Covid-19 et Seder de Pessa’h.

Par Jean-Marc Alcalay

– « Papa, en quoi cette nuit est-elle différente des autres nuits ? Est-ce  parce que nous sommes si peu nombreux, pas comme les autres années, pas avec ma grande sœur, mes cousins, mes cousines, mes oncles et tantes… ? ». Pourquoi ne sommes-nous que trois ? Ainsi s’adresse à son père son plus jeune fils. Il veut ce soir de cette première nuit de Pessa’h recevoir de lui la transmission de la mémoire de son peuple. Il sait qu’elle lui sera si nécessaire pour aborder son avenir. Mémoire à la fois historique et légendaire, faite de bonheurs et de malheurs. Mémoire parfois belle et cruelle, d’un peuple souvent acteur des progrès de l’humanité, mais aussi souvent victime des tourments  et des régressions de cette même humanité…Impatient, l’enfant attend la réponse qui viendra de son père. Il n’ira pas la chercher sur Internet comme il le fait souvent. Ce soir, il l’attend de l’adulte dans la seule relation qui vaille pour que cette transmission de valeurs, porte ses fruits. Celle de l’amour…Voilà l’un des  grands enseignements de Pessa’h. C’est par l’amour que la transmission des valeurs o-père, d’une génération à l’autre. Tout ce que l’enfant peut aller chercher ailleurs, dans les médias, n’est que de l’information qui ne promet au fond qu’un savoir vide.

Le père hésite. Que transmettre, que dire ? Ce soir-là, il cherche sa réponse. Silence de la famille, réduite aux parents et à leur seul fils. D’habitude, il aurait sauté sur la question. Mais ce soir-là, oui, cette nuit qui s’annonce est vraiment différente…Puis…

– Parce que…, parce que…, mon enfant, nous y sommes retournés ! Depuis plus d’un mois, confinés, enfermés. Nous sommes contraints pour sauver nos vies, d’éviter les contacts, d’éviter de sortir et d’aller au travail ou à l’école. Nous sommes comme réduits encore une fois, en esclavage, non pas par quelque nouveau pharaon, mais à cause de nos excès, de nos folies de voyages partout et n’importe où, de nos consommations outrancières de tout et de n’importe quoi. Il nous faut à nouveau raisonner, nous reposer des débordements de ce monde, tout réapprendre, à commencer justement par ce repas de Pessa’h qui  en rappelant notre servitude devrait nous ramener à une certaine sagesse. Ce soir, nous nous laverons deux fois les mains et même plus. Tiens, c’est ce que nous faisons depuis plus d’un mois et au moins, cinq à six fois par jour. Rappelons-nous que c’est le fréquent lavage des mains qui a protégé nos ancêtres de la mort pendant la Peste noire, entre 1347 et 1350.  Ils allaient durement le payer ensuite, mais je t’en parlerai une autre fois… Mais ce soir, regardons ce plat qui contient les six symboles de notre Exode, de notre sortie d’Egypte et que m’évoque ce Seder si particulier. Six,  comme autant de jours que l’Eternel mit pour créer le monde. Voici Beitza, l’œuf dur dont la forme arrondie devrait, non seulement nous dire le cycle de la vie et de la mort, mais nous rappeler qu’il y a en fait un entrelacement de la vie avec la mort.  La vie n’est pas sans la mort, mais elle peut lui résister et la faire reculer. Que serait d’ailleurs la vie sans la mort, sinon un éternel ennui. Mais la mort, qu’elle arrive le plus tard possible ! Elle a frappé trop tôt toutes les victimes terrassées par ce virus, même les plus âgées d’entre elles. Ce soir, pensons à elles, à la douleur de leur famille. Alors oui, envers et contre tout : Lé’haïm ! Lé’haïm !, mon fils, voici la plus belle expression que je connais ! Shalom !, est aussi une formidable expression. Ne plus donc se serrer la main, mais dire à celui que l’on croise et à bonne distance : A la vie ! A la vie ! Beitza, c’est notre fragilité même. La puissance mortelle de ce virus contre lequel la vie lutte et résiste tant qu’elle peut, nous le rappelle aujourd’hui…Voici Maror, les herbes amères et Hazeret, le petit mélange d’herbe amère. La voilà notre moderne servitude, mon enfant aimé, celle qui nous enchaîne de façon totalitaire, presque fétichiste à tout ce qui peut se consommer et qui finira par nous consumer, si nous oublions en notre bouche le goût amère de ces herbes, en rappel de notre servitude et de la fragilité de notre existence. Si nous les oublions, nous mourrons, esclaves de notre « modernité »…Ici, c’est Zeroa, l’os rôti qui évoque l’agneau pascal. Il nous dit ce soir que nous allons bientôt tomber sur l’os de nos limites si nous consommons toujours autant de viandes interdites, si nous ne respectons plus les animaux. Je vous rappelle, petite famille, que ce virus est né de la consommation interdite du pangolin, un animal protégé… Tu vas goûter Harosset, noix, fruits, vin, épices qui symbolisent le mortier que pétrissaient nos ancêtres pour construire les tombes pyramidales des pharaons mégalomanes. L’humanité avec tous ses excès est devenue pharaonique. Les briques rouges du pays de Mitsrayim sont à présent l’universelle de toutes les folies urbanistiques que nous connaissons. Mitsrayim n’est plus en Egypte. Elle est sous nos pieds, au-dessus de nos têtes, tout autour de nous, partout ! Puissent ces plats symboliques, mon petit d’homme, nous inviter à redevenir humbles et trouver enfin  l’espoir qui nous délivrera une nouvelle fois des chaînes que nous nous sommes mises. Karpass, justement, c’est notre espoir, celui que nous attendons de nos chercheurs, de nos soignants, de notre confinement, pour vaincre cette pandémie, mais nous n’en sortirons vraiment que si nous en tirons une certaine humilité, comme nos fameuses matzot que je digère parfois mal. Ce pain de misère nous dit aussi ne de pas manger n’importe quoi, mais de rester simples, à l’image de cette fragile galette de pain sans levain qui se brise si facilement, un peu comme la vie, parfois. Souvenez-vous, chère petite famille, quand nous nous sommes débarrassés du hametz. Ce n’était en fait que les restes émiettés de notre opulence. Mais nous ne le faisons qu’une fois par an ! Oh, je ne prône pas la misère, ni la décroissance, ni une écologie totalitaire, d’ailleurs, je ne suis pas écologiste, mais je demande un juste équilibre des éléments, un retour à la raison, du respect pour ce qui nous entoure. Oh, mon fils, je ne sais pas si je réponds bien à ta question… ?

La famille écoute le père qui semble avoir enfin trouvé le ton juste pour que cette soirée et ces réflexions servent à chacun. Il poursuit…

–  Et c’est un soir, et c’est un matin, jour un. Ainsi en fut-il de même jusqu’au sixième jour. Après quoi, l’Eternel se reposa. Le père s’adresse ainsi à sa femme et à son fils. Vous-souvenez-vous du récit de la Création du monde. Notre Genèse nous dit qu’elle commença par le soir, comme ce soir, puis la nuit. C’est comme si, pour bien entamer la journée, il fallait au préalable, passer une bonne nuit. N’importe quel médecin vous le dira ! C’est comme si la nuit nous préparait bien au jour qui se lève. C’est comme si la nuit était nécessaire au jour. Cette nuit-là du premier soir de Pessa’h, profitons-en, non pas pour nous endormir sur nos certitudes, mais pour réfléchir au lendemain qui se lèvera une fois ce virus vaincu. En attendant, nous devons donc retraverser la mer rouge pour retrouver cette nouvelle «  liberté » qui ne sera « acquise » que si, comme nos ancêtres nous restons un temps au désert, enfin, quelque chose qui lui ressemblerait. Oh, je ne dis un vrai désert de sable et de roches et je ne dis pas non plus quarante ans !, mais seulement prendre le temps de la réflexion avant un autre emballement de nos désirs, avant l’enlisement sans sauvetage possible de notre humanité ! Réfléchir à un nouveau départ en commun, réfléchir à une autre façon de concevoir nos échanges, nos manières de vivre. Nos ancêtres au désert, en avaient profité pour poser les bases d’une possible vie collective, politique si l’on peut dire. Ils avaient échangé autour de leur conception de la liberté. Ainsi préparaient-ils la conquête, dans un futur lointain, du pays de Canaan. Faisons de même. Par exemple, comment se nourrir plus sainement sans tuer par simple gourmandise ou goinfrerie ? Nos ancêtres au désert avaient éprouvé l’incertitude et le doute. Autant de réflexions que ce virus devait nous apprendre, si nous voulons aussi écouter le message qu’il nous envoie[1]. Les changements climatiques qui nous attendent de façon plus brutale devraient nous enseigner la modestie devant la nature. Aussi, devrions-nous, si nos échanges portent leurs fruits, mieux respecter ce qui nous entoure, l’animal, le minéral et le végétal. Regardez déjà la nature, comme elle nous le rend bien quand nous la ménageons ! Le monde depuis qu’il se repose de façon obligée est comme devenu une immense Arche de Noé. Le déluge nous entoure déjà. L’Arche de Noé, n’est plus un simple navire de bois. C’est la terre même ! Voyez donc, les poissons se reproduisent à nouveau, les eaux redeviennent claires, les animaux reprennent leur territoire, mais pas pour très longtemps.  Si donc, au contraire, si nous ne tirons aucun bénéfice de cette épreuve virale faite à l’humanité, nous resterons enlisés dans les sables mouvants de notre ambition et de notre mégalomanie, je le répète, pharaonique, et nous irons droit vers notre néantisation…Nous rongerons notre os, Zeroa !

Et oui,  ma chère petite famille réunie autour du Seder. Littéralement, il signifie ordre. Il nous intime de mettre de l’ordre dans le défilé des générations bien sûr, mais il indique aussi qu’il faut mettre un peu d’ordre dans nos pulsions et nos envies. C’est vrai que cette nuit est vraiment différente de toutes les autres nuits. Mais j’espère, mon fils, mon petit, chair de ma chair, ma promesse de vie et ma promesse d’avenir, j’espère que demain et après-demain ne ressembleront pas à hier et avant-hier ! Puisse ce repas, témoin de notre fragilité d’être, nous rappeler humblement que nous avons été esclaves. Nous le sommes redevenus aujourd’hui, mais tyrannisés cette fois-ci par notre propre arrogance devant cette vie qui pourtant nous a été si généreusement offerte par l’Eternel. Nous étions alors responsables de ce monde, et nous avons réalisé le meilleur de ce que nous pouvions faire, mais aussi, hélas le pire ! Si la vie n’est jamais sans la mort, qui aujourd’hui la prend par traîtrise, le meilleur n’est donc jamais sans le pire ! Puissions-nous alors nous servir de cette épreuve et de ce repas que nous partageons ensemble pour se préparer à une autre façon de concevoir notre avenir sans quoi…

– J’ai bien compris papa !

– Voilà, je vais faire le Kiddouch. Mais avant cette bénédiction par le vin, je vous dis du plus profond de mon âme : Hag Pessa’h sameakh. Je vous aime…

Jean-Marc Alcalay

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[1] Jean-Marc Alcalay, Ecouter de que le Covid-19 nous dit, in, Jforum du 20 MARS 2020.

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FRANCIS TOULOUSE

Très beau,noble, bouleversant. La sagesse, sa gravité, ses évidences. Comment intelligence et amour se confondent dans la sagesse. L’extrême beauté des symboles et leur efficacité.