Comme un air de déjà vu, déjà entendu. Après Bachar el-Assad, c’est au tour de Nouri al-Maliki, le premier ministre irakien, de renvoyer l’ancienne puissance ottomane dans ses cordes.

Alors que les Turcs pouvaient, en Irak comme en Syrie, se prévaloir de beaux succès économiques et d’une percée politico-diplomatique, le climat entre Ankara et Bagdad se dégrade à grande vitesse (après celui entre Ankara et Damas, l’année dernière).

La rupture n’est, ici, pas encore totalement consommée.

Mais pour combien de temps encore? Le 9 mai, Ankara refuse de livrer à Bagdad l’ancien vice-président irakien, Tarek al-Hachémi.

Recherché pour avoir commandité l’assassinat de plusieurs officiels, objet d’une «notice rouge» d’Interpol, c’est un sunnite qui a regretté que l’Irak soit devenu un véritable couloir d’acheminement d’armes iraniennes à destination de la Syrie.

En avril, un autre rival du Premier ministre irakien, le président de la région kurde autonome d’Irak Massoud Barzani, avec lequel Ankara a noué d’étroits liens (commissions conjointes, ouverture d’un consulat turc, visites de ministres et omniprésence des entrepreneurs turcs) est reçu en grandes pompes.

Il accuse Nouri al-Maliki de se conduire en dictateur et s’oppose à la vente par les Etats-Unis de F-16 à Bagdad.

On voit mal l’ancien peshmerga Barzani lancer des opérations militaires contre le PKK (mouvement séparatiste kurde en guerre contre Ankara depuis 28 ans et dont les bases arrières se situent dans les montagnes d’Irak du nord) – ce serait un suicide politique.

Mais le Président de la région kurde autonome d’Irak peut resserrer l’étau logistique et psychologique autour des rebelles qui sévissent, à partir de son territoire.


Cérémonie de fin de formation de recrues de l’armée irakienne à Kirkourk, dans le nord du pays. REUTERS/Ako Rasheed.

Les Kurdes d’Irak, partenaires fiables

Paradoxalement, Massoud Barzani, proche des Israéliens, constitue désormais le seul partenaire vraiment fiable des Turcs dans la région.

A peine les troupes américaines parties qu’en janvier, le ton était donné: trois roquettes tirées sur l’ambassade de Turquie à Bagdad.

Cette attaque faisait suite au coup de téléphone de Tayyip Erdogan à Nouri al-Maliki, durant lequel le Premier ministre turc se serait inquiété du sort fait au bloc Iraqiya d’Iyad Allawi, un ancien baassiste, chiite, opposé à Nouri al-Maliki et soutenu par la Turquie avec financements largement saoudiens.

En jeu: l’équilibre confessionnel et politique de la coalition gouvernementale mise laborieusement sur pied à la suite des élections de mars 2010.

Depuis plusieurs années, la Turquie intervient dans la politique intérieure irakienne, et ne s’en cache pas.

Elle cherche, selon Beril Dédéoglu, professeure turque de relations internationales, à «limiter l’emprise d’al-Qaïda sur les sunnites et à gagner le cœur des chiites pour les détourner de l’Iran».

«C’est en prenant de telles initiatives que la Turquie pourrait conduire la région au désastre et à la guerre civile», aurait rétorqué, une fois le combiné raccroché, le Premier ministre irakien.

Nouvelle passe d’armes verbales, crescendo, en avril.

Après avoir été accusé par son alter égo turc de monopoliser le pouvoir, d’«égocentrisme» politique et de discriminations à l’égard des groupes sunnites dans son gouvernement, Nouri al-Maliki déclare que la Turquie est sur le point de se transformer en un «Etat hostile» pour «tous».

Téhéran, puissance de référence

C’est «la fin d’une période d’innocence: les Turcs commencent à prendre des coups au Moyen-Orient, ce qui n’est pas nouveau, mais ça l’est pour l’AKP (le parti islamo-conservateur au pouvoir depuis 2002), suggère le chercheur Julien Cécillon.

L’Irak et par extension le Moyen-Orient, deviennent plus une zone à risque qu’un espace d’opportunités pour la Turquie», selon le co-auteur de «La Turquie au Moyen Orient, le retour d’une puissance régionale?» (dirigé par D. Schmidt, IFRI, 2011).

En couverture de l’ouvrage publié en décembre 2011, une photo montre R .T Erdogan et N. al-Maliki, debout côte à côte et au garde-à-vous sur le tarmac de l’aéroport de Bagdad.

La photo qui veut symboliser le «nouvel espace de déploiement de la puissance turque» ne remonte qu’à 2009.

Elle parait pourtant presque «datée», d’une autre époque : quand certains faisaient référence au «modèle turc» et la Turquie se flattait d’être une «source d’inspiration» pour les pays arabes.

Les Turcs sont en train de réaliser qu’ils ont aussi peu d’influence sur Nouri al-Maliki qu’ils n’en avaient sur Bachar al-Assad.

Et que Téhéran reste la puissance de référence, à Bagdad comme à Damas.

Mais «Ankara a déjà les mains pleines avec Assad et souhaite éviter un autre scénario de choc!», analyse Sinan Ulgen, également chercheur associé à Carnegie Europe à Bruxelles.

Or comme la Syrie, l’Irak est crucial pour les ambitions régionales de la Turquie.

D’abord économiquement: les routes d’Irak sont essentielles pour que les camions turcs –désormais interdits de Syrie— accèdent aux marchés proche-orientaux.

L’instabilité politique irakienne empêche la croissance économique du pays sur laquelle misent les hommes d’affaires turcs (la grande majorité des compagnies étrangères en Irak sont turques et ce sont elles qui reconstruisent le pays).

De même qu’elle bride l’exploitation des richesses pétrolières et gazières pour l’acheminement desquelles la Turquie constitue un important pays de transit.

Paix froide Ankara-Téhéran

Et puis, «la déstabilisation du pays, quelques mois après le rapatriement des troupes américaines est de mauvaise augure pour le maintien de l’ordre politique en Irak», prédit Sinan Ulgen, directeur d’Edam, un think-thank turc.

«Les risques d’une désintégration de l’Irak sont bien plus élevés qu’en Syrie», ajoute la professeure Béril Dédéoglu, et pourraient conduire à la constitution d’un Etat kurde indépendant au nord du pays.

Une perspective que craignent les autorités civiles et militaires turques, en guerre depuis 28 ans contre «leur» propre mouvement séparatiste kurde, le PKK (parti des travailleurs du Kurdistan).

Soner Cagaptay du Washington Institute for Near East Policy nuance:

«Ankara juge que le gouvernement de Maliki est autoritaire et qu’il prend ses ordres à Téhéran.

Mais elle ne s’affole pas autant qu’elle a pu le faire par le passé d’une division de l’Irak».

L’idée d’un Kurdistan indépendant au nord de l’Irak ne constitue donc plus un cauchemar absolu pour Ankara.

«Pour autant qu’il conserve les gisements pétroliers de Kirkouk, obtienne un quasi contrôle de Mossoul, et ne s’adjoigne pas une partie du territoire kurde de Syrie!», précise Béril Dédéoglu, spécialiste de relations internationales parfois consultée par le gouvernement turc.

Lequel aurait eu connaissance des plans d’indépendance «déjà prêts» de Massoud Barzani.

On assiste donc actuellement au réalignement de Bagdad aux côtés du régime syrien et de l’Iran face à une Turquie qui soutient, elle, l’opposition au régime de Bachar al-Assad.

«Il est probable que Téhéran continue à encourager Bagdad contre Ankara, en espérant qu’en retour la Turquie s’inclinera face à Assad», avertit Soner Cagaptay.

Longtemps en «paix froide», les pouvoirs turc et iranien se sont rapprochés ces dernières années, mais en 2011 Téhéran a très mal pris qu’Ankara autorise l’installation du bouclier antimissile aérien de l’Otan sur son territoire.

C’est donc peut-être un front Iran-Irak-Syrie qui se dessine face à une Turquie moins repliée sur elle-même.

L’esquisse d’une recomposition régionale?

L’un des scénarios verrait la Turquie à la tête d’un bloc sunnite, peut-être allié à l’Occident, et opposé à l’Iran et son fameux «croissant chiite» dont la continuité territoriale («du Tadjikistan au sud-Liban») aurait été contrariée par la dislocation de l’Irak et la création d’un Etat kurde au nord avec une entité sunnite au centre du pays.

Un tournant stratégique «sunnite» pour la Turquie, dont la politique étrangère à l’égard de la Syrie, et dans une moindre mesure de l’Irak ne fait cependant pas du tout l’unanimité: ni dans son opinion publique (en particulier dans la minorité alévie, une branche proche des chiites) ni pour le principal parti d’opposition (CHP, le parti républicain du peuple) ni même, en ce qui concerne la Syrie, jusqu’au président de la République de Turquie, Abdullah Gül.

Ariane Bonzon/ Slate Article original

Présentation de l’auteur :
Journaliste, spécialiste de politique étrangère. Elle a été en poste à Istanbul, Jérusalem et Johannesbourg.

Vit et travaille actuellement entre la France et la Turquie.

Dernier ouvrage paru: «Dialogue sur le tabou arménien», d’Ahmet Insel et Michel Marian, entretien d’Ariane Bonzon, ed. Liana Levi, 2009.

TAGS: Turquie Syrie Irak Tadjikistan Kurdistan Erbil Ankara PKK

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oxomars

A vos propos, je me permettrai d’ajouter que sans les marchés de l’UE, ce pays ne serait pas aussi prospère et aussi endetté .. C’est le prix à payer pour une relative tranquillité.

Ratfucker

Les postures avantageuses du régime turc s’appuient sur une croissance économique spectaculaire. Du moins en apparence: la situation financière turque n’est guère plus brillante que celle de la Grèce, mais son endettement exponentiel n’est pas bridé lar la discipline de l’euro. Lorsque le chateau de cartes s’écroulera, M.Erdogan se retrouvera réduit à sa modeste dimension de chef de gouvernement d’un pays en faillite.

Denis

Il est à souhaiter que les Turcs ne perdent pas seulement la Syrie et l’Irak, mais aussi la moité orientale de la Turquie avec la création d’un état Kurde indépendant. Ces derniers sont suffisamment nombreux dans la périphérie des grandes cités pour perturber tout le pays. Si c’était le cas, cela ramènerait les Turcs à plus de modestie.