Elie Wiesel, Célébration hassidique : portraits et légendes (Le Seuil, 1972) Le hassidisme vécu de l’intérieur… (1)

par Maurice Ruben Hayoun le 12.04.2020

Encore une opportunité d’évoquer le passé, les livres lus durant mes années d’étudiant, grâce aux bienfaits du confinement et au hasard de bonnes pioches dans cette bibliothèque normande !

Elie Wiesel ! J’ai souvent assisté à des conférences publiques données à Paris dans des cercles communautaires ou autres. Je me souviens notamment de cette brillante conférence sur Rabbi Mendel de Kotzk…

La salle était comble. J’étais élève interne à l’Eole Maimonide de Boulogne sur Seine et on nous avait permis ; sous bonne garde, de nous rendre à la maison de la chimie pour écouter cette conférence sur le hassidisme.

A ce moment là, je n’avais pas encore dix-sept ans, j’ignorais que j’allais adhérer plus tard, sous l’influence de mon grand maître Georges Vajda (ZaL) à une toute autre école de pensée ni que j’adhérerai sans réserve aucune, à l’âge adulte , à une tout autre approche des textes traditionnels juifs. Aux yeux de mon vieux maître vénéré, Wiesel était, au mieux, un petit amateur.

La Science allemande du judaïsme (Die Wissenschaft des Jundetums) allait m’aspirer en elle, et me conduire à adopter un tout autre parcours. Mais cela ne m’empêche plus, aujourd’hui, de rendre un hommage mérité à un homme, devenu Prix Nobel et qui, rescapé de la Shoah, allait contribuer puissamment au réveil culturel de notre judaïsme hexagonal… C’est donc un tikkoun, une réexamen plus tolérant, plus ouvert auquel je recours, pour admettre une autre approche du hassidisme, en l’occurrence.

Wiesel dit honnêtement la nature et l’essence de son projet : il ne se veut ni historien , ni critique, ni surtout érudit, mais simple conteur qui restitue à notre temps les enseignements de son propre grand père. La méthode peut avoir des avantages puisque aucune confusion des genres n’est perceptible : en d’autres termes, Wiesel n’essaie pas de se faire passer pour ce qu’il n’est pas.

Mais il va plus loin, puisqu’il tente de définir, de théoriser son approche, laquelle met l’accent sur l’authenticité de la démarche, l’originalité des propos et surtout l’adhésion à l’éthique de ces milieux hassidiques qui vivaient harmonieusement dans deux univers, celui de l’exil et des difficultés matérielles de toutes sortes, et celui d’une post-rédemption où le peuple d’Israël se voit enfin reconnu et respecté.

Ces hommes vivaient dans l’attente permanente du Sauveur, du Messie qui sonnerait le glas des persécutions dont ils étaient victimes. Pour bien illustrer l’obsession messianique de ces milieux hassidiques, je cite cette phrase attribuée au fondateur de la secte, le BESHT, rabbi Israël Baalshemtov, le maître du bon Nom, c’est-à-dire qu’il pratiquait la magie blanche, au service de ses adeptes et de quiconque sollicitait son aide. Tous les quémandeurs étaient les bienvenus : Si tous les hommes disaient la Vérité, nous n’aurions pas besoin d’attendre la venue du Messie… Un dictum à la fois évident et profond.

Si les hommes ne se mentent plus, l’iniquité, l’injustice, la violence en tout genre, seraient bannies de notre monde. Ce état du monde serait alors un monde ayant achevé sa rédemption et création et rédemption seraient des synonymes. Le monde serait revenu à sa pureté originelle.

Avant de traiter la première partie de ce livre, consacrée au Besht lui-même, Wiesel dit ce qu’il pense des traitements que les savants et les historiens professionnels, rationalistes à tout crin, ont maltraité le mouvement hassidique quand ils ne l’ignoraient pas tout simplement. Il convient de dire un mot de cette attitude, qui fut celle de la Science du judaïsme, née dans l’aire culturelle germanique, et qui se donna pour mission de présenter de manière critique et historique l’essence du judaïsme.

Ce mouvement profitable et bénéfique au début finit par sombre dans un historicisme de mauvais aloi, même si les avantages contrebalançaient largement les inconvénients… Cette présentation du judaïsme visait à complaire aux vues des puissances européennes qui devaient alors convenir que le judaïsme et ses adeptes pouvaient faire partie de la cohorte des nations civilisées et ne plus être taxés d’irrationalisme, de sectarisme et de mysticisme.

En somme, pour se faire accepter dans l’environnement européen, notamment celui du Siècle des Lumières, il fallait scotomiser la kabbale du Moyen Age (Bahir, Zohar) et du hassidisme des XVII-XVIIIe siècles. Pour dire les choses plus brutalement : on troquait l’identité juive dans ce qu’elle avait de plus originel et de plus fécond contre le plat de lentilles de la culture européenne, une culture qui rêvait d’enterrer profondément ses racines judéo-hébraïques.

Wiesel condamne à juste titre ce mépris d’une floraison nouvelle qui sauva vraiment la doctrine juive de la pétrification et de la fossilisation. C’est Gershom Scholem, lui-même né en Allemagne où il fit ses études supérieures qui brisa cette chaîne de l’isolement et tenta, à sa façon historique et critique, de présenter les textes mystiques, kabbalistiques et hassidiques, de façon neutre. Certes, Wiesel ne cite jamais Scholem dont il ne partage pas l’approche puisque la sienne propre se veut avant tout vivante, enseignante et fécondante.

Or, on a voulu faire du hassidisme une secte dont les fondements défiaient la Raison et étaient rebelles à toute présentation rationnelle et intellectuelle. Les anciens historiens, les plus éminents d’entre eux, Heinrich Grätz, David Kahana, Abraham Geiger, Simon Doubnov et tant d’autres ont lu et compris les œuvres des maîtres hassidiques mais ont refusé de leur accorder une présentation neutre, voire favorable ou objective. Et ce, dans l’espoir d’être acceptés par les érudits de l’Europe du XVIIIe et même du XIXe siécle.

Il en va tout autrement avec Wiesel qui a dit plus haut comment il comptait se positionner face aux richesses de cette mystique juive du XVIIIe siècle européen. Il nous présente les perles de la sagesse hassidique, vivante et vivifiante.

Il ne s’agit plus de thèses magiques, obscurantistes ou irrationnelles, mais de raisonnements qui ne limitent pas leur champ de vision au monde normal tel que nous le concevons et le présentons. C’est un univers mental qui rejette l’abstraction intellectuelle, considérée comme une certaine autarcie.

L’univers hassidique ne se contente pas que du monde visible uniquement, il vit à l’intersection de plusieurs mondes, des mondes où le miracle est presque aussi présent que le cours naturel des choses… La prière, l’invocation du Nom divin, les prières journalières, l’existence merveilleuse du juif durant le chabbat, les bénédictions, les prières, les sermons exaltés du tsaddik, le chef de la secte, tous ces détails sont vécus par les adeptes avec une intensité extrême…

Venons en à la haute personnalité du Tsaddik, du sage, chef et fondateur de la secte, le BESHT, rabbi Israël baalshemtov. En vérité, on sait peu de choses sur lui. Tant la légende a pris la place de la réalité historique.

Mais pour ses sectateurs, la distinction entre la réalité historique et leur vécu légendaire le concernant, n’existe pas. Ces hommes magnifient les prodiges exécutés par leur maître, tout en étant conscients que la chaîne de la transmission comporte bien des lacunes avant d’arriver à eux. Un exemple de leur attitude mentale : Qu’es- ce l’homme ? C’est le moyen terme entre Adam et le… Messie.

Cette façon d’appréhender le monde n’est pas historique, elle est simplement spirituelle, les générations ne sont pas séparées par des barrières herméneutiques, les frontières sont poreuses, les distances parfois abolies.

L’interprétation de la Bible et du Zohar constitue la trame de l’exégèse hassidique où l’on trace une ligne frontière entre l’exotérique (niglé) et l’ésotérique (nistar). Cette méthode double était la règle herméneutique de prédilection du BESHT.

Cet homme a révolutionné l’aspect du judaïsme de son temps. Comment s’y est il pris ? Après l’hérésie sabbataïste du XVIIe siècle (Sabattaï Zewi, le faux Messie, quitta ce monde 1676), le judaïsme européen, du nord au sud, et d’est en ouest, ressemblait à un champ de ruines ; ceux des juifs, restés fidèles à la Tora rabbinique, étaient isolés et rongés par le doute. Le Messie viendra t il un jour ? Sabbataï était-il vraiment un faux Messie ? Quand donc le

s circonstances historiques permettront elles enfin l’avènement messianique ? Même des rabbins aussi rassis que Jacob Sasportas de Safi et puis de Hambourg, passé dans l’histoire comme un adversaire acharné du faux Messie avait commencé par croire en lui et en sa messianité…

C’est dire ! Tout était donc à reconstruire après un tel cataclysme religieux. Paradoxalement, cette situation a pavé la voie au futur fondateur du mouvement hassidique. On était en gésine d’un sauveur, d’un organisateur d’un leader qui raffermirait le courage des exilés, redonnerait foi aux consciences et avancerait sur un sentier nouveau. Et c’est là que repose la clé de la réussite du mouvement et de la gloire de son fondateur.

Historiquement, nous savons peu de choses sur sa personnalité ; certains historiens disant qu’il n’a pas existe mais qu’il fut inventé par l’imagination débordante de disciples surchauffés, d’autres allaient prétendre qu’il n’y eut pas un mais deux BESHT…

En ce qui concerne la personnalité de notre homme, les mêmes distorsions avaient cours ; d’aucuns lui déniaient la moindre science et encore moins de l’érudition. D’aucuns disaient qu’il avait exercé toutes sortes de métiers avant de se dévoiler et de se présenter comme il était vraiment, à savoir le luminaire religieux de son temps.

D’autres enfin prétendaient qu’il avait eu une auberge dans une bourgade des Carpates. On prétendit même qu’il avait fait de la prison. Il faut dire que les disciples sont largement responsables de ces disparités, tant ils ont voulu exalter la mémoire impérissable de leur héros. Mais le but escompté était toujours le même : montrer que sous des dehors de grossier personnage, vêtu d’un tablier en peau de mouton et chaussé de sabots en bois, n’était autre qu’un immense sage, capable de communiquer avec les différents niveaux d’être.

Lorsque j’ai publié en 2018 mon livre sur Martin Buber, lui aussi grand spécialiste du hassidisme, dans la même veine que Wiesel, j’avais été intrigué par une phrase au sujet du BESHT. Buber disait ceci : le Baal shemtov connaissait le rapport intime des choses entre elles dans ce bas monde… Aujourd’hui, on dirait simplement qu’il était fin psychologue.

Les portraits du judaïsme de son temps ne respiraient ni la joie de vivre ni l’harmonie avec le milieu ambiant, partout, régnaient, au contraire, le désespoir, le deuil et le mal être. Le BESHT a compris qu’il fallait réinsuffler l’espoir, l’amour et le courage à ce peuple épuisé par les épreuves et traqué par ses ennemis.

Contrairement aux rabbins qui s’étaient enfermés dans une classe d’érudits coupés du reste de la société, le Baal shemtov a montré que la piété naïve des petites gens était bien plus agréable à Dieu. Il se fit donc le porte parole et le défenseur des petites gens. Les rabbins officiels, pour ainsi dire, ne réservèrent pas un bon accueil à ce nouveau venu, ce trublion qui haranguait les foules avec succès. Il chassait sur leur propre territoire, un territoire dont ils s’étaient eux mêmes séparés sans s’en rendre compte.

L’intelligence du cœur, le savoir vivre simple mais authentique, ces deux éléments étaient nettement supérieurs au talmudisme et à l’érudition desséchante des autorités religieuses. Il est vrai que sans être éloigné de la pratique religieuse, le BESHT voulait donner l’impression d’être une sorte d’anarchiste religieux, un être qui bouscule les règles, innove dans le domaine liturgique et met l’accent sur l‘intention profonde (la kawwana).

Les rabbins avaient oublié des règles aussi élémentaires car leur attention était focalisée sur une question importante : la survie du judaïsme alors que le BESCHT voulait faire revivre son judaïsme. Et à cette fin, il importait de sortir des sentiers battus, de changer les priorités et d’établir un lien entre fort entre tous les adeptes du mouvement. Il y a une différence fondamentale entre survivre et vivre… Or, le judaïsme ne fait que survivre depuis deux millénaires.

A la mort du BESHT, vers 1765, moins de vingt ans avant celle de Moïse Mendelssohn, ses disciples se mirent vite d’accord sur le nom de son successeur Rabbi Dov de Mezritch, le grand magguid.

Au terme de cette première partie il faut faire le constat suivant : par un savant mouvement de balancier dont l’histoire juive semble avoir le secret, le mouvement rationaliste et intellectualiste de Maimonide fut contrebalancé par l’émergence de la kabbale ; et au XVIIIe siècle, la philosophie rationaliste de Mendelssohn fut rééquilibrée par l’apparition du hassidisme. L’un était orienté ad extra , l’autre pro domo.

(A suivre)

Maurice-Ruben Hayoun

Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à  l’université de Genève. Son dernier ouvrage: Joseph (Hermann, 2018)

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