cette ré-incarnation, cette re-naissance à l’histoire de son être collectif… ! » Il parlait bien sûr de la renaissance d’Israël. Et lui qui avait analysé, démonté, décortiqué, durant des décennies, toutes les dépendances, toutes les oppressions, leurs mécanismes et leurs conséquences psychologiques, lui qui jusque-là avait trouvé indécent d’évoquer plus tôt la sienne propre, osait finir son livre ainsi : « Le Juif était l’un des plus vieux opprimés de l’histoire universelle. »

Ensuite, parce que ce livre dès les premières lignes posent des questions essentielles. Ce sera un peu long, mais on ne marchande pas un hommage :

« Les masses musulmanes ont été parmi les plus pauvres de la planète. Et les nôtres ? Qui a pu visiter l’un de nos ghettos sans effroi ? Pourquoi n’aurions-nous pas nous aussi une ardoise à présenter au monde ? Les Arabes furent colonisés ; c’est vrai. Mais nous, donc ! Qu’avons-nous été, pendant des siècles, sinon dominés, humiliés, menacés, et périodiquement massacrés ? Et par qui ? N’est-il pas temps que l’on nous entende là-dessus : par les Arabes musulmans ! Au point que les colonisations française, anglaise et italienne, que la majorité des intellectuels juifs condamnent par morale politique, ont été ressenties par nos propres masses comme une garantie de survie. De même pour les revendications nationales. Le monde a heureusement admis les droits légitimes des Arabes musulmans. Pourquoi glisse-t-on si pudiquement sur les nôtres ? Je le sais bien : c’est que, dans un monde manichéen, ils semblent gêner ceux des Arabes musulmans. Mais parce que les Arabes musulmans furent les victimes des colonisateurs européens, devons-nous éternellement nous résigner à être leurs victimes ? …Israël est une réplique à l’oppression subie par les Juifs dans le monde entier, y compris notre oppression à nous, Juifs arabes… Je réclame la justice pour les miens sans injustice pour les autres. Y compris pour ceux que l’on appelle les Palestiniens, bien qu’ils soient, comme nous dans leur majorité, venus d’ailleurs : autre vérité historique. Nos intérêts sont-ils inconciliables ? Ils ne sont pas faciles à accorder, c’est vrai. Mais, heureusement, ils ne sont pas contradictoires, à condition d’abandonner toute vision apocalyptique et d’accepter des accommodements et des sacrifices réciproques. Nous les avons bien acceptés, nous ! dont les communautés ont pratiquement toutes disparu de la plupart des pays à majorité arabo-musulmane ! Eh, bien, au risque de heurter des illusions tenaces, osons le dire : il s’est produit un échange de fait des populations : une partie des Palestiniens a gagné les nations arabes, une partie des Juifs de ces nations a gagné Israël. … De même pour le sol ; on nous parle sans cesse de ‘‘terres arabes’’ et ‘‘d’enclave sioniste’’ : au nom de quelle géographie mystique n’y serions-nous pas chez nous, alors que nous sommes issus des mêmes populations autochtones depuis l’aube du peuplement humain ? » (« Juifs et Arabes » Gallimard, Paris, 1974)

L’hommage qu’il aurait fallu bien plus long, se terminait donc par cette question que très peu d’intellectuels du monde arabo-musulman se sont posée, et à laquelle encore moins ont répondu…….

Fin de l’extrait.

Par Jean-Pierre Lledo

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azria

c’est une excellente analyse

Bonaparte

Lui parti , ses écrits resteront à jamais .