Turquie-Kurdistan: deux pays en un

Erdogan mise sur la division et la lassitude

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Après avoir délibérément rompu le processus de paix avec le PKK en juillet dernier, le président turc, Recep Tayyip Erdogan a déclenché une véritable guerre contre les Kurdes. À ce jour, les opérations militaires menées par l’Etat turc ont entraîné la mort de 186 civils, en majorité des femmes et des enfants. Des centaines d’autres ont par ailleurs été blessés et des dizaines de milliers ont dû fuir les zones assiégées par l’armée turque.

Après plus de deux ans d’un fragile cessez-le-feu, la reprise des combats a éteint les espoirs de résolution d’un conflit qui a fait plus de 40 000 morts depuis 1984. Chaque jour, de violents affrontements ont lieu entre les forces de l’ordre et les rebelles kurdes, instaurant un peu plus le chaos dans la région et rappelant les années de plomb des années 1980-1990 –  déportations, villages brûlés, tortures de masse, disparitions de militants – qui avaient durablement traumatisé la population kurde. Depuis la reprise des hostilités, le Sud-est du pays, à majorité kurde, s’est vue imposé de nombreux couvre-feu qui paralysent la vie quotidienne et plongent la population dans l’angoisse.

Dans ce climat d’une violence extrême, les Kurdes du sud-est ont le sentiment d’être totalement oubliés par leurs concitoyens de la Turquie de l’ouest. Esra, une habitante de Diyarbakir, s’en indigne : «Les gens à Istanbul et dans tout l’ouest du pays n’ont absolument pas idée de ce qui se passe ici. Ils ne peuvent pas imaginer ce que c’est que de vivre sous la violence de l’Etat, l’oppression du couvre-feu, d’être enfermé chez soi et surtout de voir des civils se faire tuer en pleine rue.»

Car cette fois, les civils se sentent directement visés par les attaques qui se déroulent désormais au cœur même des grandes villes de la région. Une habitante de Cizre, une ville de plus de 100 000 habitants non loin de la frontière avec la Syrie et l’Irak, confirme et décrit une véritable fracture à l’intérieur du pays : «Les Turcs de l’ouest ne nous connaissent pas, ils ne viennent jamais dans notre région, à part quand ils en ont l’obligation, en tant qu’officiers, enseignants, infirmiers… Et alors encore, ils font le décompte des jours qu’il leur reste avant de repartir. Mais si les Turcs venaient plus régulièrement ici, le gouvernement ne pourrait pas y relancer la guerre d’un claquement de doigt, comme il le fait ! »

Or, si les Kurdes de l’est de la Turquie se sentent comme des citoyens de seconde zone d’un Etat dont ils critiquent sévèrement la politique, ils ne ménagent pas non plus le PKK. Accusé de semer depuis des années la terreur dans la région, d’imposer son idéologie et sa violence et parfois même d’agir en premier lieu contre les civils kurdes qui ne vont pas dans son sens, le mouvement de lutte armée est loin de faire l’unanimité. Qui plus est, une partie du peuple kurde en a assez d’être systématiquement associé au parti, considéré officiellement par l’ONU et l’Union Européenne comme une organisation terroriste. Cet amalgame obstiné qui consiste à ne pas distinguer un rebelle militant du PKK, d’un civil kurde qui, attaqué par l’Etat en bas de chez lui et exténué des violences qui s’abattent sur son quotidien, en arrive à prendre une pierre pour se défendre, prédomine dans la vision que l’opinion publique turque s’est fait de la situation.

Chaque jour, la grande majorité des médias turcs, pour le moins partiale, fait le décompte des victimes en distinguant les « soldats » des « terroristes ». Comme le résume Figen, une militante du HDP [NDLR : parti turc pro-kurde.] résidant à Paris : « Si l’on est kurde, qu’on vit à l’Est et qu’on essaie seulement de résister aux violences policières, on est automatiquement vu comme un « terroriste » par la population turque. À cause de ce que relatent les médias mais aussi du système éducatif fondé sur un ultranationalisme et le déni des minorités, les Turcs, parfois même les plus instruits, associent souvent cause kurde et terrorisme ». Et cette confusion confirme en filigrane la réalité d’un pays scindé entre un Ouest qui se modernise à un rythme affolant, obsédé par le développement et l’économie du marché, et un Est embourbé dans le sous-développement économique et le chaos politique.

Le plus inquiétant, en marge de cette montée des violences, c’est sans doute le recours à un langage extrêmement violent de la part du gouvernement. En effet, le Premier Ministre Ahmet Davutoğlu a récemment déclaré: « Les opérations ne s’arrêteront pas tant que la région ne sera pas nettoyée », les médias alliés leur font écho d’une seule voix, n’hésitant pas à titrer en « une » du journal Yeni Şafak, connu pour sa proximité avec Erdogan, le 17 décembre dernier : « LE GRAND MENAGE ». Et Erdogan, de menacer directement le peuple kurde : « Vous allez disparaître dans ces mêmes tranchées que vous avez creusées ». Malgré les appels aux rassemblements un peu partout en Turquie, le soutien n’arrive pas à mobiliser suffisamment, et certainement pas à créer une réelle vague humaine comme à l’époque de la Résistance Gezi en juin 2013 – alors que la situation est devenue bien plus alarmante et que l’image de Erdogan s’est considérablement dégradée.

Alors, quid de l’espoir colossal qu’avait représentée la percée remarquable du parti pro-kurde HDP (Parti démocratique des peuples) en juin dernier ? Ce parti qui avait réalisé 13% aux élections du 7 juin, obtenant ainsi 80 sièges au Parlement avait su faire converger autour d’un programme social, écologique et féministe à la fois les forces progressistes et les minorités du pays.

La reprise des hostilités dans le sud-est au même moment a néanmoins porté directement atteinte au parti. Sa campagne électorale pour les élections anticipées du 1er novembre s’est trouvée largement entravée par le climat délétère et l‘enchaînement de violences orchestrées par le président Erdogan. Se repliant sur son électorat kurde, à l’issue des élections du 1er novembre, le parti a perdu 21 sièges.

Pourtant, le HDP semblait être la seule formation politique à incarner une réelle opposition au pouvoir central aux mains de l’AKP, tout en se distinguant d’un PKK interdit profondément modelé par la culture de la violence et une forte ethnicité. Son jeune et dynamique co-président, Selahattin Demirtaş, devenu symbole de la remise en cause du pouvoir autoritaire et brutal d’Erdogan, est le premier à se trouver embarrassé par le retour de la lutte armée. Chaque fois qu’il le peut, il le rappelle : «Nous ne sommes pas le bras politique du PKK.»

Le succès du HDP aux élections de juin dernier avait d’ailleurs confirmé cette réalité incontestable : la majorité du peuple kurde aspire à vivre dans un climat de paix. Cette paix est indispensable pour envisager tout développement du Kurdistan turc. Aujourd’hui, le chômage y est un véritable fléau et depuis la reprise du conflit, le climat de doute et d’angoisse a de nouveau paralysé l’activité économique. Le traumatisme social des années de plomb a resurgi, avec la dose de désespoir qui l’accompagne, touchant toute la population mais surtout la jeunesse de la région qui, de plus en plus désœuvrée, en arrive à prendre les armes.

Le changement le plus net au sein de la société kurde ces dernières années, c’est justement sa jeunesse. Ayant grandi entre guerres d’hier et d’aujourd’hui, elle est à la fois désespérée et déterminée, méfiante vis-à-vis de la démocratie turque et résolue à combattre l’Etat, et finalement plus radicale que la génération d’avant.

Urbaine et ultra connectée, cette « génération Z » s’apparente, selon Chris Stephenson, historien spécialiste de la Turquie, par son désœuvrement et sa propension à la radicalisation, aux « jeunes de banlieue » des pays occidentaux. « Il s’agit d’une jeunesse complètement aliénée que le PKK ne parvient pas à manipuler comme il le souhaiterait. Ces jeunes se battent le plus souvent dans les villes à l’est, ils arborent des coupes de cheveux “ghetto”, ils construisent des tranchées et ont souvent une expérience carcérale avant même d’avoir atteint la majorité. »

Une réalité sociale qu’ignore complaisamment l’Union européenne, laquelle ménage plus que jamais Ankara, qu’elle voit comme un acteur clef dans la région en raison de sa position géographique stratégique dans la crise des migrants et la lutte contre l’Etat islamique. Au détriment des Kurdes qui, eux, combattent réellement Daech.

*Photo: Sipa. Numéro de reportage : 00558089_000006.

Publié le 31 décembre 2015 à 11:00 / Monde

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André

Personne pour manifester en France et en Europe pour soutenir le peuple kurde ? Ah non bien sûr, ça n’est pas des « palestiniens » et ça se passe pas en Israël, donc rien à foutre !

Richard

La France est lache …autant elle soutiens les arabes et les palestinien autant elle a déjà sacrifié le peuple kurde au nom des intérêts financiers qu elle entretiens avec la Turquie
L UE idem etc.. ..

jak40

Que font les DEMOCRATES AMERICAINS ???? Les Champions de la Morale Internationale?