VOLTAIRE ET ROUSSEAU d’après Roger-Pol Droit…

C’est à un très beau voyage dans le temps que nous invite Roger Pol Droit, auteur et chroniqueur connu et reconnu ,  grâce à  ses pertinentes analyses d’ouvrages de littérature et de philosophie.

Roger-Pol Droit par Claude Truong-Ngoc 2013.jpg

Roger-Pol Droit en 2013

Dans ce beau livre au titre choc, Monsieur, je ne vous aime point, l’auteur nous fait revivre les complexes relations entre deux hommes, deux célébrités au caractère si différent et qui, comme tous les contraires, s’attirent et se repoussent  de manière irrésistible. Tous deux excellent, chacun dans son ou ses domaine (s) et après quelques tentatives d’approche avortées , ces deux étoiles au firmament des arts et des lettres finiront par se détester cordialement.

C’est tout le développement de cette animosité- absolument prévisible- qui est relaté ici dans un style très  dix=huitième siècle avec une surabondance d’imparfaits du subjonctif que RPD manie à merveille …. On s’y croirait presque tant les formules sont d’époque et les réparties comme d’origine, il y deux siècles.

Le livre couvre un peu plus de quatre cents pages de qualité et le lecteur, s’il en a la patience, les savourera à leur juste valeur. Certains échanges sont peut-être un peu longs mais il faut bien avoir un petit défaut au moins, y compris dans un tel chef -d’œuvre.

Rousseau et Voltaire sont presque des doubles antithétiques ; je veux dire qu’à part quelques oppositions irréductibles, ils aspiraient aux mêmes choses : briller, être libre,  être à l’aise financièrement, accéder donc à l’aisance matérielle en publiant des pièces à succès, vivre de sa plume, penser librement en dépit des conventions sociales et des principes de la morale bourgeoise.

Mais il est un point sur lequel les deux hommes se rejoignent sans l’ombre d’un doute, c’est la fascination que les femmes ont exercé sur leur libido… Ceci est tellement prégnant que le livre commence par mentionner des pratiques de plaisir solitaire de la part du jeune Jean-Jacques qui désire irrésistiblement sa protectrice qu’il appelle maman, même après avoir partagés avec elle les plaisirs de l’amour.

Avec Voltaire, c’est encore pire, si je puis dire : l’homme ne peut s’empêcher de désirer le moindre jupon dans son entourage tant son désir de jouissance est insatiable… Et, comme au bon vieux temps, on mène joyeusement des ménages à trois, l’essentiel étant d’éviter les collisions ou les mauvaises rencontres.

Tout le chemin est bien balisé, chacun sachant quel est le bon moment, même si parfois, hélas, des drames se produisent, comme la mort en couches d’Emilie du châtelet qui, à plus de quarante ans est enceinte des œuvres de son jeune amant. Elle finit par en mourir provoquant la peine profonde de Voltaire qui en veut à son rival. Non  pour avoir chassé sur ses propres terres, mais pour ne pas avoir su éviter des suites aussi fâcheuse d’une grossesse indésirées…

Dans cette confrontation entre ces deux esprits, qui sont loin d’être désincarnés, on voit défiler des analyses de l’époque, de ses mœurs, de sa philosophie de vie et des rapports sociaux. Le tout à travers la vie des deux principaux personnages.

Voltaire se tient toujours près de la frontière suisse afin d’échapper à une éventuelle arrestation.

Mais il a aussi une autre préoccupation qui le taraude chaque jour que Dieu fait : comment soigner, pérenniser sa gloire, barrer la route à d’éventuels concurrents (dont le fameux Jea-=Jacques Rousseau) qu’il surveille comme le lait sur le feu.

Économiste avisé, Voltaire sait où placer les sommes d’argent que lui rapportent ses écrits et ses libelles. Au début du livre, Roger-Pol Droit fait allusion à  des déboires financiers de notre homme, déboires qui lui inspireront des remarques antisémites à la suite de la faillite de ses banquiers juifs de Londres… Mais cela ne suffit pas, à mes yeux, à faire de Voltaire un antisémite.

En plus des châteaux et des maisons de maître qui défilent sous nos yeux et où les deux hommes, séparément évidemment, sont bien accueillis, il y a la bonne ville de Genève qui occupe l’espace.

N’oublions pas que Rousseau signera souvent sa correspondance par son nom et son prénom, suivis de la mention suivante, citoyen de Genève… Certaines femmes, maîtresses d’hommes puissants de la noblesse locale, le traiteront de petit paysan suisse, avec mépris.

Comme celle de Voltaire, la vie intime, pour ne pas dire la vie sexuelle de Rousseau est particulièrement riche et variée. Je reviens d’une phrase sur ses scrupules à garder ses cinq enfants nés de ses relations avec la gentille Thérèse Levasseur qui sera sa fidèle compagne… mais après sa mort monnayera ses manuscrits et lui avouera une infidélité.

L’auteur de Emile remettra à l’assistance publiques, aux Enfants-Trouvés, la nombreuse progéniture issue de ses amours extra conjugaux avec Thérèse… Le philosophe-pédagogue incriminera pour cela la cruauté de la législation qui ne fait pas la part belle aux enfants nés hors mariage…

On peut dire, sur ce point, que les deux hommes n’avaient pas de la gent féminine la plus haute opinion, même si, dans certains cas, ils rendaient aussi hommage à leurs qualités intellectuelles

Mais revenons à la rupture qui se rapproche, entre les deux écrivains. Rousseau défrayait la chronique par des écrits allant à l’encontre du Zeitgeist et Voltaire en était de plus en plus agacé.

Les différents discours de son rival, à la fois sur les sciences et les arts, ou s’inégalité parmi les hommes suscitaient un agacement qui allait croissant. Il se disait que cette célébrité finirait par disparaître comme un feu de paille et qu’a fond, une telle réputation, si soudaine, n’était que la somme de malentendus noués autour d’un même nom…

ET qu’au fond, le public finirait par oublier ce petit Suisse. On connaît la suite. Voltaire eut bien raison de pointer les différentes contradictions de son rival : il en cite quelques unes : plaider en faveur de la vie à la campagne, au grand air, alors que l’on réside  dans une grande ville… Sans même oublier le fait d’abandonner ses enfants après avoir rédigé un imposant ouvrage sur leur éducation…

Le ton des échanges commence à devenir assez belliqueux, voire agressif. Surtout quand Voltaire écrit (je cite en substance) : il nous prend envie de marcher à quatre pattes quand on vous lit… Et d’insister sur le grave décalage entre ce que Rousseau dit ou écrit et comment il vit. Ce manque d’authenticité est frappant et contribue, selon lui, à discréditer totalement le Suisse.

Voltaire se tenait informé par différents canaux des difficultés rencontrées par le Citoyen de Genève et entendait bien en tirer parti. Les évolutions de la pensée de Rousseau ne laissaient pas d’inquiéter le clan des philosophes qui le croyaient des leurs. Il faut rappeler que les idées de Voltaire et celles de Rousseau sur certains points, étaient largement incompatibles.

Et le parfum de scandale entourant les publications du Suisse donnait des idées à Voltaire qui n’avait plus qu’une seule préoccupation en tête : neutraliser l’homme qu’il n’aimait pas et qu’il entendit neutraliser par tous les moyens

Voici une citation qui résume bien les dissentions ns profondes entre les deux hommes sur des sujets graves :  (p 289) Le Dieu de Voltaire expliquait tout mais ne consolait de rien. Celui de Jean=Jacques, lui, n’était que promesse de justice, de vie éternelle, de rédemption. Voila pourquoi Voltaire pouvait être triste, accablé de son sort,  au milieu de sa gloire et de ses richesses, tandis que Jean-Jacques, dans sa solitude et ses maux, ne pouvait en aucun cas, médire de la vie. Il lançait à Voltaire cette pique intime :  Vous jouissez mais j’espère et  l’espérance embellit tout.

Le ton change du tout au tout lorsque Voltaire, installé à Genève, fait l’objet des pires accusations, notamment celle de pervertir une ville si vertueuse, en usant de moyens déshonorants et ne reculant devant aucune bassesse.

C’est en réaction à cette  vague de dénonciations que Rousseau prend la plume pour dire sa peine, son désarroi devant l’insensibilité de son ancien maître. La phrase fait l’effet d’une flèche : Je ne vous aime point, Monsieur (p 316). Mais une autre phrase vient tempérer la précédente en même temps qu’elle met en avant la meurtrissure de l’ancien disciple du vieux maître :  Mais je vous hais en homme encore plus digne de vous aimer si vous l’aviez voulu…

Encore plus frustrante fut la réaction du vieux maître qui s’esclaffa en lisant la prose de son ancien admirateur : à force d’être sérieux, Rousseau s’est pris à son propre jeu et est devenu fou !! On en était arrivé là et ces deux hommes, ces deux génies qui auraient pu apporter l’un à l’autre tant de bienfaits et de bonheur se sont ignorés toute leur vie : comme l’écrit RPD, une amitié impossible.

Il suffit de voir les lignes écrites par Voltaire au sujet de la Nouvelle Héloïse ; il ne comprenait pas le triomphe d’une telle œuvre qu’il jugeait médiocre et tout, juste digne d’un écrivaillon comme Rousseau lequel osait lui donnait des conseils en matière de morale et même de littérature ; le monde à l’envers…

Il y eut aussi toutes ces poursuites judiciaires à l’encontre de Rousseau auquel les autorités reprochaient le caractère subversif de ses écrits, notamment ses attaques contre la hiérarchie sociale et les remises en cause des enseignements du magistère.

Derrière toutes ces chicaneries et ces ennuis qui lui empoisonnaient la vie, Rousseau s’obstinait à déceler la main méchante et malveillante de son ennemi, Voltaire. Même lorsqu’il prit la fuite en Angleterre afin d’échapper à une arrestation quasiment certaine, il pensait que Voltaire et ses amis l’avaient à l’œil et savaient tout de sa vie, même Outre-Manche.

Pourtant, comme le note l’auteur de ce livre, ces deux hommes avaient des points communs (p 399) :  Certes, les divergences entre Rousseau et Voltaire sont nombreuses, mais aucune ne peut suffire à motiver la brouille qui les sépare. Tous deux sont tolérants dans le domaine religieux, tous deux conçoivent Dieu en philosophes, critiquent les miracles et la superstition, tous deux condamnent les fanatismes et les despotismes… Tout est dit et pourtant…

Un beau livre, riche, superbement bien écrit, hautement instructif. Mais je me pose une question : les lecteurs qui croiraient en la réincarnation, en qui voudraient ils être réincarnés ? En Voltaire ou en Rousseau ? A chacun de choisir !

Maurice-Ruben Hayoun

Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à  l’université de Genève. Son dernier ouvrage: Joseph (Hermann, 2018)

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2 Commentaires
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Bonaparte

Excellent texte , j’adore .

Grand Voltaire …..antisémite quand même .

Dommage .

Jg

Les débauches de l un et l autre au plus haut niveau sont la norme aujourd hui.