Petites variations autour du livre de Daniel Sibony : 

Un cœur nouveau[1]

 

Pannes et peines de cœur

Il n’est pas rare qu’un psychanalyste s’intéresse au corps, mais ce qu’il privilégie, ce n’est pas le corps somatique, mais le corps pulsionnel, celui qui entre autres, est traversé par le sexuel, et plus encore, le langage, et son écriture qui parfois s’inscrit sur le corps comme des hiéroglyphes qu’il faut alors déchiffrer. Ce sont les symptômes psychosomatiques.

Dans son dernier livre, Daniel Sibony nous invite à un subtil et passionnant voyage analytique à l’intérieur du corps, en son cœur même, car c’est justement au cœur qu’il s’intéresse quand il connaît ses pannes et ses peines, non pas d’amour mais d’artères, de valves… La rencontre avec un chirurgien cardiaque, le docteur Patrick Nataf, lequel rédige une belle postface, l’a décidé à s’engager dans cette réflexion. En assistant à une opération cardiaque, un pontage, une pose de valve, la mise en place d’un cœur artificiel…, Daniel Sibony devient l’assistant symbolique du chirurgien et son équipe, qui eux ont les mains dans le réel d’une intervention pour laquelle ils n’ont pas toujours le temps de l’interprétation. Le psychanalyste s’en chargera en analysant ce qui se passe dans de telles opérations, où la vie, où la mort sont si proches. Ainsi, écrit-il : « ce corps va-t-il me parler autrement, me donner accès aux questions symboliques que cache toujours la technologie, surtout médicale ; questions qui ouvrent sur l’infini, en tout cas, sur l’essentiel de l’existence ? [2]». Si l’existence suppose l’âme, qu’en est-il quand on arrête les battements du cœur et que son oxygénation continue, sans l’aide des poumons qui le pulsent ? Question essentielle pour Daniel Sibony qui se demande ce que l’âme devient dans un tel démontage-remontage du cœur ? Ces opérations touchent donc de près à la vie, car elle touche à ses bords d’où elle peut basculer. Changement de valve, circulation sanguine extracorporelle…Le cœur une fois ponté ou doté de sa nouvelle valve se remet à battre par une simple impulsion électrique plus une remise en route de la circulation sanguine. Le cœur conserve-t-il la mémoire de la vie pour ainsi repartir ?, se demande alors note auteur.

La nature fait bien les choses

Le cœur est davantage qu’un organe, les poumons davantage qu’un soufflet. Quel couple forment-ils dans le corps ? Malgré l’ouverture thoracique par sciage, malgré les cicatrices, tout se remet ensuite en place dans une belle harmonie. La nature est bien faite, poursuit Daniel Sibony qui s’émerveille devant une telle autoréparation, à condition précise-t-il que la science y mette aussi son génie et son doigté. « La nature est bienveillante [3]» titre-t-il, à condition que la science veille sur elle et le fasse bien, opère bien, écrit-il, ce qu’il appelle une coupure-lien. Couper avec la vie et la relier à nouveau à tout l’être pulsionnel et désirant. Mais où était la vie pendant toutes ces interventions, restée dans le cerveau, ou simplement suspendue ? La vie était-elle en survie ? Ces réflexions sont passionnantes. Le psychanalyste ne peut que s’en remettre aux dires des patients à leur réveil. Ecouter leurs rêves pour savoir si la vie inconsciente avait enregistré quelque chose ou rien ? Et si l’organe était plus que l’organe ? Peu à peu, le psychanalyste commence à cerner ce qu’il était venu chercher dans ce service, à savoir, l’existence d’une impulsion-émotionnelle chez les patients. De l’émotion, il y en a au réveil avec cette reprise de vie qui peut aussi et paradoxalement déprimer comme si, rappelle le psychanalyste, même si la vie est redonnée à certains sujets, eux peuvent penser qu’ils ne la méritent pas. Il y a aussi ces existences suspendues, par un cœur posé à côté du patient. Cœur artificiel qui bat à l’extérieur comme une grosse batterie. Sang, cerveau, poumons, arborisation, quel joli mot !, de tous les vaisseaux, irrigation de tous les organes, voilà ce qui donne la vie, ce que Daniel Sibony appelle l’âme-corps dont il va chercher la référence dans la Bible. C’est qu’il y a une continuité corps-sang-cœur-esprit, si bien que quand le sujet connait des pannes de corps, sous forme de symptômes, l’esprit est toujours là pour les penser. Il n’y a  donc pas de corps sans qu’il soit pensé dans cet incessant aller-retour, et quand le corps est pansé, l’esprit convoque alors Narcisse qui peut aussi bien précipiter la mort, comme redonner la vie. Le désir y est de toute façon impliqué mais serait-il lui aussi suffisamment pulsé s’il n’avait plus de corps à irriguer comme dans le cas de ce cœur artificiel qui bat à côté du corps propre ? Cauchemars incessants chez ce patient, nous dit Daniel Sibony jusqu’à ce qu’il reçoive sa transplantation après quoi, ses rêves sanglants ont cessé…Comme quoi, il y a bien une concordance corps-âme, écrit-il encore. Qu’est-ce alors que l’âme ?, poursuit le psychanalyste, qui répond en partie, car en matière d’âme il existe beaucoup d’hypothèses qui rendent cette étude encore une fois, passionnante. Dans Télévision Jacques Lacan en avait avancé une : « La pensée est dysharmonique quant à l’âme [4]», d’où les symptômes…

Eros et Thanatos

Daniel Sibony pose d’autres questions, éthiques celles-ci plus que métaphysiques. Celles des limites. Faut-il opérer ou non, aux noms de quels critères, l’âge ? La priorité ? Les risques ? Limites de la vie, qui touchent de près la mort…Et la loi qui aussi pose ses contraintes que parfois, il faut franchir pour que l’Eros soit relancé.

Cœur-organe, le cœur est aussi la métaphore de toute une série d’expressions qui touchent au cœur, parfois en plein cœur. Daniel Sibony en interprète quelques-unes, ce qui en ajoute à cette dyade cœur-âme dont les résonnances bonnes ou mauvaises se portent parfois sur le somatique, on dirait, le psychosomatique. Mais le mot n’est pas prononcé par notre auteur : être écœuré, avoir un cœur qui déborde de joie, se faire un sang d’encre… Comme quoi, ces expressions de la vie quotidienne prennent parfois corps pour le meilleur de la pulsion de vie ou pour le pire de la pulsion de mort dans cette autre triade pulsion-impulsion-émotion. Ainsi écrit-il : «  Au-delà de la pulsation régulière qu’il maintient, le cœur nous introduit, par la pensée à l’impulsion  (et donc à la pulsion) de vie[5] ». Mais au-delà de cette tension Eros-Thanatos il y a écrit encore Daniel Sibony, une intelligence du cœur qui quand le sujet « s’en tire » apporte une certaine grâce qui lui fait aimer la vie en lui redonnant sa chance. Eros pour certains qui reçoivent la vie alors que ceux qui ont donné la leur, l’ont perdue. Les premiers sont les transplantés que leur esprit doit accompagner pour qu’ils acceptent ce qui ne leur appartenait pas, et qu’ils l’intègrent dans cette nouvelle promesse de vie. Difficile travail de deuil aussi pour les proches du défunt non seulement de lui, mais d’un de ses organes. Il faut faire vite écrit notre psychanalyste pour que reparte ainsi la vie dans un autre corps avec un autre cœur. Autrement dit, nécessaire : «  Don de la vie [6]».

Et Dieu dans tout ça !

La Bible aussi n’est pas étrangère aux peines et aux pannes du cœur. Et Daniel Sibony de commenter pour notre plus grand plaisir les livres bibliques où l’on parle du cœur : la Genèse, Jérémie, Isaïe, le livre des Psaumes, Ezéquiel dans lequel Daniel Sibony a semble-t-il  trouvé le  titre de son livre : « Je vous prendrai votre cœur de pierre et vous mettrai un cœur nouveau[7] ».  Sagesses bibliques qui nous apprennent que l’important, c’est la vie : lé’haïm comme on dit.

Des citations bibliques à « la sagesse du corps », il n’y a qu’un pas que Daniel Sibony franchit dans une écriture aussi fluide que doit être le sang pour redonner la vie. Il y a une belle complicité entre tous les organes qui donnent à la vie la pulsion qu’il lui faut pour que cette belle mécanique fonctionne, mais rappelons-le, qui n’est pas qu’une mécanique. Notre auteur n’ignore pas que le cœur connaît aussi ses pannes et ses peines que l’on appelle les risques cardio-vasculaires…, là où le désir « à trop monter au front [8]» s’enkyste dans la maladie. Les peines de cœur aussi, qui parfois font mal, comme dans la jalousie, peuvent amener à des pannes de cœur…Impasses organiques, héréditaires ou émotionnelles, Daniel Sibony écoute l’histoire de ces patients dont l’intensité les mène parfois au bord de l’abîme.

Clivages

Il regrette aussi que trop peu de patients bénéficient de l’écoute analytique qui conviendrait à faire le lien entre ce qu’il appelle le corps-visible et le corps-mémoire. Il y a encore un clivage dit-il entre la psychanalyse et la médecine qui continue à privilégier le somatique sur le psychique. Il y aurait pourtant de la place pour cette double dimension par laquelle le corps-mémoire fait mouvement…Ce livre voudrait aussi réconcilier la psychanalyse et la médecine.

A la vie !

« Beauté du cœur [9]» poursuit Daniel Sibony, quand il se remet à battre dans un nouveau corps ce qui pose la question du don et de la dette et à laquelle notre psychanalyste tente de répondre. Il nous éclaire sur la réponse et sur la sacro-sainte culpabilité du receveur à laquelle nous pensons tous dans de telles circonstances. Le patient doit pouvoir accepter ces greffes et ces prothèses pour que la vie puisse surmonter ces épreuves en permettant au cœur de se remettre à battre. Mais que ferait notre patient sans le verbe qui humanise pour relancer son désir de vie ? Questions de technique et d’éthique que notre psychanalyste soulève à juste titre, car chaque nouvelle technique suppose sa question éthique qui l’empêche ou pas. Et comment l’humain règle-t-il la question de son désir dans cet entre-deux ? Et comment encore s’adaptera-t-il à ces évolutions sans que son « parlêtre » soit évincé de ce dialogue entre la science et l’esprit ?

Docteur en mathématiques, philosophe, professeur des universités, psychanalyste et écrivain, Daniel Sibony signe ici son 44e livre dans lequel il renouvelle et relance l’approche analytique quand elle se confronte à de telles interventions. Dans cette étude passionnante, qu’il faut absolument lire et qui est aussi un hymne à la vie, à ce don de la vie, Daniel Sibony démontre d’une belle façon, que toutes ces interventions sur le cœur touchent aussi au cœur de la pensée. Elle ne doit pas arrêter de se battre pour que le sujet conserve, malgré tous les changements opérés dans son corps, sa présence au monde, laquelle peut relancer ce qu’il a de plus précieux : sa VIE !

Par Jean-Marc Alcalay    

[1] Daniel Sibony, Un cœur nouveau, Odile Jacob, 2019.

[2] Ibid., p. 10.

[3] Ibid., p. 24.

[4] Jacques Lacan, Télévision, Le Seuil, 1973, p. 17.

[5] Un cœur nouveau, pp. 88-89.

[6] Ibid., p. 96.

[7] Ibid., p. 109.

[8] Ibid., p. 120.

[9] Ibid., p. 148.

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bejar

Oui ce doit etre ca : depuis qu’on a crucifie Jesus tout est de notre faute !
Vous etes des enfants irresponsables…
Les juifs ont bon dos s’ils sont coupables vous non c’est ca ?
Imparable :-))
Seule une partie des Juifs a aide les Romains…
Les liberaux ceux qui n’avaient rien contre les Esseniens. Au contraire une nouvelle secte en divisant mieux leur laissait les mains libres…

Bejar

Bonjour

Je suis tres etonne que vous n’ayiez pas publie mon premier post.
Comment un forum peut il etre censure ?
C’est un espace d’expression non ?
Et tous les autres sites sont censures puisqu’ils ne permettent pas l’expression…
Ne bridez pas la liberte s’il vous plait.
Elle devient deja tellement precaire. En gerontocratie la tentation de la dictature est grande. Alors reffrenez vous SVP !
En tout cas si vous publiez celui ci je vous remercie !

Bien cordialement,

IlhanBEJAR
tpmp.touche.pas.a.ma.planete g@