Elie Wiesel, Célébration hassidique : portraits et légendes (Le Seuil, 1972)

Elie Wiesel et le hassidisme (3/5)

par Maurice Ruben Hayoun le 14.04.2020

 

Dans ce nouveau chapitre, Wiesel a choisi de nous présenter un couple fraternel, assez antithétique, un peu comme l’envers et l’endroit d’une seule et même médaille… Il s’agit des deux fils d’un richissime Juif de la localité, nommé Eliezer Lipman et ses enfants Sousia et Elimélekh. Un jour, alors que cet homme se rendait dans un autre lieu dans son confortable carrosse, il croisa un vieil homme qui peinait lentement le long du chemin. Animé par le désir d’aider son congénère, l’homme proposa de recevoir le mendiant qui refusa derechef les propositions de l’inconnu.

Mais cela ne s’arrêta pas là : après des offres réitérées de prendre place dans son carrosse, l’homme proposa aussi de payer la somme que le mendiant comptait collecter… Le mendiant ne bougea pas, mais avant de se séparer de son bienfaiteur il lui fit part d’une sinistre prédiction : cet homme n’avait plus qu’une année à vivre. Il devait en profiter pour mettre ses affaires en ordre. Mais voilà, dans les régions du monde supérieur on consentit un geste au bénéfice d’un tel philanthrope : un sursis de 25 ans, ce qui donna le temps à l‘homme de se distinguer par de nombreuses actions de bienfaisance.

Ses deux fils allaient se faire un nom dans la communauté hassidique. Né en 1717, environ 7 ans après le BESHT, Elimélékh était un érudit qui avait rejoint les érudits alors que son frère Sousia adorait Dieu à sa façon, sans fréquenter assidûment la synagogue, ni participer aux offices religieux, au point que son frère le pria de s’expliquer. Les deux frères ne parlaient pas le même langage. Elimélékh allait devenir une sorte d’intellectuel rigoureux, ordonné, discipliné, loin des gens, alors que son frère Sousia privilégiait les rencontres, les échanges avec les gens…

En fait, cet univers hassidique était sauf un univers clos, normal, habituel routinier. C’était un monde qui n’obéissait pas aux règles du monde des dimensions, aux lois physiques qui étaient tout sauf immuables puisque la divinité était toujours à proximité, qu’on pouvait l’interpeller à toute heure du jour et de la nuit. Le monde d’en haut et le monde d’en bas n’étaient pas hermétiquement séparés l’un de l’autre.

Comme l’écrira plus tard un homme qui naquit dans ce milieu Heschel, l’homme n’est jamais seul, Dieu est toujours à ses côtés pour le soutenir. Le rationalisme nous a habitués à un monde étroit, parfois même étriqué que ces hommes ne pouvaient pas concevoir car même les défunts pouvaient communiquer avec les vivants et réaliser des miracles en faveur de leurs descendants restés en vie.

Le Reb de Berdichev se plaignit de représailles opérées par les anges auxquels il avait, dit il, forcé la main en arrachant une bénédiction destinées aux gens de notre monde. Et contrairement à ce qu’on pourrait penser aujourd’hui, cet homme était sain mentalement. Le monde des hassidim est mystérieux, envoûtant. Ce n’est pas un univers géométrique où les forces naturelles sont en action, c’est un univers où tout bouge, tout est à l’écoute des plaintes des uns et des autres.

Et Sousia est parfaitement à l’aise dans un tel univers. Perclus de rhumatismes, tirant le diable par la queue car fermé à tout esprit lucratif, c’était un éternel perdant dans le monde dessiné par la force des hommes…

Wiesel évoque son passage dans une taverne où il setrouve nez à nez avec des oiseaux en cage… Que croyez vous qu’il fit ? Les oiseaux sont faits pour voler, et il les libéra, ce qui lui valut une violente altercation avec le propriétaire…

Quand des âmes charitables venaient le consoler de tous ses malheurs il niait vigoureusement être mal ou dans le besoin. Il allait même jusqu’à se demander s’il était assez digne pour réciter son oraison devant Dieu.

Mais le sommet de ses excentricités fut largement dépassé un jour de kippour lorsqu’il interpella Dieu en ces termes : la demande de pardon, la rémission des péchés ne fonctionnaient pas dans un seul sens ; Dieu lui-même doit demander pardon aux enfants d’Israël, chaque fois qu’il les a laissés mourir ou souffrir alors qu’il avait promis monts et merveilles aux patriarches.

Et pour finir, le dictum qui a fait le tour de toutes les communautés juives du monde entier. A ma mort, a dit Sousia, le tribunal céleste ne me demandera pas pour quelle raison je ne suis pas devenu comme Abraham ou pourquoi je n’ai pas cherché à égaler un autre personnage célèbre. On ,e demandera seulement pourquoi je n’ai pas été Sousia… Pourquoi je n’ai pas été moi-même.

L’empreinte que cet homme fabuleux a laissé dans l’histoire du hassidisme n’est pas du tout la même que celle de son frère Elimélékh de Lizensk. C’est de lui que va dépendre le destin, l’avenir du mouvement hassidique. Il saura former tant de disciples pour obvier à la séparation érigée par les puissances suivantes : la Russie de Catherine II, l’Autriche de Marie-Thérèse et la Prusse de Frédéric II.
En 1772, c’est le partage de la Pologne, un pays qui a une histoire mais aucune géographie Cette nouvelle donne territoriale allait entraîner des bouleversements dans la vie des adeptes du mouvement : alors que précédemment il n’y avait qu’un Tsaddik auprès duquel on se précipitait pour demander conseil ou solliciter aide et assistance, il fallait désormais franchir des frontières. Ce fut notamment le cas de la Galicie autrichienne où Martin Buber, à la suite du divorce de ses parents (à l’âge de 3 ans) allait passer son enfance et une partie de son adolescence. Grâce à Elimélekh, de nombreux disciples furent formés et jouèrent avec plus ou moins de bonheur le rôle du Tsaddik.
Le mouvement qui avait été uni de tout temps dut se scinder en plusieurs obédiences : la survie était à ce prix et Elimélékh avait fait preuve de lucidité Il savait bien avant tout le monde, que l’univers des hassidim pouvait être entièrement transformé par les aléas de la politique régionale.

Un mot peut-être sur la relation entre le simple hassid et son Tsaddik. Plus trop de place pour examiner la question comme il faudrait. Mais certains sont allés jusqu’à dire la formule suivante: le Tsaddik tranche, décide et Dieu est censé obéir… Le Juste est donc une sorte de vicaire de Dieu sur terre. Il sait ce qui est bon pour ses adeptes et n’hésite pas décider à leur place et pour leur plus grand bien.

Enfin, on pourrait penser que les membres de cette secte ne tenaient pas compte des grandes questions métaphysiques de l’existence humaine; le bien, le mal, la souffrance humaine, l’espoir, la prise de conscience de la fugacité de l’existence, l’amour, la vie, la mort. En fait, ils en avaient conscience et s’éloignaient de l’intellectualisme. Ils fuyaient l’abstraction intellectuelle comme d’autres humains fuient une épidémie. Ils avaient aussi la ferme volonté de lutter contre l’injustice et l’iniquité sur cette terre.

Maurice-Ruben Hayoun

Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à  l’université de Genève. Son dernier ouvrage: Joseph (Hermann, 2018)

La rédaction de JForum, retirera d'office tout commentaire antisémite, raciste, diffamatoire ou injurieux, ou qui contrevient à la morale juive.

S’abonner
Notification pour
guest

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

0 Commentaires
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires