Le deuxième « round » des négociations de Genève, sur le nucléaire iranien, a échoué. Nombre d’espoirs sont investis dans un règlement rapide mais l’objectif premier est de refouler les ambitions iraniennes. Si, pour contribuer à un accord plus sûr, la diplomatie française a pu retarder les échéances, c’est tout à son honneur.

« La justice sans la force est impuissante : la force sans la justice est tyrannique. La justice sans force est contredite, parce qu’il y a toujours des méchants ; la force sans la justice est accusée. Il faut donc mettre ensemble la justice et la force; et pour cela faire que ce qui est juste soit fort, ou que ce qui est fort soit juste ». Pascal.

Malgré l’annonce d’un accord imminent sur le nucléaire iranien, le deuxième « round » des négociations de Genève entre les Six (les cinq membres permanents du Conseil de sécurité plus l’Allemagne) et Téhéran, du 8 au 10 novembre 2013, n’a pu aboutir. De nombreux commentaires font porter la responsabilité de l’échec, non pas sur le régime iranien et ses ambitions nucléaires, mais sur l’« intransigeance française ». Outre la nécessité de renforcer les positions de Rohani au sein du régime, certains des partisans d’un accord précipité avec Téhéran mettent en avant la possible bascule de l’Iran vers l’Occident. Ces constructions intellectuelles ne sauraient occulter l’objectif central des négociations : refouler les ambitions militaro-nucléaires iraniennes et consolider le dispositif international de contre-prolifération, dispositif mis à mal ces dernières années.

Comparaison n’est pas raison

A bien des égards, l’élection de Rohani à la présidence iranienne, le 14 juin 2013, et la mise en place d’un nouveau gouvernement ont porté leurs fruits sur le plan du marketing politique. En dépit du fait que le Guide de la Révolution contrôle le processus politique interne Article original et n’a pas radicalement changé ses grilles de lecture du monde, la nouvelle équipe est supposée acquise à une sorte de grand arrangement avec les puissances occidentales, voire à un bouleversement des alliances. Bien que la plus grande disposition de l’Iran à discuter de son programme nucléaire s’explique, selon toutes probabilités, par l’effet des sanctions internationales et le possible ébranlement du régime, la seule nécessité est transmutée en vertu. Dès lors, il faudrait s’empresser de conclure un accord avec la partie iranienne, avant que les « durs » du régime, ces tenants du révolutionnarisme islamique, mécaniquement qualifiés de « conservateurs », reprennent l’avantage sur ceux qu’ils nomment avec mépris le « cercle des new-yorkais » (Mohammad Javad Zarif, le ministre des Affaires étrangères, a vécu aux Etats-Unis).

D’aucuns vont plus loin. Au-delà d’une normalisation diplomatique censée favoriser la stabilisation du Grand Moyen-Orient, depuis les rives de la Méditerranée orientale jusqu’à l’Indus, ils envisagent une sorte d’alliance entre l’Iran et les Etats-Unis, plus largement avec l’Occident.

L’argumentaire consiste, entre autres, à invoquer le précédent sino-américain à l’époque de Nixon et Kissinger (cf. la rencontre Nixon-Mao de 1972), ou encore la relation nouée entre Reagan et Gorbatchev, au milieu des années 1980. Si les bifurcations politiques et stratégiques sont toujours possibles, il reste que comparaison n’est pas raison. Dans le cas sino-américain, la rencontre intervient après la rupture de l’alliance sino-soviétique, rupture amorcée dès le milieu des années 1950 et consommée en 1963. Quelques années plus tard, Chinois et Soviétiques s’affrontent sur l’Oussouri (1969) et c’est contre l’URSS que Washington et Pékin se rapprochent. Présentement, quel serait l’ennemi facilitant une alliance objective entre Washington et Téhéran ? La « Russie-Eurasie » de Poutine, liée par maints intérêts à l’Iran ? La Chine populaire, celle-là même qui achète une bonne part du pétrole iranien, tout en faisant preuve d’une certaine complaisance à l’égard de Téhéran ? Et ce, alors même que Moscou et Pékin sont parties prenantes des négociations ?

Il se dit aussi que ce rapprochement serait en fait dirigé contre l’Arabie Saoudite et les Etats du Golfe, voire la Turquie, censés participer d’un bloc sunnite-islamique unifié. Outre le fait que les principales puissances occidentales sont étroitement liées aux Etats en question – la montée en puissance des hydrocarbures non conventionnels nord-américains n’entraînera pas le retrait des Etats-Unis -, les réactions au coup de force des militaires égyptiens contre les frères musulmans ont montré qu’un tel bloc n’existait pas (Riyad et Abu-Dhabi soutiennent les militaires, Ankara et Doha condamnent). Quant au parallèle entre Rohani et Gorbatchev, il ne doit pas omettre le fait que c’est non pas la réussite, mais l’échec de celui-ci qui a bouleversé la donne géopolitique (Gorbatchev voulait sauver le communisme, au moyen d’un caporalisme inspiré par Andropov). C’est à la suite de cet échec que le cercle des nations occidentales a pu s’étendre à l’Europe centrale et orientale. Rohani sera-t-il le Gorbatchev iranien ? Cela serait de mauvais augure pour le régime chiite-islamique et ouvrirait de larges perspectives. Quoi qu’il en soit, les négociateurs des Six n’ont pas pour mission de sauver le président iranien, moins encore ledit régime, mais de faire respecter le Traité de non-prolifération (TNP) et les résolutions de l’ONU.

Retour aux faits

Une fois dissipé l’écran des constructions et anticipations intellectuelles, le retour aux faits s’impose donc. Depuis que l’existence d’un programme nucléaire clandestin a été révélée, en 2002, il est avéré que Téhéran viole les obligations contractées dans le cadre du TNP, l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) ayant accumulé les rapports au fil des ans (ils sont consultables). Si le trio Paris-Londres-Berlin (l’UE-3) a un temps obtenu la suspension du processus d’enrichissement de l’uranium (une étape essentielle pour accéder au nucléaire militaire), avec en toile de fond l’engagement américain en Irak et la menace d’une intervention en Iran, la pause n’a guère duré : signé en 2004, l’accord est violé par l’Iran l’année suivante. Alors en charge des négociations avec l’UE-3, Rohani a ensuite présenté cette suspension provisoire comme une simple manœuvre tactique. Désormais président, il affirme, tout comme son prédécesseur, le sinistre Ahmadinejad, le droit intangible de l’Iran à enrichir de l’uranium sur son territoire ; ce « droit » a de nouveau été réaffirmé devant les députés iraniens, le 10 novembre 2013, après que les négociations de Genève aient échoué.

Si l’on prend pour point de départ le début des négociations amorcées par l’UE, en 2003, force est de constater que la diplomatie a échoué. Ce sont aujourd’hui quelque 19 000 centrifugeuses qui enrichissent l’uranium, les plus modernes ayant été installées au début de l’année 2013, sur le site de Natanz. Selon les données communiquées par l’AIEA, Téhéran dispose de plus de 6 000 kg d’uranium enrichi à 3,5 % (un taux compatible avec une utilisation civile), ainsi que de 186 kg d’uranium enrichi à 20 %, ces quantités étant susceptibles d’une utilisation à des fins militaires (le passage de 20 % à 90 % est bien plus aisé que les étapes initiales). De l’aveu même de ceux qui ont longtemps nié la chose, le franchissement sur seuil militaire, sur un strict plan technique et si la décision politique était prise, est une question de mois (ils en tirent argument pour soutenir un accord partiel et précipité). A ces faits s’ajoutent des installations nucléaires profondément enfouies sous une montagne (à Fordow, près de Qom), de probables tests d’explosion applicables au nucléaire réalisés sur la base militaire de Parchin (le régime ferme l’accès de ce site et de quelques autres aux inspecteurs de l’AIEA), un effort résolu dans le domaine des missiles balistiques et le développement d’une filière au plutonium (le réacteur d’Arak pourrait entrer en activité à l’été 2014).


Naftali Bennett en campagne auprès des Congressmen américains.

A l’évidence, les tactiques dilatoires de Téhéran et la réticence de l’Administration Obama à employer la force ont permis au régime chiite-islamique de progresser vers l’objectif : la transformation de l’Iran en un « Etat du seuil ». L’expression désigne un pays disposant des capacités requises – scientifiques, techniques et industrielles -, pour franchir l’étape décisive, lorsque le pouvoir le jugera politiquement opportun. La seule perspective est déjà productrice d’effets et le sentiment qu’un point de non-retour a été dépassé entraîne une certaine « compréhension » vis-à-vis de Téhéran. Pourtant, les sanctions portent leurs fruits et la précarité de la situation économique explique la volonté iranienne de conclure un accord partiel qui lui fournirait de l’oxygène (un assouplissement des sanctions) et un cadre action-espace-temps élargi. A contrario, leurs interlocuteurs (les négociateurs des Six) ne sauraient se satisfaire d’un texte hâtivement négocié, au prétexte de l’« accord historique » à venir. On ne reprochera donc pas à la diplomatie française le rappel du contenu des propositions formulées lors de la réunion d’Almaty (Kazakhstan), le 26 février 2013 : le gel de l’enrichissement à des niveaux proches de la militarisation et le transfert des stocks existants à l’étranger ; la limitation du nombre des centrifugeuses ; le renforcement du régime d’inspection des installations nucléaires (ouverture de tous les sites à l’AIEA et « inspections inopinées »). L’étape suivante concernerait les perspectives à moyen et long termes de l’enrichissement. A cet égard, notons que bien des Etats recourant à l’énergie nucléaire civile ne disposent pas de capacités d’enrichissement.

Tenir la ligne

L’« offre » d’Almaty est déjà en retrait par rapport aux positions initiales de la communauté internationale et, malheureusement, il semble que Téhéran ait interprété cet appel à négocier comme une manifestation de faiblesse. Il est vrai que les palinodies de l’Administration Obama autour de la Syrie ont aussi joué en ce sens. Dès lors, poser en axiome la transformation de l’Iran en un « Etat du seuil » serait le point de départ non point d’un « great bargain » mais d’un grand renoncement, dûment perçu comme tel à Téhéran.

La possible reconnaissance de l’Iran comme puissance régionale de plein droit et le statut d’« Etat du seuil » sont présentés dans les pays occidentaux avec quelque légèreté. Pourtant, il ne s’agirait pas là d’une simple gratification symbolique ou d’un effet de rhétorique. Le Moyen-Orient craque de toutes parts et la montée en puissance de l’Iran, avec l’aval de l’Occident, pourrait amplifier la « turbulence des contraires » ; le monde de la vie est bien plus vaste que nos calculs et petites espérances. Si donc la diplomatie française a contribué à repousser les échéances, c’est tout à son honneur.

Jean-Sylvestre Mongrenier
Chercheur associé à l’Institut Thomas More Article original

Texte publié dans sa version courte sur :

Nucléaire iranien : injustifiable haro sur la diplomatie française Article original
LE MONDE | 12.11.2013 à 07h36 • Mis à jour le 12.11.2013 à 14h53 |

Par Jean-Sylvestre Mongrenier (Chercheur associé à l’Institut Thomas-More)

Jean-Sylvestre Mongrenier

Chercheur associé à l’Institut Thomas More
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