Bela Guttmann Getty Images

Béla Guttmann, survivant de la Shoah et entraîneur hongrois de génie

Ancêtre de Mourinho et Pep Guardiola, le premier coach star de l’ère moderne, issu d’une famille décimée par les camps de la mort, imprima sa légende après avoir échappé aux chambres à gaz.

Budapest, fin 1944. Depuis mars, les nazis occupent la capitale hongroise. Douze mille juifs arrivent à Auschwitz chaque jour. Les Croix fléchées, alliés fascistes d’Hitler contrôlant le gouvernement magyar, sortent des juifs du ghetto pour les exécuter froidement avant de jeter leurs cadavres dans le Danube.

Béla Guttmann, lui, se cache dans le grenier de son beau-frère, qui ne le dénoncera jamais malgré une arrestation et un interrogatoire musclés.

Fatigué de se planquer, Guttmann se porte volontaire pour un camp de travail, dont il s’échappe avec quatre camarades juste avant que leur train ne parte vers l’Allemagne.

L’un de ses compères n’est autre qu’Ernő Erbstein, futur technicien hongrois mythique du Grande Torino, fauché avec le reste de son équipe par le crash aérien de Superga, survenu le 4 mai 1949.

Guttmann passe les derniers mois du conflit incognito dans une usine locale, tandis que son père veuf Ábrahám, sa sœur Szerén ainsi que bon nombre de ses proches périssent dans les camps de la mort.

Le survivant de l’Holocauste resta discret sur son expérience de détenu dans le complexe de Timót Utca (au sud de Pest) et les éventuelles complicités dont il bénéficia, mais le traumatisme le marqua à vie.

«La jeunesse d’aujourd’hui ne pourrait pas comprendre ce qu’était un endroit comme Timót Utca. Le sergent qui veillait sur nous avait servi dans la légion étrangère, où il apprit l’art de la torture», relatait Guttmann à son seul biographe maison Tibor Hámori.

«Si le type était de bonne humeur, nous devions “seulement” transporter des pierres pour son bunker en criant: “Nous sommes de la merde, nous sommes de la merde.” Le fait que j’aie été joueur au sein de la sélection nationale, entraîneur à succès ou même un être humain ne comptaient absolument pas», se remémore le survivant.

Prohibition et boursicotage

Fils d’un couple de danseurs, l’agile demi-centre sort du lot dès le lendemain de la Grande Guerre. Son talent, conjugué au 4-2-4 visionnaire de Jimmy Hogan (précurseur du jeu des Magiques Magyars de Gusztáv Sebes et du football total de l’Ajax Amsterdam de Rinus Michels), permet au MTK Budapest, écurie de la bourgeoisie juive, de remporter deux championnats consécutifs (1921 et 1922).

Face à la montée de l’antisémitisme sous le régime de l’amiral Horthy en Hongrie, Guttmann rejoint l’Hakoah Vienne, portant haut le «judaïsme du muscle» théorisé par le fondateur du club Max Nordau.

Parallèlement à son intégration sportive, Guttmann apprend la psychologie et enseigne au sein de sa propre école de danse, quand il n’illumine pas les prestations de l’Hakoah encouragé par Franz Kafka.

En septembre 1923, le dandy magyar et ses coéquipiers s’adjugent la toute première victoire d’une équipe continentale en Angleterre, en étrillant West Ham 5-0 sur sa pelouse d’Upton Park.

Deux ans plus tard, l’Hakoah gagne son championnat puis part en tournée mondiale de gala. Après un match new-yorkais, Béla Guttmann décide de s’installer dans la Grosse Pomme afin d’accompagner les débuts du soccer.

Dans l’Amérique de la prohibition, Guttmann devient propriétaire d’un speakeasy fréquenté par les vedettes des années folles.

Et quand l’alcool ne coule pas à flots sous le manteau, il occupe un bel appartement en colocation avec deux de ses coéquipiers des Giants entre deux virées casino à Atlantic City, lieu de discussion favori des parrains de la mafia comme Al Capone et Lucky Luciano.

Le Jeudi noir d’octobre 1929 ruine le footballeur, businessman et boursicoteur, qui affirme avoir perdu 55.000 dollars à cause du krach. Malgré ses salaires mirobolants, le Magyar préfère rentrer finir sa carrière à l’Hakoah, où il découvre la fonction de coach.

«Le Guttmann gérant de bar clandestin connaissait de très près la vie nocturne new-yorkaise et les ragots de la pègre. La crise de 1929 dissipa son rêve américain, mais il conserva en tête quantité d’anecdotes aussi intéressantes que palpitantes utilisées pour divertir ses joueurs avant les matchs», raconte le blog hongrois de référence sur le personnage.

«Ceux-ci prenaient un malin plaisir à corriger ou à chambrer leur entraîneur lorsqu’il ne racontait pas exactement, enrobait ou répétait pour la énième fois son histoire américaine préférée», poursuit l’article consacré au périple américain de Guttmann.

 

Grande gueule rebelle

Là où le maestro passe, les équipes se surpassent. Le SC Enschede accroche la troisième place de la D1 hollandaise dès la première saison batave de Guttmann (1935-1936), alors que les observateurs voyaient l’équipe descendre.

L’Hakoah Vienne est aux portes de la première division quand l’arrivée imminente des nazis pousse l’ancien pensionnaire du club à la fuite aux États-Unis, dix jours avant l’Anschluss, et au retour vers la Hongrie faute de perspective outre-Atlantique. Újpest gagne le championnat hongrois 1938-1939, d’un petit point devant l’ennemi Ferencváros, puis soulève une coupe d’Europe centrale.

Et soudain, le trou noir. Au moment où la guerre explose, Béla Guttmann disparaît des radars.

Certaines versions évoquent un exil en Suisse, mais les autorités helvétiques ne disent posséder aucune trace d’un individu nommé ainsi. D’autres affirment que l’homme se serait caché avec son épouse Mariann dans Budapest, en attendant que les choses se tassent.

«Le principal, c’est que je m’en suis sorti. Des gens bien ont pris des risques en me dissimulant», balayait le rescapé de la Shoah lorsque son biographe Hámori l’interrogea sur la manière dont il survécut au conflit et aux Croix fléchées.

Après l’armistice, Guttmann bétonna sa réputation de grande gueule exigeante et rebelle. Au Chinezul Timișoara, il demande des paies en légumes dans une Roumanie affamée.

Au Kispest AC (ancien nom du Budapest Honvéd Football Club), il démissionne avec fracas, vexé que le jeune Ferenc Puskás l’ait empêché de sortir son copain Patyi lors d’un match contre Győr.

Il quitte la Hongrie quelques mois plus tard. Au Milan AC, son style lui coûte son poste après une saison et demie chez les Rossoneri. Guttmann accompagne ensuite le Honvéd de Puskás en tournée dissidente, pendant que les soviétiques écrasent l’insurrection de Budapest.

Puis débarque à São Paulo, où son schéma ultra-offensif hérité de Jimmy Hogan inspirera la Seleção championne du monde 1958.

«Des bons entraîneurs ont existé avant lui, mais leur rôle n’était pas aussi prépondérant que le sien dans le succès de l’équipe, explique David Bolchover, auteur d’un livre sur le sorcier en survêtement. Guttmann fut le premier à revendiquer publiquement d’être honoré financièrement à la hauteur de sa valeur ajoutée et à sublimer le talent d’autant d’équipes de première division à travers le globe. Il a pavé la route des techniciens-superstars d’aujourd’hui, comme Guardiola ou Mourinho, qui comme Guttmann en son temps voyagent d’un pays à l’autre au gré des meilleurs clubs.»

Malédiction lisboète

De retour en Europe, Guttmann mène d’emblée le FC Porto au sacre en championnat portugais puis signe au Benfica Lisbonne, où il attire la pépite Eusébio, originaire du Mozambique. C’est là qu’il écrit le chapitre le plus dantesque de son parcours d’entraîneur.

En 1961 et 1962, les Aigles empochent deux Ligues des champions en battant le Barça de Kocsis et Czibor puis l’ogre Real Madrid, malgré un triplé de Puskás. Dans la foulée, les dirigeants refusent à Guttmann une augmentation substantielle, et le Magyar claque la porte en déclarant que le Benfica ne gagnera aucune Coupe d’Europe d’ici au moins cent ans.

Résultat de recherche d'images pour "bela guttman"" Depuis cette phrase aussi assassine que prémonitoire, les lisboètes ont échoué huit fois en finale de compétitions européennes de clubs. La prière d’Eusébio du 23 mai 1990 sur la tombe viennoise de Guttmann avant la finale de Coupe des clubs champions contre le Milan AC à l’Ernst-Happel-Stadion n’aura pas réussi à briser la malédiction.

Pas plus que la statue du technicien avec ses deux trophées dans les mains, inaugurée en février 2014 près de la porte dix-huit de l’Estadio de la Luz pour les 110 ans du Benfica. Dernier revers en date? La Ligue Europa 2013-2014, perdue aux tirs au but contre le Séville d’Unai Emery.

«En quatre décennies couronnées de championnats et de coupes, Béla Guttmann s’est retrouvé sur le banc de vingt-trois équipes dans une douzaine de pays. Son approche innovante a laissé des traces sur toute la planète. Et pourtant, l’héritage qui lui survit le plus longtemps est une sentence à moitié écoulée, résume le journaliste sportif Gary Thacker. Les supporters de Benfica aimeraient se rappeler de lui pour le succès qu’il a apporté au club. Mais tant que l’équipe ne soulèvera pas un nouveau trophée européen, le nom Guttmann continuera de porter un sentiment d’effroi.»

Padoue, Trieste, Quilmes, Nicosie, Vicence, Montevideo, Genève et Athènes gardent aussi en mémoire son goût pour l’attaque et ses colères homériques mélangeant les langues selon son port d’attache.

Vagabond même à soixante-dix printemps, il assuma la direction technique de l’Austria de Vienne puis accepta un dernier job au FC Porto, avant de tirer sa révérence en 1974.

Disparu sept ans plus tard, Guttmann savoura une bonne partie de sa fin de vie au café Europa de la capitale autrichienne, buvant des crèmes au bon souvenir des Zsengellér, Bozsik, Puskás, Schiaffino et Eusébio qui croisèrent sa route.

Source: www.slate.fr

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