Le 4 septembre 1870, les républicains sont contraints de proclamer la République
Par Stéphane Robert
Entretien |Emmanuel Macron prononcera un discours au Panthéon, ce vendredi 4 septembre, pour commémorer le 150e anniversaire de la proclamation de la IIIe République. Le docteur en science politique Benjamin Morel explique pourquoi cet événement a jusqu’ici été si peu commémoré.
« Le Peuple a devancé la Chambre, qui hésitait. Pour sauver la Patrie en danger, il a demandé la République… la République est proclamée« . C’est par ces mots que Léon Gambetta proclame la République depuis le balcon de l’Hôtel de Ville de Paris, le 4 septembre 1870. Un peu plus tôt dans la journée, les Parisiens avait envahi l’Assemblée nationale pour réclamer la déchéance de Napoléon III, fait prisonnier par les Prussiens le 2 septembre à Sedan. Incapable de calmer la foule, Gambetta donne rendez-vous à l’Hôtel de Ville et, comme en 1848, il proclame la République. Mais il le fait sous la contrainte, pour empêcher une insurrection populaire.
Par la suite, les républicains, partisans de poursuivre la guerre, forment un gouvernement de défense nationale. Les Prussiens sont aux portes de Paris. Le 7 octobre, Gambetta quitte la ville en ballon pour tenter d’organiser son désencerclement. Mais les défaites militaires s’enchaînent ce qui conduit le gouvernement a signé un armistice avec Bismarck le 28 janvier 1871.
Les élections législatives du 8 février voient la victoire de la droite monarchiste partisane de la capitulation de Paris. La nouvelle Assemblée se réunit à Bordeaux et désigne Adolphe Thiers « chef de l’exécutif ». L’humiliation ressentie par les Parisiens conduit au déclenchement de la Commune de Paris le 28 mars 1871. Elle est réprimée dans le sang deux mois plus tard.
Suite à ces événements, les tentatives de restauration de la monarchie échouent. Des lois constitutionnelles votées en 1875 donnent au « chef de l’exécutif » le titre de « président de la République ». Et les élections législatives des 20 février et 5 mars 1876 offrent la victoire aux républicains qui vont, dès lors, durablement installer la IIIe République.
Le docteur en science politique, maître de conférences à l’université Paris II Panthéon-Assas, professeur à l’ENS Paris-Saclay, Benjamin Morel revient sur cet événement clé et fondateur de l’Histoire de France qu’est la proclamation de la République le 4 septembre 1870.
Le 4 septembre 1870, Gambetta proclame la Troisième République. Pourquoi le fait-il ? Pourquoi en arrive-t-on à proclamer la République ?
Parce que les républicains, en 1870, sont un peu sous le joug d’impératifs contradictoires. Ceux qui vont proclamer la République sont des républicains dits modérés (Gambetta, Favre, etc.). Ils acceptent le régime du Second Empire. Ils sont députés de ce régime et ils en acceptent la légalité même s’ils condamnent le coup d’État du 2 décembre (1851). Donc, dès le moment où vous acceptez la légitimité du régime dans lequel vous opérez, vous acceptez également sa caractéristique principale qui se trouve être qu’il n’est pas républicain. Pour eux (ce n’est pas le cas de tous les républicains à l’époque. Certains jugent que ce coup d’Etat est illégitime et donc que la République n’a jamais été abolie), la République n’existe plus et ils considèrent que pour la faire advenir, il faut la proclamer.
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Mais ils estiment que c’est trop tôt. Ils ont bien vu ce qui s’est passé en 1848 et surtout trois ans plus tard avec le coup d’Etat du 2 décembre. Au vu de cette expérience, ils sont persuadés que le fruit n’est pas mûr, que l’immense majorité de la population française n’est pas prête à accepter la République. Ils pensent qu’une maturation de la population française dans le cadre de l’Empire libéral est nécessaire. Elle est possible, estiment-ils, dans le cadre du régime impérial par le maintien du suffrage universel direct pour l’élection des députés qui permet une participation politique. Par ailleurs, la liberté d’expression qu’autorise l’Empire doit contribuer à former l’opinion et ils estiment, comme l’avait théorisé Louis Blanc, que l’utilisation des contre-pouvoirs doit permettre d’installer l’idée républicaine au sein d’une majeure partie de la population. Ils sont donc favorables au maintien du Second Empire, en tous cas pour un certain temps, étant persuadés qu’une prise de pouvoir par la force, notamment à Paris où se trouve la vie républicaine par excellence, ne peut mener, par la suite, qu’à une nouvelle majorité conservatrice.
Mais ce jour du 4 septembre, à Paris, ils sont sous la pression de la foule. Lyon et Marseille sont déjà tombées aux mains des Blanquistes. Après la défaite à Sedan et l’arrestation de l’empereur, une foule de Parisiens s’est réunie à proximité de l’Assemblée pour réclamer sa déchéance et l’on craint une révolte populaire. Il faut voir que lorsque Gambetta et Favre décident de demander à la foule de se réunir à l’Hôtel de ville pour proclamer la République, l’Assemblée nationale a été envahie. Ils ont tout fait durant la journée pour éviter cette invasion et pour éviter cette proclamation. Mais les Parisiens sont là. Ils ont envahi l’Assemblée. Les révolutionnaires menés par les Blanquistes sont là. Il y a un risque que tout cela se finisse dans un bain de sang. Demander à cette foule de partir à l’Hôtel de ville pour proclamer la République est une façon de la calmer et de l’éloigner des députés. Les Républicains vont donc être contraints de proclamer la République.
Est-ce une date importante de l’histoire politique française ? Et pourquoi est-elle si peu commémorée ?
Elle est si peu commémorée parce que les députés républicains modérés n’avaient pas réellement envie de la commémorer. Et pour plusieurs raisons.
La première est qu’ils en avaient un mauvais souvenir. D’abord, parce qu’ils ont proclamé cette République à reculons. Ensuite, parce que cette République n’est pas proclamée dans des circonstances très heureuses. Elle est proclamée au lendemain du télégramme qui apprend à l’impératrice Eugénie que l’empereur est tombé entre les mains des Prussiens à la bataille de Sedan. C’est une défaite et c’est un moment extrêmement douloureux pour les républicains de l’époque, qui sont certes républicains, mais qui sont également patriotes et qui s’inquiètent à la fois de la défaite et du siège de Paris qui va être, quelques mois plus tard, terrible pour les Parisiens.
Ensuite, parce que les républicains sont des légalistes et ils ont construit leur identité politique en condamnant le coup d’État par Louis-Napoléon Bonaparte. Ils se retrouvent donc à sortir des clous de la légalité et ils contredisent ainsi une partie du discours qui était le leur pendant des années. Pour toutes ces raisons-là, lorsque la Troisième République va peu à peu s’ancrer, se mettre en place, le 4 septembre ne va pas être mis en avant par ces républicains qui n’en gardent pas un bon souvenir et qui sont un peu gênés par la façon dont tout cela s’est passé. Ils vont préférer mettre en avant d’autres dates symboliques, notamment le 14 juillet. C’est paradoxal parce que le 14 juillet n’est pas une date républicaine. Que ce soit la prise de la Bastille ou la fête de la Fédération, on est encore sous la monarchie constitutionnelle. Mais ces dates plus consensuelles, issues de la grande révolution de 1789, vont leur paraître plus à même de symboliser la République que cette journée du 4 septembre.
Ensuite, comme la commémoration n’a pas pris sous la Troisième République, la date va être peu à peu oubliée. Malgré tout, elle est profondément importante parce qu’après ce 4 septembre, les circonstances que j’ai décrites, c’est-à-dire le fait qu’un régime légal et légitime qui n’est pas la République a préexisté, et donc, que pour faire advenir la République, il faut à nouveau la proclamer, ces circonstances ne vont plus jamais se reproduire.
Après la Troisième République, il y a la Quatrième puis la Cinquième République. Entre temps, certes, il y a Vichy. Mais Vichy, pour de Gaulle et pour ceux qui vont rétablir la République, n’est pas un régime légitime. Et donc, il n’abolit pas la République. C’est un régime parallèle à la République. La République proclamée le 4 septembre 1870 et étant réputée n’avoir jamais été abolie, n’a pas à être proclamée de nouveau. Et nous sommes donc encore les héritiers de cette dernière et peut-être ultime proclamation de la République le 4 septembre 1870.
Et puis c’est une décision politique fondamentale en ce sens qu’elle va conduire à considérer que le régime légitime en France n’est pas la monarchie, pas l’empire, c’est la République. Cette République peut, par la suite, prendre des formes différentes, modifier son corpus institutionnel, transformer son rapport entre les pouvoirs, mais malgré tout, elle demeure la République.
Ce jour du 4 septembre n’est pourtant pas fondateur. Il a fallu attendre six ans pour que la Troisième République s’installe durablement ?!
En effet, parce que paradoxalement, les craintes de Gambetta, de Favre, de Jules Ferry vont à la fois s’avérer et en même temps être contredites.
Encore une fois, à l’époque, les républicains modérés pensent que la population française n’est pas mûre. Et leur crainte est que la République, si jamais elle est établie, sombrera forcément dans les mains d’un nouveau Bonaparte ou dans un rétablissement de la monarchie. Bref, ils considèrent qu’il faut attendre que, pour parler comme Rousseau, les institutions civiles précèdent la création des institutions politiques. Autrement dit, il faut selon eux un peuple républicain avant d’avoir une République.
Et de facto, l’avenir immédiat va leur donner raison parce que la majorité qui va être élue (NDLR : aux élections législatives de 1871) est une majorité très largement monarchiste. Et il y a dans cette majorité monarchiste un trompe l’œil et en même temps un avantage pour les républicains. Il y a un trompe l’œil parce que la majorité monarchiste est portée par la volonté de paix. Le gouvernement républicain qui va se mettre en place le 4 septembre est un gouvernement tenu par les républicains modérés. Mais c’est un gouvernement qui prône la guerre à outrance. Il veut vaincre la Prusse quoi qu’il arrive. Mais les défaites militaires vont faire qu’une grande partie de la population française ne va plus croire en cette stratégie et va se lasser de cette guerre qui est considérée comme étant perdue d’avance.
Les monarchistes, eux, prônent la paix. Et donc ils vont capitaliser sur cette paix-là. Et la majorité monarchiste va surtout être portée par cette promesse de paix beaucoup plus que par une promesse de rétablissement de l’ordre monarchique.
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Ensuite, il y a une opportunité historique qui va conduire cette République à s’enraciner. C’est la division des monarchistes, la querelle du drapeau, l’opposition entre légitimistes et orléanistes et le fait qu’une partie des élites monarchistes, notamment les orléanistes, s’est, en fait, tout au cours du Second Empire, rapprochée des républicains, notamment des gens comme Thiers qui entretient avec eux des relations fortes. On voit, sous le Second Empire déjà, des désistements entre orléanistes et républicains modérés, qui pour contrer les républicains plus radicaux, qui pour gagner contre un candidat soutenu par les bonapartistes et soutenu par les préfets. Donc, il y a des ponts qui se tissent entre les monarchistes modérés qui ne croient plus réellement à la monarchie, ou en tout cas qui sont ouverts à l’idée d’une république conservatrice, et ces républicains modérés qui jugent que la République ne pourra s’établir qu’en rassurant les populations rurales, qu’en rassurant la petite bourgeoisie, bref qu’en étant conservatrice. L’union de ces monarchistes, qui ne tiennent plus tant à la monarchie mais d’abord à la conservation de l’ordre social, et de ces républicains qui sont prêts à accepter un conservatisme social et économique à condition que la République soit établie, c’est ça qui va fonder la Troisième République.
On va donc avoir une Constitution très libérale, fondée initialement sur une séparation forte des pouvoirs avec un Sénat qui va acquérir un pouvoir important pour être un instrument de blocage social dans la pratique de cette Constitution. Ensuite, les choses vont beaucoup évoluer dans l’organisation du régime. Mais initialement, le compromis va se faire sur l’idée d’une république conservatrice qui va recevoir l’aval des républicains modérés et des orléanistes reconvertis.
Peut-on imaginer à l’avenir l’établissement d’une sixième République et une nouvelle proclamation de la République ?
Une nouvelle proclamation de la République, sauf à ce que l’on ait, entre temps, une parenthèse monarchique ou l’avènement d’un régime qui ne se revendique pas de la République, n’est pas possible. Tant qu’on est dans la continuité, on ne peut pas avoir de nouvelle proclamation de la République. En 1958, il n’y a pas de nouvelle proclamation. Pas plus en 1946. Pas même en 1944. De Gaulle a bien conscience, justement, de cet ancrage dans la continuité du 4 septembre 1870.
En revanche, une constitution de la Sixième République, oui, c’est tout à fait possible. Notre régime, la Cinquième République, est le régime qui a duré le plus longtemps parmi les différents régimes constitutionnels qui ont pu être établis depuis 1789. On a aujourd’hui un régime qui a beaucoup changé, avec de nombreuses révisions constitutionnelles qui en ont affecté le fondement. Toutefois, ce qu’on constate, c’est qu’on n’a pas de renversement des constitutions et des régimes politiques hors période de grandes tensions politiques et sociales. Grosso modo, on ne change de République que lorsque la situation politique est devenue totalement intenable, en cas de révolution ou en cas de guerre. Peut-être est-on d’ailleurs à l’aube d’une telle transformation sociale, d’une telle éruption sociale, on ne sait pas. Mais l’idée qu’on pourrait changer de république et de régime par temps calme, à la faveur d’une élection présidentielle, je ne dis pas que c’est impossible, mais, en tout cas, dans l’histoire de la France, cela ne s’est pas encore produit.