L’essayiste estime que l’on ne peut comprendre les attentats terroristes dans l’Hexagone qu’en les inscrivant dans l’échiquier international et dans la longue histoire de l’islam politique. Et affirme que ces actes sont, aussi, le produit de pays avec lesquels la France lie des relations diplomatiques, économiques, militaires et stratégiques.

L’essayiste Djemila Benhabib doit être écoutée dans tous les pays qui sont les siens, estime Boualem Sansal : l’Algérie « abêtie et ensanglantée par la barbarie islamiste », la France que « le terrorisme djihadiste visite d’une saison l’autre » et le Canada où semble s’« exalter la libido retorse des islamistes ». L’écrivain célèbre signe la préface d’Après Charlie (1), dernier ouvrage de Djemila Benhabib. Amie de Charb depuis que ce dernier lui a remis le prix international de la laïcité, en 2012, l’intellectuelle engagée n’en finit pas de compter les morts autour d’elle, ici et de l’autre côté de la Méditerranée.

En quittant l’Algérie, en 1994, vous pensiez laisser derrière vous les questions liées à l’islam et à l’islamisme ?

DJEMILA BENHABIB C’était effectivement mon objectif principal. Mes parents étaient des figures publiques, des communistes menacés par les islamistes. Nous avons quitté un pays ravagé par l’islam politique, avec ses assassinats quotidiens ciblant d’abord les journalistes et les intellectuels. J’ai eu le sentiment de voir disparaître mon rêve d’une Algérie progressiste. Nous avons vécu un affrontement d’une extrême violence ; les islamistes voulaient liquider toute personne s’opposant à leur projet théocratique. Tous les acquis de la guerre de libération nationale devenaient fragiles, étaient remis en cause. Cette guerre n’avait aucun fondement religieux. Nous voulions une indépendance politique pour bâtir une démocratie. Certes, nous en étions loin avec un pouvoir autoritaire. Mais il y avait une force progressiste et démocrate très agissante. Malheureusement, l’ouverture démocratique, en 1988, a d’abord permis au mouvement islamiste de s’imposer sur l’échiquier politique, exactement comme cela s’est produit en Tunisie en 2011 et en Égypte en 2011 et en 2012.

Comment l’expliquez-vous ?

DJEMILA BENHABIB Les pouvoirs autoritaires ont longtemps instrumentalisé les organisations islamistes pour réprimer les progressistes, qui se trouvaient confrontés à deux camps : le pouvoir et les islamistes. Ces derniers profitaient, aussi, des moyens financiers et logistiques pour répandre leur discours au sein des mosquées et créer un large réseau. Ils ont bénéficié du soutien indéfectible de pays érigés en État islamique, principalement l’Arabie saoudite. Dont le but est de faire trébucher la marche vers la démocratie et la sécularisation qui était entamée dans plusieurs pays musulmans.

Deux principaux noms reviennent tout au long de votre livre : Tahar Djaout, journaliste algérien, écrivain et poète, assassiné en 1993 par les islamistes, et Charb. Au-delà de l’hommage que vous leur rendez, quel est votre message à travers ces deux figures ?

DJEMILA BENHABIB Je veux essentiellement dire que la boucherie qui a eu lieu en France n’est pas un phénomène franco-français. Cela fait partie d’un processus. L’exécution physique a succédé à l’exécution politique, autant celle de Tahar Djaout que celle de Charb. Charb doit être situé dans sa famille politique, celle qui ne connaît pas de frontières, celle qui avance, comme l’avait expliqué si bien Tahar Djaout. On a exécuté politiquement Charb en l’accusant d’être un raciste, un « islamophobe ». Il a été ravagé par ces accusations, surtout qu’elles émanaient de la gauche, son propre camp. On a également exécuté politiquement Tahar Djaout et tant d’autres intellectuels algériens en menant campagne sur la thèse du « qui tue qui ? ». Charb et Djaout sont des frères. Ils étaient tous les deux épris de justice et de liberté. Pour eux, la laïcité permettait à l’individu de se libérer, de s’épanouir. Tous deux refusaient le marquage ethnique, identitaire, religieux. On ne peut comprendre la situation en France qu’en l’inscrivant dans l’échiquier international et dans une histoire longue.

La France est-elle en train d’emprunter cette voie ?

DJEMILA BENHABIB La France a besoin de se retourner d’abord vers elle-même pour soigner des blessures et régler ses problèmes. Le débat demeure vif à l’intérieur d’elle-même. Mais elle devra effectuer un détour vers le monde si elle veut répondre à la question : pourquoi la France ? Bien entendu que les Coulibaly et les Kouachi sont impliqués dans les assassinats. Ces terroristes sont aussi le produit de pays avec lesquels la France s’allie. Elle a des relations diplomatiques, économiques, militaires et stratégiques. On trahit la philosophie de Charlie Hebdo si on continue à se compromettre avec les théocraties esclavagistes et les pétrodollars du Golfe.

Pourquoi la France, selon vous, n’a-t-elle pas retenu l’expérience algérienne pour mieux combattre le terrorisme ?

DJEMILA BENHABIB La France, premier pays européen touché par des actes terroristes dès l’année 1995, a, me semble-t-il, compris la nécessité de s’investir contre le terrorisme. Le grand manque se situe plutôt au niveau du débat intellectuel sur l’idéologie islamiste. L’Algérie s’est retrouvée mise en quarantaine sans que le monde, et sa sœur la France ne s’inquiètent davantage de la montée de l’islam politique. On a réduit la situation algérienne à une question conjoncturelle, algéro-algérienne. Pourtant, les bouleversements en Algérie s’inscrivaient dans le prolongement de la révolution iranienne de 1979. La menace islamiste devenait alors plus palpable aussi bien en Afrique qu’en Europe. Les organisations islamistes possèdent une incroyable capacité à se transformer en raison de convulsions planétaires. C’est pour cela que tout s’imbrique : autant la situation en Afghanistan à partir de 1979, la première guerre du Golfe, en 1990, que l’invasion de l’Irak, en 2003. Sans oublier ce que nous vivons aujourd’hui avec l’organisation « État islamique ». Dès lors que l’on ne nomme pas l’idéologie islamiste, on ne peut comprendre les groupes qui gravitent autour tout en se méta-stasant. Ceux-ci ne sont que des bras qui obéissent à la tête qu’est l’idéologie islamiste. Il faut s’intéresser à la tête pour comprendre comment fonctionnent les bras.

Vous affirmez dans votre livre que la campagne « qui tue qui ? » menée en France est une attitude « négationniste » qui ne vous surprend pas…

DJEMILA BENHABIB La situation algérienne a été réduite à une simple équation entre les militaires et les organisations islamistes paramilitaires. Or, la fracture était politique, civilisationnelle d’abord entre la famille qui avance et celle qui recule, avec deux projets de société antagoniques. Le militaire est venu après, il est une conséquence de l’échec du politique. Les progressistes et les démocrates algériens se sont sentis trahis de ne pas trouver à leurs côtés ceux qu’ils considéraient comme leurs frères et sœurs de combat, ces personnes de gauche qui, en France, se définissaient comme tiers-mondistes, anti-impérialistes et anticolonialistes. Ce sentiment de solitude, je l’ai retrouvé chez Charb. Sa parole et celle de Charlie Hebdo étaient noyées dans le bruit ambiant les traitant de racistes et de xénophobes.

Comment expliquez-vous que la pluralité au sein des communautés musulmanes soit ignorée ?

DJEMILA BENHABIB Elle est non seulement ignorée mais également niée. Nous fonctionnons toujours avec le schème intellectuel colonial. Lequel était censé maintenir une population homogène et désigner ses porte-parole, en grande partie religieux. La France coloniale ne voulait pas d’intermédiaires politiques, qui se sont imposés et ont imposé une solution politique à la France. Celle-ci a toujours été ouverte aux bidouillages religieux. Et elle a bidouillé de mille et une façons, comme le fait de ne pas appliquer la laïcité sur le sol algérien. Nous reproduisons consciemment ou inconsciemment ce schèma hérité de la colonisation. Or, il faut bannir la posture de la communauté homogène et de porte-parole pour aller vers une attitude citoyenne. Ce qui veut dire que chaque citoyen se voit en sujet politique et parle pour lui-même. Nous n’y sommes pas, de part et d’autre. C’est un travail de longue haleine de se considérer citoyen et se voir comme un sujet politique. Pour autant une grande majorité de Français de culture musulmane, croyants et non croyants, participent activement à la vie sociale et politique. Ouvrez les yeux, chers politiques !

Pourquoi faut-il libérer la critique face à l’islam ?

DJEMILA BENHABIB En rendant possible l’existence de différentes postures au sein de ces communautés, l’exercice de la démocratie devient possible. Celle-ci ne peut exister sans la pluralité des opinions au sein des communautés musulmanes. Les islamistes nient la pluralité pour marginaliser les laïques et démocrates, qui sont très nombreux parmi les musulmans.

Vous montrez aussi du doigt ce que vous appelez « la classe politique »…

DJEMILA BENHABIB Nous sommes confrontés à des questions difficiles qui nécessitent de prendre le temps de la réflexion pour les comprendre. Deux facteurs me semblent nécessaires pour changer les choses en politique : la vision et la volonté politique. Sans cela, on fait seulement du surplace. La vision qui consiste à ne regarder que le calendrier électoral nous donne l’illusion de calmer les choses. Ce qui nous met en décalage par rapport à l’islam politique, qui a, lui, un projet à long terme. Les islamistes travaillent d’une façon efficace, méthodique, disciplinée depuis au moins les années 1950. Réprimés au Moyen-Orient, principalement en Égypte, ils se sont réfugiés en Europe où ils ont bâti leur réseau. Les États-Unis les ont utilisés pour contrecarrer les pouvoirs de gauche dans les pays arabes, mais, surtout, pour arrêter l’influence de l’Union soviétique. Nous mesurons aujourd’hui concrètement les résultats du réseau islamiste. Un réseau gigantesque, rodé, très organisé et qui, souvent, se substitue à l’État défaillant, incapable de donner du sens. Ils profitent aussi des contradictions des États occidentaux, embourbés dans les alliances avec l’Arabie saoudite.

Dans votre livre, vous lancez un appel à la mobilisation des laïques du monde entier. Est-ce à dire que la laïcité est davantage menacée que la République ?

DJEMILA BENHABIB République et laïcité sont pour moi des principes indissociables. À l’origine, la République consistait à rendre le pouvoir au peuple, à la nation. La matérialisation de ce pouvoir populaire s’est concrétisée par le retrait du pouvoir des mains des clercs. C’est la laïcité qui a rendu possible la démocratie. C’est d’abord l’autonomie de penser que doit acquérir un citoyen. Et, en devenant citoyen, il peut exercer sa responsabilité, sa liberté dans une démocratie. Celle-ci convient parfaitement aux personnes possédant une autonomie de jugement. Avec la laïcité, la France a le plus poussé la matérialisation de la séparation des pouvoirs politiques des pouvoirs religieux. Elle est de fait dans la ligne de mire des islamistes, lesquels y concentrent leur énergie. La France de Jaurès est le maillon le plus fort de la chaîne mondiale. Si la France abdique face à ses principes, face à son histoire, le reste des pays devient une proie facile. Les islamistes veulent convaincre les Français de confession musulmane qu’ils ne sont pas des Français. La France a bâti un édifice fort. C’est pourquoi il ne faut pas aller vers la distinction entre les Français, chère aux islamistes.

(1) Après Charlie. Laïques de tous les pays, mobilisez-vous ! de Djemila Benhabib. Éditions H&O, 17 euros, janvier 2016.

Idéologie islamiste, Invitation à un sursaut salutaire 
Née en Ukraine d’une mère chypriote et d’un père algérien, Djemila Benhabib a grandi à Oran, en Algérie. Dès l’âge de quinze ans, elle prend conscience de la situation subalterne des femmes. Après quelques années en France, elle s’est installée au Québec, en 1997, afin de se reconstruire. Elle est l’auteure de Ma vie à contre-Coran (poche, 2014), des Soldats d’Allah à l’assaut de l’Occident (2012) et de l’Automne des femmes arabes (2013). Trois livres du même éditeur, H&O. Dans son dernier livre, Après Charlie, elle invite à un sursaut salutaire.
 l’humanitéhttp://www.humanite.fr/djemila-benhabib-le-debat-intellectuel-sur-lideologie-islamiste-est-un-grand-manque-en-france-598864

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