Franz Kafka. Journal (édition intégrale, douze cahiers, 1909-1923) (II) Gallimard

par Maurice-Ruben HAYOUN

Après le premier cahier, j’aborde le second dans l’ordre chronologique. Le texte a de quoi surprendre car l’auteur y relate ses rêves qui parfois se confondent avec la réalité. IL invente des dialogues fictifs avec des récits de ce qu’il a réellement vécus… Parfois, il y introduit des remarques assez étranges sur le bruit des lèvres de certaines femmes juives. Il assiste aussi à un certain nombre de conférences sur Musset, par exemple, dans un espace culturel réservé à la langue française. Il cite aussi Paul Claudel, alors consul général de France à Prague. On a alors l’impression de ne pas être vraiment plongé dans la réalité. Et il y a toujours cette division entre deux univers, celui du travail morne et ennuyeux, et celui de l’écriture. Il arrive aussi que Kafka porte des jugements sévères sur une mise en scène ou sur la médiocrité d’une pièce de théâtre.

On lit aussi quelques remarques désabusées sur les célibataires. Il est vrai que Kafka, en butte à une maladie grave, était obsédé par la mort qui pouvait le surprendre à tout instant. Il nous confie que s’il atteignait la quarantaine il épouserait un certain type de femme ; mais il n’est pas sûr d’en avoir le temps. En d’autres termes de survivre. Au fur et à mesure que l’on avance dans la lecture, les craintes de Kafka quant à son état de santé deviennent plus alarmistes. IL parle de son corps comme de son propre tombeau et de l’odeur de cadavre (sic) qu’il exhale. Il surveille attentivement l’évolution de la maladie mais ne sait pas ce qu’il faut en déduire.

A nouveau, on peut lire des considérations ou des réflexions qui n’ont aucun rapport avec ce qui précède ou ce qui va suivre. En voici un exemple typique :

Si les Français étaient pour l’essentiel des Allemands, comme ils seraient alors admirés par les Allemands…

Que veut dire ce passage ? Toute l’histoire, ancienne et récente, montre que les deux descendants de Charlemagne ont peu de points communs. Là on nous dit que les Allemands ne prisent guère leurs voisins d’outre-Rhin en raison probablement de certaines dissemblances qui font figure de défauts aux yeux des Allemands. Les Allemands sont réputés pour leur Gründlichkeit, voire leur Übergründlichkeit, leur vocation presque congénitale à aller jusqu’au bout du travail, à ne négliger aucun aspect du problème, si minime soit-il, bref , être le pays de Kant et de Hegel, pour ne parler que de l’aspect philosophique. Peut-être faut-il aussi tenir compte de certaines rivalités politiques, notamment les guerres de libération antinapoléoniennes. Mais cela reste très conjectural.

Kafka se plaint aussi du tarissement de son inspiration ; cela fait quelque temps déjà qu’il n’a rien écrit. Et cela le préoccupe. Il laisse échapper quelques mots désabusés décrivant son mal vivre. Il parle de lui en ces termes : j’ai eu quelques révélations sur l’être de malheur que je suis et cela m’a consolé. Il ajoute un peu plus loin, j’ai écrit quelque chose sur ma prison…

On voit apparaître quelques thèmes que Kafka développera ou a déjà développés dans ses œuvres maîtresses. Au sujet des personnages, c’est sans conteste son ami Max Brod qui connait les plus fréquentes occurrences ; c’est chez lui qu’il se rend régulièrement, c’est avec lui qu’il assiste à tant de conférences, de pièces de théâtre, etc…

En parcourant toute cette prose de Kafka dans son journal intime, j’ai pensé au beau livre, déjà ancien, écrit par l’excellente Marthe Robert, Seul, comme Franz Kafka. Je serais enclin à dire aussi Kafka, l’incompris. Ceci se perçoit surtout dans les relations humaines que l’auteur tente de tisser avec son entourage familial ou professionnel ; car au fond, tant d’écrivains célèbres et à succès ont dû affronter une morne existence pour gagner leur vie, tout en menant parallèlement à une vie secrète consacrée aux muses. Il n’a pas réussi à établir une communication apaisée entre ces deux types de vie. On le sent fort bien quand il nous livre la première version de telle nouvelle ou de telle autre. A y regarder de plus près, les personnages fictifs qui apparaissent dans ses œuvres sont esquissés dans ces ébauches, notamment la figure du père et d’autres comme des comédiennes, des conférenciers, etc… Quand il évoque la figure fictive de cet Oskar, ce sempiternel étudiant qui a du mal à se conformer à une normalité sociale, quand il détaille le corps difforme de certains personnages, c’est à lui-même qu’il pense, c’est à son propre corps qu’il pense.

Et il y a aussi un thème obsessionnel, c’est la relation à sa religion de naissance. Il ne faut pas sous estimer l’intérêt de Kafka pour la culture juive, notamment en langue yiddish. Il a beaucoup fréquenté les écrits juifs de Martin Buber, étoile de première grandeur au firmament de la culture juive au début du XXe siècle. Et il aurait même assisté à une conférence du jeune Gershom Scholem sur une partie de la tradition mystique juive.

Évoquant le véritable calvaire enduré par un émigré à Londres où il tente de devenir écrivain, Kafka apporte ce commentaire qui nous renseigne sur son propre état d’esprit : Tout compte fait, ça ne me console pas beaucoup. Les années qu’il a vécues libre à Londres sont déjà passées pour moi. Le bonheur possible vire de plus en plus à l’impossible pour moi. Je mène un affreux substitut de vie assez lâche et misérable pour suivre Shaw en ceci que j’ai lu le passage en question à mes parents. Quelle fulguration à mes yeux ouverts que cette vie possible avec ses couleurs d’acier, ses barres d’acier tendues et son obscurité aérienne, entre elles.

Je mène un affreux substitut de vie… C’est bien ce qu’il faut retenir de cette citation.

J’achèverai ce second article sur Kafka par cette étrange mention concernant les bains rituels imposés par la loi religieuse juive aux femmes en menstrues (Le bain rituel qu’a chaque communauté juive en Russie…) Il s’agit des règles de la nidda, la femme considérée comme impure tant qu’elle ne s’est pas rendue à ce bain dont la configuration est très spéciale : c’est ce que Kafka stipule bien. IL ajoute que le scribe des rouleaux de la Torah doit lui aussi se soumettre à de telles ablutions afin de se purifier de ses pensées coupables.

Dans sa lancée, Kafka reparle d’un rite superstitieux juif : il s’agit, au réveil, de plonger trois fois ses doigts dans de l’eau car durant la nuit les mauvais esprits se sont immiscés entre la seconde et la troisième phalange… Mais là Kafka nous propose aussi une interprétation rationaliste : pendant la nuit, dit-il, un profond sommeil nous conduit à toucher involontairement certaines parties de notre corps, les parties génitales, le derrière… Et cela pourrait provoquer des infections. En effet, dans certains rituels juifs des siècles anciens, de telles recommandations avaient cours. Cela montre une nouvelle fois que Kafka s’interrogeait sur les contenus de sa religion de naissance.         (A suivre)

Maurice-Ruben HAYOUN

Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à  l’université de Genève.  Son dernier ouvrage: La pratique religieuse juive, Éditions Geuthner, Paris / Beyrouth 2020 Regard de la tradition juive sur le monde. Genève, Slatkine, 2020

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