© Patrick Kovarik, AFP

« Je vous offre un café ? »

Au Jockey Club, un bar PMU de Sevran, en banlieue parisienne, Mohamed*, grand brun aux cheveux gominés, se charge volontiers de l’accueil. Ici, cet habitué se sent comme chez lui.

L’établissement, au carrelage blanc sur lequel sont empilées quelques chaises métalliques, à proximité des pompes à bière et d’un écran plasma, ressemble d’ailleurs à un grand salon. Devant son expresso, le jeune client revient rapidement sur la « provocation« , « la caricature » que les médias ont fait de lui dans un reportage diffusé par France 2, début décembre.

« Il m’arrive de sortir boire un café avec ma sœur, où est le problème ? Les journalistes ne vérifient même pas si c’est vrai… Dans le 93, quand vous sortez le soir, vous rencontrez des jeunes filles encore plus dévêtues qu’à Pigalle ! Il y a même des bars tenus par des femmes…« , lâche-t-il, sûr de son argument. Plus de trois mois après « l’affaire », en cette fin d’après-midi printanière du mois de mars, Mohamed ne décolère pas. En terrasse ou au comptoir du Jockey Club, les yeux rivés sur les courses hippiques, les jeunes du quartier, les ouvriers en bleu de travail ou de simples habitués, non plus.

Amar Salhi, le patron, est au téléphone avec un journaliste. Ce qu’on lui a fait, ne cesse-t-il de déplorer auprès des uns et des autres, c’est un « assassinat, une mise à mort« .

Quand vous sortez le soir, il y a des jeunes filles encore plus dévêtues qu’à Pigalle !
Mohamed, client du PMU
Accusé dans le reportage de discriminer les femmes en leur interdisant l’accès de son établissement, le chaleureux propriétaire de 59 ans, aux cheveux grisonnants, se dit cassé, sali. Il envisage désormais de porter plainte. Car la séquence, filmée en caméra cachée par deux militantes de l’association La Brigade des mères, ne reflète pas selon lui la vérité. « Les femmes sont les bienvenues ici« , assure-t-il, une bière à la main. En une heure, pendant notre présence, aucune femme n’entrera toutefois dans le bar d’Amar. « C’est à elles qu’il faut demander pourquoi« , balaie-t-il.
« Ce n’est pas qu’on n’aime pas les femmes ou qu’on les refuse… »

En cause, les propos tenus ce jour-là par un client, jugés particulièrement choquants. Une voix notamment, qui expliquait tout bonnement l’absence des femmes au Jockey Club en raison de la « mentalité différente » de Sevran : une mentalité « comme au bled« . Français, né dans le XXe arrondissement de Paris, d’origine algérienne – mais ne parlant pas arabe – Amar préfère se décrire comme un « titi parisien« , boulanger-pâtissier de formation, qui fréquentait jadis le Monseigneur, un ancien cabaret proche de la place de Clichy, à Paris.

Soutenu par ses clients, il déplore un épisode d’autant plus « malheureux » que le Bondy Blog, parti sur les traces des clientes du PMU, comme Hélène ou Josette, n’a pas eu de difficultés à en trouver.

Entre la scène captée par France 2 et les femmes interrogées par le Bondy blog dans ce café devenu emblématique, qui dit vrai ? Surtout, au-delà du simple cas de cet établissement, qu’en est-il des pressions masculines qui seraient faites aux femmes à Sevran ? Pour Mohamed, présent au moment des faits, ces pressions « n’existent pas« . « Il faut arrêter de nous stigmatiser« , dit-il, surpris que la situation d’un PMU de Sevran passe au JT de 20h. « Il n’y a pas d’autres sujets à traiter en France, l’emploi, le chômage ? » Le débat s’engage alors parmi les clients.

Cadre chez un grand groupe français, Jean*, la quarantaine aux allures de hipster, reconnaît l’existence « d’inégalités » entre hommes et femmes à Sevran, d’où il est originaire, dans la répartition et l’accès de l’espace public, entre autres. Mais il ne veut pas y voir une spécificité propre à sa ville, insiste-t-il. Les politiques « sont venus chercher l’exemplarité dans un bar parmi les gens d’en bas, constate-t-il, alors qu’en haut la culture machiste domine tout autant. Sauf qu’elle se reflète autrement. Dans ma boîte les grands dirigeants sont tous des hommes, parfois ils sortent directement des cabinets des ministres. » Et de conclure : « Vous avez compté le nombre de femmes à l’Assemblée ? » (155 sur 577, ndlr) « Le nombre d’affaires de sexisme voire d’abus sexuel qui touche la classe politique ? Georges Tron par exemple…« 

Pas un endroit pour elles…

Ce n’est pas « qu’on n’aime pas les femmes ou qu’on les refuse« , assure par conséquent Jean, qui estime par ailleurs que certaines femmes « reproduisent » cette culture « machiste » en choisissant elles-mêmes de ne pas fréquenter tel ou tel endroit, à l’instar des bars. Le quadragénaire ne nie donc pas la situation mais refuse de la limiter à Sevran et aux gens « d’en bas ».

Quant au patron du PMU qui dit pourtant ne vouloir interdire l’entrée à personne, il semble avoir une idée bien arrêtée sur la présence de jeunes femmes dans son établissement. « Que viendraient faire des gamines de 25 ans » chez lui ?Dans le bar les « insultes » fusent, les hommes « crient » devant les courses, ce n’est pas vraiment, explique-t-il, un endroit pour elles.

Un « snap » à la chicha ou au bar et t’es une « pute »

Pas un endroit pour elles. Certaines femmes l’ont bien intériorisé.

« Les bars c’est guez** », explique Nina*, 15 ans. Il n’y a que des hommes. » Avec sa copine, Nacerine*, 15 ans également, elle préfère se poser au centre commercial ou au quartier, comme aujourd’hui, sur un banc niché entre la cité Rougemont et les pavillons coquets qui l’entourent. Là, les deux amies, qui paraissent plus mûres que leur âge, lunettes de soleil sur la tête, en débardeurs, écoutent de la musique – Booba – fument la chicha et prennent le soleil, bientôt rejointes par le petit ami de Nina, Popey*, 19 ans. Ensemble, ils acceptent d’évoquer les pressions masculines dans leur quartier et l’affaire du Jockey Club. « Bien sûr qu’ici les femmes n’ont pas le droit d’aller au bar ! », énonce d’emblée Popey, un jeune garçon d’origine marocaine, avenant, la voix posée. Vêtu d’un maillot de foot, le jeune homme, aux traits fins, explique tout simplement que « c’est logique, c’est comme ça« .

Bien sûr qu’ici les femmes n’ont pas le droit d’aller au bar !
Popey

« C’est mal vu« , renchérit Nacerine, Française aux yeux verts d’origine tunisienne, qui aimerait poursuivre ses études en filière générale aéronautique. Pourquoi ? « On a tous eu une éducation à l’arabe, poursuit-elle. Les filles à la maison. Rester vierge jusqu’au mariage. » Là se situerait pour les filles aussi bien que pour les garçons le nœud du « problème« . « Tous mes potes veulent une meuf vierge« , raconte en effet Popey. D’où l’importance de la réputation. Et la réputation avec les réseaux sociaux se joue aujourd’hui très vite. Un »snap » à la chicha ou au bar et t’es une « pute« . Un « snap » en boîte et t’es une « salope« . « Parce qu’on sait bien comment ça se finit, croit savoir Popey. On sait bien que quand on sort, en boîte par exemple, la fille elle va finir à l’hôtel. » Et puis, « la boîte c’est sale, les filles y vont que pour se frotter.« 

La religion ou les traditions disent « non », la société dit « oui »

Ce qui ne l’empêche pas d’y aller, en boîte, concède-t-il. Certaines filles, celles qui ont le droit, s’y retrouvent aussi. Nina, dont les parents algériens sont séparés et dont le frère a déjà fondé une famille, confie s’y rendre régulièrement.

Nacerine à l’inverse, dont le père est décédé, n’a pas le droit de sortir le soir. Les mères, elles, ne « sortent pas« . Consciente de sa condition, Nacerine revient sur ce tiraillement, « la religion » ou les traditions « qui disent non » et la société « qui dit oui« . Mais pour elle, les coutumes « se modernisent« . « On a tous des parents qui sont nés au bled, musulmans… mais les musulmans suivent les Français. » Popey acquiesce. « Les gens vraiment pratiquants sont de plus en plus rares.« 

Y compris chez les jeunes. Quand Popey rencontre une fille, la première question qu’il se pose et qu’il pose n’est pas, dit-il, religieuse. C’est plutôt : « C’est qui ton frère ?« . Parce que sortir avec une « petite sœur, ce n’est pas possible« . Une situation qui pèse sur les filles mais aussi sur les garçons. « Il faut pas croire, la réputation ça joue aussi pour les gars, si on dit de quelqu’un que c’est un chien galeux, qui pense qu’à baiser, aucune fille va lui faire confiance alors que lui aimerait se poser« , veut préciser Popey.

String en dentelle et heures de prières

A Sevran, ces paradoxes s’illustrent particulièrement sur le marché. Plus tôt dans la journée, les femmes étaient effectivement nombreuses à arpenter les allées au milieu des hommes, des produits alimentaires et des accessoires ; vêtements, bijoux, maquillage, maillot de bain une pièce ou bikini.

Près de l’entrée des halles, certaines, voilées poussaient leur chariot de courses devant le stand lingerie féminine et les strings en dentelle à 1,50 euro soigneusement exposés. D’autres, des jeunes filles à la coquetterie très affirmée humaient sur un présentoir les parfums bon marché tandis qu’un religieux musulman en qâmis proposait, tout près, des calendriers où figurent également les heures de prières. « Allez mesdames, allez mes petites sœurs, on en profite !« , criaient les vendeurs dans une joyeuse animation.

Cette cohabitation n’empêche pas l’existence de pressions, tempère Nadia Remadna, l’une des militantes de la Brigade des mères – celle qui tient la caméra cachée pour France 2. Ces pressions, elle a précisément souhaité les mettre en lumière à travers le reportage. Contrairement aux propos du propriétaire du bar PMU, la militante assure avoir été « virée » de l’établissement. « Ce qui s’est passé je ne l’ai pas inventé, ce n’est pas du théâtre. On est entré dans le bar. On nous a dit ‘qu’est ce que vous faites là ?’. J’ai répondu qu’on attendait quelqu’un et on nous a dit ‘attendez-le dehors’. Je n’ai jamais dit qu’il s’agissait du propriétaire de l’établissement, je ne sais pas qui c’était mais ça s’est passé dans l’établissement du propriétaire« , détaille-t-elle.

« Ce sont eux qui se stigmatisent tout seuls »

« On va encore dire que c’est nous les méchantes, qu’il faut arrêter de stigmatiser ces pauvres garçons, soupire-t-elle, mais ce sont eux qui se stigmatisent tous seuls. On enferme les gens dans une victimisation. Nous, tout ce qu’on a fait, c’est montrer une réalité qui existe. C’est facile de nous attaquer, d’être dans le déni, mais malheureusement tout cela existe. » Pour Nadia, la caméra cachée, méthode journalistique critiquable car dissimulée, n’a donc « piégé » personne. Elle même ne pensait pas être « virée« . « Même nous on a été choquées« , ajoute-t-elle.

Comme Jean, le client du Jockey Club précédemment évoqué, elle pense que les hommes ne sont pas les seuls responsables de la situation. « Les femmes participent à ces pressions, elles ont accepté de céder« . En particulier depuis la mise en place de la politique des grands frères. « Avant, on avait les femmes médiatrices, rappelle Nadia. Seulement, après les émeutes de 2005, on les a remplacées par les grands frères qu’on a embauchés, grâce à des contrats aidés, pour faire la paix dans les quartiers« . Ces derniers se sont politisés, dit-elle, « ça a été un enchaînement…« 

Avec cette vidéo, Nadia Remadna a été accusée de faire le jeu de l’extrême droite. Amar Salhi, lui, aurait préféré que son PMU n’attire pas l’oeil des caméras. Par leurs visions si différentes, ils dépeignent deux Sevran, deux territoires qui vivent l’un aux côtés de l’autre sans se comprendre voire s’accepter.

Patricia Neves

*Les prénoms ont été changés

** »guez » : nul

Source : Marianne

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