Fethullah Gulen tente une réforme de l’Islam.

Fethullah Gulen dans sa maison de Pennsylvanie. (Courtesy Reuters)

Dans une vidéo postée sur son site Internet, en décembre dernier, l’érudit islamique turc Fethullah Gulen appelait D.ieu à maudire le Premier Ministre Turc Recep Tayyip Erdogan. Gulen, qui vit en exil aux Etats-Unis depuis 1999, déclarait, lors d’un sermon diffusé à la télévision turque, « Ceux qui ne voient pas le voleur, mais courent après ceux qui essaient d’attraper le voleur, puisse D.ieu mettre le feu à leur maison, réduire leur maison en ruine ». Cela allait bien au-delà des limites laïques normalement admises dans le débat politique en Turquie.

Mais faire une fixation sur le manque de langage politique policé, de la part de Gulen, serait passer à côté de la question. Gulen et Erdogan sont présentés, en Occident, comme des rivaux politiques, mais il y a toujours eu bien plus en jeu dans leurs affrontements que les seules affaires de ce monde. Bien qu’Erdogan puisse fréquemment donner dans la rhétorique politique islamiste, c’est Gulen qui a tenté d’apporter des contributions réelles, en tant qu’intellectuel islamique et de développer une école authentiquement moderne d’Islam qui réconcilie la religion avec la démocratie libérale, le rationalisme scientifique, l’œcuménisme et la libre entreprise. Indépendamment du fait de savoir qui gagnera la bataille pour l’avenir politique de la Turquie, il est vital que l’héritage religieux de Gulen soit préservé.

Les Lumières de l’Egalitarisme.

Erdogan a décrit, de façon répétée, le portrait de Gulen et de son mouvement religieux, connu sous le nom d’ Hizmet (qui se traduit par Service), comme faisant partie intégrante d’une conspiration, le désignant comme un « Etat parallèle », responsable d’avoir initié une série d’enquêtes pour corruption contre son administration. Il est impossible de donner la moindre substance à ces accusations. Hizmet n’a pas de club ou de parti d’adhérents, pas de quartier-général, et pas de hiérarchie, ce qui rend impossible de savoir si les Gulenistes sont surreprésentés dans les structures judiciaires, ne parlons même pas de leur capacité à fomenter un putch. Il existe de nombreuses organisations civiques en Turquie, qui se réclament explicitement de Gulen, mais, en s’en tenant aux enseignements de Gulen, ils n’appuient ni, d’ailleurs, ne rejettent aucun part politique.

Bien que Gulen ait toujours soutenu que de pieux Musulmans puissent être attirés par la politique, il a longtemps prévenu contre le fait d’utiliser la religion comme une arme pour atteindre le pouvoir politique. En ce sens, Gulen suit les pas de Saïd Nursi , un grand érudit du Soufisme turc, qui a inspiré une renaissance islamique à la fin de la période ottomane et sous la République d’Ataturk. Les 6.000 pages de commentaires du Coran, écrites par Nursi, Risale-i Nur (Epitres de Lumière), argumentent du fait que la vraie connaissance spirituelle est accessible à tous les Musulmans sans la tutelle d’un « Maître ». Nursi considérait le matérialisme comme un ennemi de l’Islam, mais il défendait aussi l’instruction des sciences modernes dans les écoles musulmanes.

Gulen a adopté la même approche fondamentale. Né dans l’Est de la Turquie en 1941, il a grandi en étudiant le Coran. Il a commencé à diriger une mosquée, en même temps qu’un centre d’étude dans la ville d’Izmir, dans les années 1960. Poussant ses réflexions au-delà du concept de Nursi, de renforcement de la conscience religieuse, ou discipline intérieure, Gulen insistait sur l’importance du service public comme une voie permettant aux fidèles de glorifier D.ieu, tout en réprimant les pulsions de l’égoïsme.

Ces enseignements étaient en nette opposition avec les façons politiques de se prononcer des groupes islamistes, comme les Frères Musulmans, qui gagnaient du terrain au Moyen-Orient, au milieu du XXème siècle. Alors que les Frères Musulmans considéraient comme une obligation religieuse de contrôler l’Etat et de faire de la loi islamique (Chari’a) le fondement de la jurisprudence, Gulen arguait que la religion souffrait de sa politisation à outrance. Là où les Frères Musulmans déduisaient que le Jihad débouche nécessairement sur la lutte armée, Gulen insistait sur le fait que le Jihad est, avant tout, un combat moral et spirituel.

En 1970, Gulen a été arrêté par un gouvernement militaire récemment monté au pouvoir, et son autorisation de prêcher a été révoqué. Mais ses discussions privées auprès de petits groupes – dans les mosquées, les théâtres, les bars et les écoles – étaient enregistrées et distribuées. Gulen a renforcé sa notoriété croissante en bâtissant une série d’auberges d’étudiants, ou « maisons de lumière », qui offraient des cours préparatoires pour les examens d’entrée à l’université. En 1979, des amis personnels de Gulen ont fondé une maison d’édition afin qu’il puisse fournir à un nombre croissant d’étudiants des supports d’étude. L’Yamanlar College d’Izmir, le premier lycée privé inspiré de Gulen, s’est construit en 1982. En 1983, il bénéficiait d’un très large suivi sur le plan national.

A ce jour, les sympathisants de Gulen dirigent plus de 1.500 écoles et universités dans 120 pays, dont l’Afghanistan, l’Autriche, la Bosnie, l’Indonésie, le Japon, le Mexique, le Soudan et les Etats-Unis ( Seulement au Texas, les disciples de Gulen gèrent 26 écoles encadrées par une charte publique). Le mouvement Gulen fournit un nombre incalculable de bourses aux pauvres, pour qu’ils puissent aller dans leurs écoles, qui mettent principalement l’accent sur les sciences et les mathématiques.

En contribuant comme volontaires ou financiers du réseau d’enseignement du mouvement, ses partisans s’engagent dans une forme d’action caritative sacrée.

Son engagement pour l’éducation comme la principale solution aux problèmes qui attisent les fléaux de la plupart des sociétés musulmanes est l’expression la plus concrète des enseignements religieux de Gulen. En attirant vers les textes sacrés de l’Islam – le Coran, les Hadit (les paroles du Prophète) et la Sira (la biographie du prophète) – aussi bien que sur la tradition culturelle turque et ottomane, Gulen a développé une forme distincte de théologie islamique qui met en son épicentre l’engagement social et non l’engagement politique.

Le chercheur en sciences politiques Hakan Yavuz, situé dans l’Utah, auteur de : Vers une philosophie des Lumières en Islam. Le Mouvement Guleniste, distingue quatre caractéristiques, définissant le projet de Gulen. D’abord, Gulen insiste sur le fait que la piété du croyant peut se mesurer à ses actions pratiques, particulièrement, le degré jusqu’auquel la personne améliore la condition humaine.

Deuxièmement, Gulen soutient que l’Islam doit être une religion œcuménique. Les Musulmans, pense t-il, sont obligés de chercher le consensus au sein de leur communauté et devraient faire valoir la participation sociale et le dialogue avec les autres groupes religieux (le mouvement Gulen met un accent particulier sur le dialogue inter-religieux, particulièrement envers les Chrétiens et les Juifs ).

Troisièmement, Gulen enseigne l’inviolabilité des droits individuels. L’engagement religieux, maintient-il, doit être volontaire, ce qui est une raison pour laquelle les disciples de Gulen sont considérés comme des « volontaires » et leur nombre total n’a jamais officiellement fait l’objet d’un comptage. En définitive, le mouvement Gulen approuve la pensée critique comme un fondement du savoir qui glorifie D.ieu, plutôt que comme un point de vue qui contredirait la révélation. La science, enseigne Gulen, est un véhicule grâce auquel les Musulmans honorent leurs devoirs religieux, afin d’améliorer la condition économique de leurs sociétés.

Dans la mesure où Gulen ait jamais dit quoi que ce soit, concernant la politique, c’est presque toujours au service de la promotion de la démocratie et de la tolérance culturelle. Interrogé par le New York Times sur son attitude à l’égard du gouvernement turc, Gulen répondait Article original :

« Je pense toujours être du côté du respect des lois, et je crois aussi dans l’importance du partage de bonnes idées avec les responsables de l’Etat, qui puissent être porteuses de promesses pour le pays. Conformément à cela, et indépendamment de qui est au pouvoir, je m’efforce d’être respectueux de ces responsables de l’Etat, de garder un niveau raisonnable de proximité et de conserver une attitude positive envers eux ».

Il insiste aussi sur l’importance de conserver une société civile saine et vivace, hors du contrôle de l’Etat. Les écoles privées, l’entreprise privée, le volontarisme – telles sont les institutions dont la Turquie a besoin si elle espère préserver sa culture traditionnellement intégrative.

La Théologie de Gulen s’est développée, main dans la main, avec la révolution capitaliste en Turquie. Les nouveaux entrepreneurs du pays étaient de pieux Musulmans attirés par les enseignements de Gulen, qui les justifient dans leur adoption de la libre entreprise, d’institutions démocratiques fortes et d’un esprit de dialogue et de commerce avec les autres religions. Gulen, en retour, exhortait cette nouvelle classe capitaliste à travailler dur et à réussir – non pas pour les bénéfices personnels que cela rapporte, mais pour renforcer le bien-être spirituel de la société. Le prophète Mahomet était aussi un marchand, se plaisait-il à leur rappeler.

Un mariage de raison qui a mal tourné.

Cela ne devrait pas constituer une surprise que le mouvement Gulen ait pu voir dans le parti AKP d’Erdogan un allié potentiel. En 2002, sous le drapeau de l’AKP, Erdogan s’exprimait en faveur de plus grandes libertés religieuses et économiques. Comme l’AKP, les Gulenistes identifiaient l’armée et la vieille élite laïque comme des obstacles à ces libertés. Bien que les Gulenistes n’aient jamais apporté leur approbation officielle, ils travaillaient volontiers avec l’AKP. Après la victoire d’Erdogan, l’AKP (tout comme les responsables du Département de la Justice, qu’on dit appartenir au mouvement guleniste), a soutenu une série de dossiers judiciaires qui ont conduit des centaines d’officiers de l’armée et d’hommes d’affaires en prison (bien qu’il y ait eu de nombreux vices de procédures dans les méthodes employées pour ces procès, l’accusation est principalement retombée sur les épaules de l’AKP, qui n’avait simplement que l’autorité pour ordonner les procédures).

Mais cette alliance n’a pas duré. L’AKP et les Gulenistes ont des modes de compréhension fondamentalement différents de l’identité turque et de la façon dont elle est liée à l’Islam. L’AKP plonge ses racines dans la vision idéologique nationale de la Turquie, telle qu’elle a d’abord été avancée par l’ancien Premier Ministre Turc Necmettin Erbakan, dans son manifeste Millî Görüş Article original (Vision Nationale),, publiée en 1969. Erbakan argumentait que la Turquie devrait se détourner de l’Occident et forger une union politique, économique et militaire avec les pays musulmans. Selon cette vision, la force nationale, particulièrement telle qu’elle s’exprime dans le conflit avec l’Occident, est une priorité plus importante que le fait d’instaurer des institutions démocratiques viables. Erbakan est encore actuellement, une source évidente d’inspiration pour l’AKP en général et pour Erdogan en particulier. Lorsqu’Erbakan est décédé, en 2011, Erdogan a interrompu un séjour en Europe pour faire demi-tour et se rendre à ses funérailles Article original, auxquelles assistaient des centaines de milliers de personnes à Istanbul. L’organisation islamiste turque la plus influente d’Allemagne est une communauté de Millî Görüş qu’Erdogan a encouragé à résister à l’assimilation occidentale, en concordance avec les enseignements d’Erbakan.


Funérailles de Necmettin Erbakan.

De façon prévisible, Hizmet et l’AKP se sont heurtés sur la politique étrangère belliqueuse d’Erdogan et ses manœuvres intérieures antidémocratiques. Lorsqu’une ONG turque (l’IHH) a tenté de briser le blocus israélien de Gaza et s’est confronté aux commandos de la marine israélienne (ce qui a eu pour conséquence neuf morts), Erdogan a répliqué en accusant Israël de terrorisme d’Etat et de Génocide. Gulen a répondu à l’agressivité d’Erdogan, en disant qu’elle n’apportait rien de fructueux, en ajoutant qu’il devrait demandé la permission d’Israël chaque fois que ses « œuvres caritatives » voudraient aider le peuple de Gaza.


Jihadistes « humanitaires » à bord du Mavi Marmara.

Un autre sujet de discorde, c’est la relation de la Turquie avec l’Union Européenne. En tant que chaud partisan de liens plus étroits avec l’Europe, le mouvement guleniste a été très déçu par le refus d’Erdogan de poursuivre plus sérieusement la voie de l’accession à l’UE.

Occasionnellement, Erdogan impose des politiques – comme les législations restreignant l’accès à Internet et réduisant l’indépendance des juges – qui semblent très précisément conçues pour aller au conflit avec les responsables de l’UE. Les Gulenistes se sont aussi inquiétés du soutien d’Erdogan aux Frères Musulmans d’Egypte.

La liberté d’expression a toujours été un sujet crucial pour le mouvement guleniste, aussi s’est-il exprimé contre la persécution des journalistes entreprise par Erdogan et son mépris plus large pour toute forme de dialogue démocratique. Selon le Comité de Protection des Journalistes, la Turquie a incarcéré plus de journalistes au cours des deux dernières années que n’importe quel autre état de la planète (très près, sur les talons de la Turquie : l’Iran et la Chine ). Un sympathisant de Gulen, Alp Aslandogan, Président de l’Alliance pour des Valeurs Partagées, basée à New York, une coordination de groupes à but non lucratif, énumérait les « intimidations, inspections et amendes » auxquelles sont actuellement soumis les éditeurs. « Les patrons de groupes de presse reçoivent des menaces directes contre leurs affaires. Jamais, au cours de l’histoire turque, un homme seul ou un parti unique n’est parvenu à ce niveau d’asservissement des médias ».

La réplique d’Erdogan aux manifestations du Parc Gezi, l’été dernier, doit avoir été particulièrement troublante pour les Gulenistes. Dans un certain sens, le groupe diversifié de manifestants, qui se rassemblait, à l’origine, pour manifester contre la démolition d’un Parc historique d’Istanbul, correspondait au modèle de société civile pluraliste et engagée que promeuvent les Gulenistes. Erdogan a décidé de donner l’ordre à la police de disperser les manifestants par la force, ce qui a eu pour conséquence des journées entières de heurts violents. Gulen a fait porter le blâme sur Erdogan pour ne pas avoir commencé par écouter les demandes des manifestants, en tout premier lieu. Cela semble avoir convaincu Erdogan qu’il était temps, pour lui, de déclarer directement la guerre au mouvement guleniste.

En septembre, Erdogan a annoncé que le gouvernement planifiait de fermer toutes les écoles privées aidant les étudiants à préparer leurs examens universitaires : le mouvement guleniste dirige environ 20% de ce genre d’écoles en Turquie et elles représentent une source vitale de revenus, autant que les voies principales grâce auxquelles les idées de Gulen s’introduisent à l’oreille du public.

Erdogan et l’AKP ont pris le parti de décrire le mouvement de Gulen comme une conspiration assoiffée de pouvoir. Mais les preuves sont minces d’une poussée concertée vers le pouvoir, de la part des Gulenistes. Le mouvement est resté fidèle à ses enseignements en consacrant des ressources massives et son attention dans la direction d’écoles, d’organisations caritatives et d’entités médiatiques, en Turquie et à l’étranger. Les Gulenistes n’ont pas organisé de poussée concertée, visant à infiltrer l’AKP, ou pour installer ses propres membres au Parlement. Les Gulenistes ont régulièrement dénoncé la corruption de l’AKP, comme une violation de l’éthique islamique et des principes prônés par Hizmet. Il n’y a pas de raison de prendre ces critiques pour autre chose que leur valeur nominale.

Gulen a montré qu’il refusait de se laisser intimider, mais la question reste ouverte de savoir si son mouvement pourra résister à la campagne incessante que mène l’AKP contre lui. Erdogan tente clairement de marginaliser le mouvement guleniste, même au détriment de la loi turque.

Cette semaine, le Président Abdullah Gul a contresigné une loi permettant aux agences du gouvernement, en se passant de l’ordre d’un tribunal, de bloquer tout site internet. La semaine dernière, le parlement a voté un texte de loi donnant le contrôle total à l’exécutif sur le judiciaire, permettant ainsi au gouvernement de nommer et de limoger tout magistrat à sa guise.

Cela porterait réellement préjudice à la Turquie, si les enseignements gulenistes sur les droits individuels et la tolérance étaient réduits au silence. Mais leur perte pour la culture en Islam représenterait une bien plus grande tragédie .

Par Victor Gaetan
20 FEVRIER 2014

foreignaffairs.com Article original

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Armand Maruani

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