Etienne Thourneyser, l’oublié de l’histoire de la philosophie…

Gisela Luginbühl-Weber, Etienne Thourneyser de Genève. Archéologie d’un auteur du XVIIIe siècle (Peter Lang, Zurich)

Maurice-Ruben Hayoun le 08.06.2020

 

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C’est presque un devoir de piété que mon maître et ami le professeur Simon LAUER de Zurich m’a prié d’accomplir en rendant compte, de mon mieux, de l’imposant ouvrage que le Dr Gisela Luginbühl-Weber, chercheuse suisse, disparue en 2011, a consacré à un illustre inconnu et qui le serait resté sans une petite note infrapaginale de Moïse Mendelssohn à l’un de ses travaux publiés en français, une langue que le philosophie juif de Berlin maîtrisait parfaitement.

Notre homme, Etienne Thourneyser, naquit en 1715 en Suisse et mourut en 1763 à Londres où il s’était retiré.

Etienne Thourneyser est le grand absent de l’histoire de la pensée philosophique européenne au cours du XVIIIe siècle. Tant en Suisse romande qu’en Suisse alémanique, il avait eu des contacts avec des personnalités de son temps ; mais, curieusement, le silence s’est fait autour de son nom et de son œuvre qui ne laisse pas d’être significative. Son maître et protecteur s’appelait Gabriel Cramer.

Thourneyser évoluait dans ce milieu genevois et européen qui s’intéressait aux œuvres de personnalités comme le naturaliste Charles Bonnet, auteur de la Palingénésie philosophique ou l’enthousiaste (Schwärmer) diacre zurichois Johann Kaspar Lavater.

Cet homme est devenu célèbre par une traduction partielle de l’œuvre de Bonnet, ornée d’une dédicace provocatrice publiquement adressée à Mendelssohn.

Le diacre avait une arrière-pensée: considérant que le passage traduit par lui du français en allemand constituait une preuve irréfragable de la véridicité du christianisme, il sommait le philosophe juif soit de se convertir à la religion de Jésus soit d’en rédiger une solide réfutation… Ce que Mendelssohn, conscient de ce double danger, se refusa à faire.

L’auteur de ce volumineux ouvrage, Gisela L-W. s’est livrée à une véritable enquête policière pour parvenir à nous présenter ce personnage qui écrivit quelques œuvres en langue française, notamment la Lettre d’un philosophe.

Ce qui est frappant, c’est que le sauvetage de ce philosophe n’a tenu qu’à un fil qui a nom Moses Mendelssohn. Car dans un traité qu’il a composé sur la liberté et la nécessité (déterminisme ou fatalisme), Mendelssohn renvoie dans une note à cet Etienne Thournuyser qui avait consacré un écrit à cette même question.

Il était donc normal que Mendelssohn, en sa qualité de philosophe accompli, ait cherché à fournir une base bibliographique solide à ses propres réflexions.

Mendelssohn fit cette remarque en 1783 dans une lettre à son ami l’éditeur Friedrich Nicolaï (ici page 182). Le philosophe juif fit une remarque fort pertinente en soulignant que la difficulté de la question (Du fatalisme) tient plus à la terminologie qu’à l’essence de la chose elle-même.

Mais ce ne fut pas tout : un universitaire sous l’autorité duquel l’auteure préparait une thèse a découvert que G.E. Lessing, l’ami très proche de Mendelssohn, avait découvert la recension d’un écrit de Thourneyser. Il attira l’attention de Madame Gisela L-W. qui allait en tirer plusieurs centaines de pages du livre que je recense succinctement…

Mais comme le souligne le professeur Simon Lauer dans les deux lumineuses préfaces de ce livre posthume de Madame Gisela Lunginbühl-Weber, le principal mérite de cette découverte revient au philosophe juif de Berlin. Car il fut celui qui remit notre homme dans le circuit des idées philosophiques de son temps.

L’auteure nous offre une présentation systématique de la vie et des œuvres de Thourneyser. Mais pour quelle raison, des auteurs contemporains qui le connaissaient ou qui lui devaient tant ont-ils occulté le nom de ce philosophe ? Et notre auteur pense en tout premier lieu à Charles Bonnet en personne (1720-1793).

Voici le titre français original de ce traité qui a quelque peu attiré l’attention sans que l’on se soucie vraiment de l’identité de son auteur : Lettre d’un philosophe. Dans laquelle on prouve que l’athéisme et le dérèglement des mœurs ne sauraient s’établir dans le système de la nécessité…

Notre homme fera des études à la fois en allemand et en français puisqu’il sera présent tant à Genève, sa ville natale qu’à Bâle, la ville natale de son père qui sera durant plusieurs décennies le pasteur de la communauté germanique réformée.

Madame L-W parle d’une véritable recherche d’indices (Spurensusche), un terme allemand réservé aux enquêtes policières. Nous apprenons ainsi qu’il était apparenté avec de nombreuses personnalités du monde culturel, grâce à sa mère.

Dès l’hiver 1740 il se rend en Angleterre comme accompagnateur de deux jeunes aristocrates issus de riches familles, ce qui se faisait souvent à cette époque. Des raisons financières l’y avaient vraisemblablement contraint.

Cet homme curieux, ce marginal, toujours poursuivi par un destin adverse, n’a pas été gâté par l’existence : à la mort de son maitre et protecteur le professeur Gabriel Cramer, il est visiblement mis en réserve alors qu’il était le candidat le mieux armé pour occuper cette chaire désormais vacante…

Une autre fois, une terrible méprise, la confusion avec un homonyme, lui fait perdre la proposition d’une université allemande d’occuper une chaire de philosophie. Il semble aussi que la fameuse controverse de 1753 autour de Leibniz, au sein de l’académie de Berlin entre le président Maupertuis et le professeur König, ait tourné en la défaveur du parti défendu par Thourneyser… Ce dernier avait adressé une longue lettre (pp 129-140) à Sulzer ( ?) à ce sujet.

Madame L-W a réuni tous les documents possibles et imaginables pour cerner au plus près cet oublié de l’histoire de la pensée européenne au XVIIIe siècle. Mais ce qui m’a aussi frappé c’est l’accusation de plagiat qui plane au-dessus de Charles Bonnet qui aurait tout fait pour taire le nom de l’auteur de l’Essai de psychologie et De la fatalité afin de s’approprier ces œuvres.

Ce bel ouvrage qui rend justice à un auteur oublié et parfois même plagié est un modèle du genre. J’ai rarement eu entre les mains un telle érudition allemande. Madame Gisela L-W a magnifiquement illustré la république des lettres en produisant un tel travail, défendu et préfacé par le professeur Simon Lauer.

Maurice-Ruben Hayoun

Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à  l’université de Genève. Son dernier ouvrage: Joseph (Hermann, 2018)

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