L’affaire Gurlitt, en novembre 2013, a ouvert une boîte de Pandore, en révélant qu’une partie considérable des oeuvres spoliées aux juifs n’avait jamais été restituée. Aujourd’hui, le gouvernement tente de mettre fin à une omerta vieille de soixante-dix ans.Le viel homme se tient droit et digne devant l’entrée du siège de la Gestapo à Berlin. Il est venu revendiquer les milliers d’oeuvres d’art volées par les nazis, vendues sous la contrainte ou arrachées aux familles juives et aux musées des pays occupés, jamais réapparues.

Cette scène symbolique se déroule fin janvier 2014 dans les locaux du mémorial «Topographie de la terreur», bâti sur l’emplacement du siège de la Gestapo et de la direction de la SS.

Ce vieillard n’est autre que le collectionneur Ronald S. Lauder, président honoraire du Museum Of Modern Art de New York, héritier de la firme de cosmétiques Estée Lauder, mais aussi président du Congrès juif mondial. Il se tient devant une photo et répète en silence le discours qu’il va prononcer devant un parterre d’experts et de journalistes venus des quatre coins du monde.

Il accuse sans détour : « Près de soixante-dix ans après la fin du IIIe Reich et de la Seconde Guerre mondiale, après la perte de 60 millions d’êtres humains et après d’incroyables souffrances, nous discutons hélas encore des conséquences de la spoliation d’oeuvres d’art par les nazis.

Ces oeuvres sont partout. Elles sont accrochées dans les bureaux des ministères, dans les musées et les collections privées.

Mais elles devraient être rendues aux victimes de l’Holocauste et à leurs héritiers. L’une des raisons principales pour lesquelles ce problème n’est toujours pas résolu réside dans les lacunes de la loi allemande sur la restitution des oeuvres volées sous le nazisme », déclare-t-il, en appelant l’Allemagne à enfin cesser de détourner le regard.

A l’instar de nombreux héritiers, avocats, historiens de l’art et experts de la question, il demande la création d’une commission internationale de règlement du problème ainsi qu’une loi instituant, au moins, un devoir moral de restitution.

Gigantesque pillage

C’est bien sûr l’incroyable découverte de la collection de Cornelius Gurlitt, en novembre 2013, à Munich, de 1 280 toiles et dessins de Picasso, Matisse, Klee, Chagall, Nolde ou Max Beckmann, entre autres, qui a permis au monde entier de découvrir que, pendant soixante-dix ans, l’Allemagne n’avait pas fait grand-chose pour faciliter la restitution des oeuvres volées aux juifs.

Le magazine Focus découvrait alors que le parquet d’Augsbourg tenait au secret, depuis un an et demi, le plus gros fonds jamais découvert d’oeuvres disparues pendant la période nazie.

Parmi les 1 280 pièces trouvées chez ce fils d’un infuent marchand d’art allemand compromis avec le régime national-socialiste, 458 ont déjà été identifiées comme faisant partie d’oeuvres pillées par les nazis. Telle l’ouverture de la boîte de Pandore, cette découverte a libéré une multitude de questions extrêmement embarrassantes auxquelles l’Allemagne va devoir répondre dans les années à venir.

Pourquoi la justice allemande a-t-elle dissimulé aussi longtemps une découverte qu’elle aurait immédiatement dû rendre publique ?

Comment les Gurlitt ont-ils pu rester en possession d’une telle collection après la guerre ? Enfin, l’Etat fédéral et les Länder, mais aussi le monde des marchands de tableaux et des musées allemands ont-ils fait preuve d’un laisser-faire coupable et conscient en bloquant le travail de restitution de telles oeuvres ?

« Désormais, nous mènerons une guerre de purifcation impitoyable contre les derniers éléments qui tentent de détruire notre culture », annonçait Adolf Hitler en juillet 1937, quelques jours avant l’inauguration de la célèbre exposition sur l’« art dégénéré ». Cette déclaration de guerre à la beauté et à l’art accélère le gigantesque pillage artistique de l’Europe et des juifs, organisé par et pour les dignitaires nazis.

Ainsi Hitler, qui projette l’ouverture d’un Musée du Führer dans la ville autrichienne de Linz. Ou l’avide ministre de l’Air, le Reichsmarschall Hermann Göring, qui envoie ses émissaires dans tout le Reich pour détourner à son profit le plus d’oeuvres possible.

Il y a aussi Albert Speer, ministre de l’Armement, qui survit à la défaite et écoulera dans le plus grand secret, grâce à la salle des ventes de la maison Lempertz, à Cologne, les nombreux tableaux qu’il a cachés.

Enfin, on retiendra aussi l’idéologue nazi Alfred Rosenberg et son « commando ERR ». Bien connu en France, celui-ci est chargé à partir de 1940 de confisquer systématiquement les biens des juifs dans les territoires occupés.

Forcément, si les huiles du NSDAP garnissent impunément leurs collections, leurs « conseillers culturels » et marchands de tableaux attitrés en profitent également. C’est là que l’on retrouve Hildebrand Gurlitt, père de Cornelius. Avec ses collègues Karl Buchholz, Ferdinand Möller et Bernhard Böhmer, il obtient le droit de piocher dans les stocks et de vendre l’« art dégénéré » à l’étranger afin de procurer des devises étrangères au Reich.

Ces quatre vendeurs, mais aussi les pourvoyeurs de Hitler, telle Berlinois Karl Haberstock, ne manquent pas de se construire d’imposantes collections personnelles et de vendre de nombreuses toiles à des musées et collectionneurs étrangers aussi bien qu’allemands. Quelques années après la capitulation, le marché de l’art mondial est déjà inondé de toiles que l’on vend vite en évitant de se demander d’où elles viennent.

« Sur les 6 000 musées que compte l’Allemagne, seuls 350 emploient des spécialistes chargés de vérifier l’origine de leurs collections », s’insurge l’historien Julius Schoeps, directeur du Centre Moses- Mendelssohn d’études juives européennes à l’université de Potsdam. Après la guerre, la jeune Allemagne de l’Ouest a versé 3,5 milliards de Marks à Israël en guise de dédommagement global. Une série de lois votées dans les années 50 a aussi fixé le cadre des restitutions et dédommagements. Mais seulement jusqu’en 1969, année où intervient la prescription des faits.

Au-delà, seuls les cas mettant en cause des musées et institutions publiques, et à condition que la spoliation soit dûment prouvée et documentée, ont débouché sur des jugements favorables aux héritiers. Estimant sans doute avoir rempli son devoir après la guerre, le gouvernement fédéral n’investit aujourd’hui pas plus de 2 millions d’euros par an pour soutenir les recherches sur l’origine des oeuvres.

Business de la shoah

A partir des années 70 et jusqu’à aujourd’hui, les tenants de l’arrêt des restitutions, bien que discrets, ont aussi commencé à donner de la voix : « J’ai longtemps pensé que l’attitude de certains marchands d’art et de directeurs de musée qui pensent que l’on doit tourner la page était une question de génération. Mais ce n’est pas le cas », reconnaît M. Koldehoff, journaliste et historien de l’art. Dans les milieux initiés, tout le monde connaît ainsi le discours de Bernd Schultz, directeur de la maison berlinoise de ventes aux enchères Villa Grisebach.

En 2007, il demandait qu’un trait soit enfn tiré sur cette page d’histoire. Il accusait aussi les héritiers et leurs avocats de pratiquer le « business de la Shoah » avec ces mots terribles : « Ils parlent de l’Holocauste, mais ils pensent à l’argent », déclarait-il alors.

En 1998, une grande conférence internationale sur la question s’est tenue à Washington et a débouché sur les accords du même nom. Ceux-ci reconnaissent que, malgré la prescription, les Etats et institutions culturelles ont le devoir moral de rechercher l’origine des oeuvres qu’ils possèdent et de trouver des solutions pour la restitution. C’est l’occasion pour plusieurs pays d’améliorer le cadre juridique et leur politique de restitution. Certes, l’Allemagne a signé le texte. Cependant, les accords de Washington ne vont pas au-delà des recommandations.

Pour s’affranchir, Berlin a depuis créé un centre de recherche des oeuvres spoliées, une banque de données répertoriant les tableaux jamais retrouvés et une commission de conciliation chargée d’assurer la médiation en cas de litige. Mais le centre est sous-financé, la banque de données est lacunaire et la commission ne peut intervenir que si les deux parties en confit l’acceptent ! « Une mauvaise plaisanterie », commente M. Schoeps.

L’affaire Gurlitt semble en tout cas avoir réveillé une partie de l’opinion allemande et internationale. A l’instar de M. Lauder et sous la pression conjuguée d’éminents historiens de l’art, d’avocats des héritiers, des médias mais aussi des directeurs de musée intègres, l’idée de créer une commission internationale et peut-être d’élaborer une loi plus contraignante faisant la part entre réalité juridique et devoir moral commence à faire son chemin.

Le 14 février 2014, le Land de Bavière va d’ailleurs déposer un projet de loi sur la question devant le Bundesrat. Et la ministre fédérale de la Culture, Monika Grütters, a annoncé une augmentation des moyens attribués à la recherche de l’origine des oeuvres. Un début hésitant, mais un début tout de même.

5 millions d’objets volés

Diffcile de savoir exactement combien d’oeuvres d’art les nazis ont volées. Les estimations de diverses commissions évaluent le butin à environ 600 000 volées en Europe. Soit 200 000 en Allemagne et en Autriche, 100 000 en Europe de l’Ouest et 300 000 en Europe de l’Est. Parmi elles se trouvent environ 20 000 oeuvres spoliées dans le cadre la lutte contre l’« art dégénéré » (impressionniste, cubiste ou expressionniste).

C’est le ministre de la Propagande du Reich, Joseph Goebbels, qui a inventé ce concept et l’oppose à l’« art héroïque », national, naturaliste et romantique. A cela s’ajoutent les bijoux, tapis, meubles et autres biens. A la Libération, les alliés recensent près de 5 millions d’objets volés. La plus grande partie a été retrouvée et restituée. Mais une quantité non négligeable s’est évanouie « dans la nature ».

DES PILLARDS JAMAIS INQUIÉTÉS !

Dans l’ouvrage Les tableaux sont parmi nous*, Stefan Koldehoff explique comment Gurlitt et ses « amis », de vrais amoureux de l’art moderne dépourvus de morale, parviennent à passer à travers les mailles du flet de l’épuration : « En 1947, les Américains promulguent un décret qui impose à tout possesseur d’art spolié de le rendre. Mais rien n’est entrepris pour rechercher les oeuvres d’art et les collectionneurs privés gardent leur butin », précise-t-il. Les plus connus, comme Gurlitt, sont bien sûr arrêtés.

Mais ces experts prétextent alors la destruction de leurs collections, à l’instar de Gurlitt qui déclare avoir tout perdu dans le bombardement de Dresde.

Ils collaborent alors sans retenue et mettent leurs connaissances au service des Alliés, qui font preuve de clémence à leur égard. Très vite, les charges tombent et la mention « déchargé » vient refermer leur dossier.

Dès les années 50, ces marchands se relancent sans problème sur un marché inondé d’oeuvres que les alliés n’ont jamais retrouvées. Pendant que la famille Gurlitt « enterre » sa collection, Karl Haberstock, décédé en 1956, lègue la sienne à la ville d’Augsbourg qui, pendant quarante ans, expose sans scrupule les toiles bien mal acquises de Véronèse, Tiepolo, van Dyck ou Cranach.

Il faudra attendre les années 2000 et les recherches de l’historien américain Jonathan Petropoulos pour que les autorités municipales acceptent de se pencher sur la question de l’origine des toiles et de leur restitution.

* Die Bilder sind unter uns, Eichborn, (2009).

Thomas Schnee/ Marianne Article original

TAGS: Shoah Pillages Nazis Art Cornelius Gurlitt Allemagne BRD

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