Aujourd’hui vendredi 5 janvier 2018, le président turc Recep Tayyip Erdogan se rend à Paris pour s’entretenir avec son homologue français Emmanuel Macron.

Il s’agit de la première visite bilatérale de M. Erdogan dans un pays majeur de l’UE depuis le putsch raté de juillet 2016, et de sa première rencontre officielle avec M. Macron depuis l’élection de celui-ci en mai 2017, même si les deux hommes ont déjà eu l’occasion de se rencontrer lors de sommets internationaux.

Lors de cette visite, M. Macron et M. Erdogan ont des priorités et des agendas différents.

Pour le président turc, l’objectif premier est de rétablir les relations avec l’Europe et de relancer les négociations sur la candidature turque à l’UE, qui sont quasiment à l’arrêt depuis le putsch manqué de juillet 2016 et le référendum constitutionnel d’avril 2017.

Ces deux épisodes ont empoisonné les relations turco-européennes: alors que les chefs d’Etat européens dénonçaient les purges massives en Turquie au lendemain de la tentative de coup d’état, et critiquaient la dérive autoritaire du pouvoir entérinée par la révision constitutionnelle qui a transformé le régime en régime présidentiel, les responsables turcs dénonçaient la « froideur » et la lenteur de la réaction européenne au putsch, et critiquaient le soutien tacite de l’Europe au PKK et aux Gulénistes, accusés d’avoir orchestré le coup.

En rendant visite à M. Macron, M. Erdogan veut clore cette page sombre dans l’histoire des relations turco-européennes, et donner un nouvel élan à la candidature turque à l’UE.

La deuxième priorité pour M. Erdogan est de relancer et d’élargir les rapports économiques et commerciaux avec la France et l’Europe.

D’une part, Ankara souhaite élargir et mettre à jour l’union douanière avec l’UE, surtout au vu des nouveaux accords commerciaux entre l’UE et les Etats-Unis (TTIP). L’Europe reste en effet le premier partenaire commercial de la Turquie, avec des échanges d’une valeur de 145 milliards d’euros.

D’autre part, Ankara entend conclure un accord lui permettant d’acheter des missiles sol-air au consortium franco-italien Eurosam. En effet, la Turquie est engagée dans une stratégie de diversification de ses sources d’importation d’armement: après avoir signé avec la Russie un contrat majeur portant sur l’achat de systèmes de défense antiaérienne S-400, et après avoir acquis des équipements aéronautiques d’Israël, Ankara veut enrichir son arsenal avec des armes achetées à la France et à l’Italie.

Enfin, la dernière priorité pour Ankara est de s’assurer le soutien continu de la France et des pays européens sur la question de Jérusalem, Ankara ayant fermement condamné la décision américaine de déclarer Jérusalem capitale d’Israël.

Quant au président français, sa priorité est de garantir la coopération de la Turquie sur les questions sécuritaires, notamment la lutte contre le terrorisme et la crise migratoire.

Emmanuel Macron traite avec Ankara de façon pragmatique: considérant que la Turquie est un partenaire essentiel pour l’Europe sur ces dossiers, il tente d’engager Erdogan et de construire un nouveau rapport avec la Turquie, basé sur des intérêts réciproques.

En ce sens, si la question de l’état de droit et des droits de l’homme ne sera pas complètement éclipsée lors de cette visite, M. Macron ne sacrifiera pas pour autant les relations turco-françaises sur l’autel de la défense des droits de l’homme. Il adressera des critiques au Président turc mais dans un langage modéré et diplomatique, parce qu’il sait qu’il a besoin de la Turquie pour formuler une réponse efficace au terrorisme et à l’enjeu migratoire.

D’ailleurs, le timing de la visite est intéressant et pourrait offrir à M. Erdogan une chance d’échapper aux critiques françaises: en effet, la visite a lieu la veille d’une manifestation organisée par le PKK à Paris à l’occasion de la commémoration de l’assassinat de trois militantes du PKK l’année dernière.

Ainsi, face aux critiques de M. Macron sur la situation des droits de l’homme en Turquie, M. Erdogan peut faire valoir le « deux poids deux mesures » et l’attitude ambiguë de la France qui, tout en reconnaissant le PKK comme groupe terroriste, autorise ce groupe à défiler dans les rues de Paris.

Il est important de replacer la visite en France du président Erdogan dans son contexte. Celle-ci a lieu dans une conjoncture difficile pour la Turquie. D’une part, Ankara se sent encerclée au Moyen-Orient et connaît de nombreuses difficultés avec ses voisins proches (Syrie, Irak).

D’autre part, elle expérimente une nette détérioration de ses relations avec Washington. Si la décision de M. Trump sur Jérusalem, le soutien de l’administration américaine au PYD en Syrie, et le refus de Washington d’extrader Fethullah Gülen en Turquie avaient déjà provoqué un durcissement des relations turco-américaines, un nouvel épisode vient ajouter de l’huile sur le feu.

A la veille de l’arrivée à Paris de M. Erdogan, la justice américaine a inculpé Hakan Attila, ancien responsable de la banque publique HalkBank, pour avoir installé un montage afin de contourner les sanctions contre l’Iran.

Si le nom du président Erdogan n’est pas directement mentionné dans l’acte d’accusation, il n’en demeure pas moins que cette affaire nuit au pouvoir turc et contribuera à raviver les tensions entre Washington et Ankara. Or, les relations entre la Turquie, l’UE, et les Etats-Unis obéissent à une logique de balancier: lorsque les rapports entre Ankara et Washington se dégradent, ceci entraîne un réchauffement des rapports entre Ankara et Bruxelles. À un moment où la Turquie se sent « lâchée » par les Etats-Unis, elle cherche un nouveau point d’appui en Occident, à savoir l’UE. Or, la route vers Bruxelles passe par Paris, d’où cette visite de M. Erdogan à l’Elysée.

Par ailleurs, la visite du président turc en France a été facilitée par les calculs objectifs et subjectifs d’Ankara. D’abord, M. Erdogan sait que pour la Turquie, il n’y a pas d’alternative à l’Europe.

Ni les pays du Moyen-Orient, ni les Etats-Unis, ni la Russie ni l’Iran ne peuvent constituer des partenaires stratégiques et des alliés fiables. En ce sens, le langage agressif que le président turc a employé contre l’Europe au cours des mois derniers était conjoncturel et obéissait à une logique populiste: il s’agissait de s’attirer l’électorat nationaliste à l’approche de la tenue du référendum constitutionnel, en faisant de l’Europe un « ennemi commun » de la nation turque.

Maintenant que le vote sur la réforme constitutionnelle est terminé, il s’agit de baisser le ton, de revenir à un langage plus modéré et à une ligne de conduite plus pragmatique. Ensuite, le regard favorable que M. Erdogan porte sur son homologue français contribue à ce rapprochement. Le président français est perçu à Ankara comme un leader pragmatique et rationnel, menant une politique étrangère basée sur des intérêts matériels réciproques.

Contrairement à M. Hollande et M. Sarkozy, mais aussi à Mme Merkel, accusés d’adopter des positions trop « tranchées » vis-à-vis d’Ankara, M. Macron est vu comme l’homme de la modération et de la realpolitik, et celui qui serait ainsi capable d’insuffler une nouvelle dynamique aux relations turco-européennes. Pour Erdogan qui a une vision très personnalisée et subjective de la politique étrangère et des relations entre Etats, l’affinité qu’il éprouve à l’égard de M. Macron a été un élément déterminant dans sa décision de se rendre en France.

Si cette visite est importante, il est néanmoins peu probable qu’elle ait un impact direct et concret sur la candidature turque à l’UE, car les sujets de discorde entre Bruxelles et Ankara n’ont pas disparu. Toutefois, étant donné les intérêts réciproques entre les pays européens et la Turquie, notamment en matière de commerce, de lutte anti-terroriste, et de gestion de la crise migratoire, on peut s’attendre en 2018 à un rapprochement de surface entre Européens et Turcs: sur le plan discursif, les deux parties baisseront le ton, trouveront un modus vivendi; mais sur le plan structurel, il y a peu de chances de voir des avancées réelles dans les négociations sur l’adhésion de la Turquie à l’UE. Il reste que cette visite est un premier pas vers la réconciliation turco-européenne.

Jana JabbourDocteure associée au CERI/Sciences Po, auteure de « La Turquie, l’invention d’une diplomatie émergente » (CNRS, 2017)

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alexandra

Macaron ressemble de plus en plus à Rastignac …

yacotito

Pourquoi des qu’un sale type (iranien ou turc ou palestinien) veut obtenir quelque chose à laquelle il n’a pas droit, pourquoi vient il voir Macron ? devinez …