Sur la résurrection des morts selon la tradition juive (3/3)

3. REVIVISCENCE ET RÉSURRECTIONLA VISION D’ÉZÉCHIEL

 

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Mais par de tels développements ne sommes-nous pas portés à biaiser avec la question véritablement posée: la résurrection des morts est elle concevable, non pas dans le sens qui vient d’être indiqué et qui, si l’on n’y prend garde, ne fait que déplacer la difficulté du plan individuel à celui de l’espèce pour mieux éluder les difficultés de l’interrogation sur le seul plan qui compte, le plan personnel?

Pour l’exprimer en termes encore plus radicaux, est-il envisageable qu’un mort revienne à la vie, à la vie non pas au sens symbolique ou métaphorique mais à la vie « tout court »?

En d’autres termes encore, la mort n’est-elle pas irréversible?

La question ne saurait être éludée puisque, hormis les personnages que l’on vient de mentionner, le récit biblique comporte plusieurs épisodes de résurrection et l’on retiendra ceux mentionnés à propos des prophètes Elie et Elisée et surtout le fameux chapitre de la prophétie d’Ezéchiel sur « la vallée des ossements » qui retournent effectivement à la vie conférant sa signification plénière à l’idée de téh’iat hamétim.

Encore faut-il ne pas commettre d’erreur à propos d’un diagnostic de mort clinique comme l’enseignent précisément les épisodes précités d’Elie et d’Elisée et de retour non pas à la vie biologique disparue mais à la conscience de ceux que l’on croyait passés définitivement par les voies sans retour du trépas.

S’agissant du prophète Elie (IR, 17, 17), face à la « mort » proclamée de l’enfant qui pourtant fut tant attendu, le diagnostic est on ne peut plus précis. Le mal qui l’afflige ne laisse subsister en lui presque plus rien de sa néchama, donc comme on l’a dit, de son âme, au sens de la Genèse. Face à la révolte de la mère comment le prophète procède t-il?

En tout premier lieu, il souligne face au Créateur en quoi la mort de l’enfant dans ces conditions serait moralement inacceptable.

Après quoi interviennent des gestes thaumaturgiques dont le sens ne pourrait être restitué que par de véritables émules du prophète, notamment le « redimensionnement » de l’enfant moribond selon le corps et l’esprit d’Elie.

Quoi qu’il en soit, la prière résurréctrice portera non pas sur la néchama proprement dite de l’enfant mais à un degré moindre sur son néphech, sur son principe vital. Et la prière d’Elie est exhaussée dans es termes exacts suivants: « L’Eternel entendit la voix d’Elie et la force de vie (nephech) de l’enfant revint en lui et il vécut ».

 Ce qui confirme clairement qu’en l’occurrence il s’agisse non pas d’une résurrection mais bien d’une reviviscence et il importait éthiquement qu’Elie ne fût pas surdimensionné tel un démiurge aux yeux de la mère et de son pauvre enfant.

Il n’en ira pas autrement dans l’épisode analogue concernant le disciple d’Elie, le prophète Elisée. Cette fois, l’enfant est frappé aux champs par une insolation et il mourut (vayamout).

Une fois sollicité comment intervient le prophète? Selon la traduction de la BR, Elisée se munit de son bâton qu’il posa sur le visage de l’enfant mais « pas un souffle, pas un mouvement ».

Le texte original ne dit pas exactement cela mais « pas de son (ein kol), pas de voix et pas de regard (ein kechev) » L’inertie et la perte d’attention deviennent les signes d’une perte de conscience mais celle-ci équivaut elle à une mort clinique? Quoi qu’il en soit l’enfant à ce moment ne revient pas à lui, il ne se réveille pas.

C’est alors mais alors seulement que l’enfant est considéré mort (meth), « ayant été étendu sur sa couche ».

Suivent des gestes opératoires appelant les mêmes observations qu’à propos d’Elie. A la lettre, Elisée translate « son être vers celui de l’enfant considéré comme mort et celui ci « éternua par sept fois et ouvrit les yeux » avant d’être restitué à sa mère.

Le plus significatif reste alors le verbe hébraïque rendu ici par « translaté »: « vayghar » construit sur la racine HR qui désigne la conception et la conceptualisation mais également une disposition particulière de l’esprit, sa disposition sans doute la plus vitale que restitue le proverbe de Salomon: « Le cœur empli de joie (lev saméah’) favorise la guérison (yetiv guéhé) (Pv, 17, 22).

Et Radak de commenter, confortant une de nos précédentes notations: le cœur heureux est bénéfique pour le corps comme l’est la médication, la rephoua.

Quels qu’en soient les degrés, la résurrection a partie liée avec la joie en ce que celle–ci est l’affect électif du vivant, son affect originellement inductif ou sinon reconstituant, selon les situations.

Ainsi en arrive t-on à la vision d’Ezéchiel dans « la vallée des ossements ». Le chapitre 37 d’Ezéchiel déploie à cet égard une des visions les plus quintessentielles de la conscience humaine. Un ouvrage entier ne suffirait point pour en rendre compte et l’on n’en proposera pas une analyse exhaustive dont in trouvera maints éléments dans d’autres commentaires encore qu’ils s’assujettissent tous aux considérations du Traité H’agiga du Talmud.

Seuls nous retiendront les éléments de ce récit visionnaire relatifs à la résurrection des morts, expressis verbis, selon les termes mêmes de l’injonction divine lorsqu’elle eut disposé le prophète de l’exil face aux amoncellements d’ossatures en apparence plus sèches que du bois mort: « Il me dit: « Fils de l’homme (ben adam), ces ossements (âtsamot) peuvent-ils revivre (hatih’yéna)? ».

L’interrogation est explicite: elle s’adresse à Ezéchiel en tant que « fils de l’Homme », replacé de la sorte dans l’interrogation initiale adressée alors à Adam «: « Où es tu? » et à laquelle il n’avait pas su ou n’avait pas cru devoir répondre, avec les conséquences que l’on sait.

Tout se passe comme si dans cet ossuaire, était élevé l’appel, au sens juridique et prophétique, contre la défection initiale relatée par la Genèse.

Et cette fois le prophète de répondre, comme s’il se situait avant la consommation létale du fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, devenus indiscernables: « Je répondis: « Seigneur Dieu, toi tu le sais ».

La faute générique, celle de la connaissance fallacieuse, ne se répètera pas. D’où ce qui suit: « Il me dit: « Prophétise sur ces ossements et dis leur: « Ossements desséchés, écoutez la parole de l’Eternel ».

La réduction à l’état de squelette ne signifie pas l’extinction absolue de toute vie. Un reste subsiste perceptible pas un esprit doué de prophétie, de nevoua, ce qui conduit par cette voie à une autre définition de celle-ci qui ne l’associe pas exclusivement à la capacité de prédire ou d’annoncer mais à celle de discerner les moindres traces du vivant là où on l’y chercherait le moins.

Car en hébreu si êtsem désigne l’os il désigne aussi l’essence non dégradable des êtres et des choses et l’on observera qu’une des étymologies possible de ce mot le relie à Êts(M): l’arbre.

Après quoi les opérations résurrectrices s’enchaînent. Plusieurs verbes qui interpellent directement ces ossements les décrivent. Ils forment entre eux, méthodiquement, une première séquence: « Voici je vais faire passer en vous un souffle (rouah’) et vous (re) vivrez (h’éytem) ». L’insufflation constitue l’opération princeps. Elle sera suivie de cinq autres: «Je mettrai (natati) sur vous des nerfs(guidim) et je ferai monter sur vous(vééâléti) de la chair (bassar), et je vous envelopperai (vékaramti) d’une peau (ôr) puis je mettrai en vous (natati) l’esprit (rouah’) et vous vivrez et vous saurez que je suis l’Eternel ».

 L’ordre dans lequel ces verbes sont successivement énoncés reconstitue celui des opérations résurrectrices. Dans le cadre de cette étude nous nous contenterons d’en prendre acte. On soulignera néanmoins que le dernier des verbes ainsi énoncés concerne la connaissance de Dieu qui relève l’Humain de sa propre pseudo- connaissance tandis que la connaissance vivante et proprement dite est remise à sa juste et pleine place.

Après quoi une deuxième séquence intervient, non plus anatomique, si l’on peut ainsi s’exprimer, mais phonique, langagière, sollicitant à nouveau l’Humain réduit à cette dessiccation, en cet être de paroles (rouah’melalela) qui atteste de l’apposition du sceau divin, du tselem elohim. Le prophète prophétise comme le Résurrecteur le lui a demandé et il en résulta « une voix (kol) et du bruit (raâch) » produisant une reconfiguration des ossements, un rajointement précis et non pas aléatoire des os épars: « un os en fonction de son os (êtsem el âtsmo) ».

Cependant, si les opérations annoncés dans la séquence précédente se réalisent toutes, l’insufflation elle n’a toujours pas lieu, ce qui souligne fortement qu’elle reste la plus décisive, que les autres n’en sont que les préparatifs.

A cette fin, une nouvelle « injection » prophétique est indispensable dont il faut bien saisir le sens: il importe cette fois que le prophète prophétise sur l’esprit prophétique dont se découvre une échelle double qu’il faut apprendre à conceptualiser selon ses résonances: « Il me dit: Prophétise sur l’Esprit, prophétise fils de l’Homme ». 

Et le prophète met en oeuvre à ce degré, incommensurable, l’injonction résurrectrice: « Et je dis à l’Esprit (rouah’): « Ainsi parle le Seigneur Dieu: « Des quatre Esprits (ou directions): viens Esprit et inspire ces assassinés (harouguim) et ceux là vivront ».

Le prophète accomplit ce qui lui a été demandé: « Et il advint en eux l’Esprit et ils se mirent à vivre et ils se (re) dressèrent sur leurs pieds en une innumérable configuration de vie (h’ayl) ».

La contiguïté alphabétique des mots h’ayl et h’aym est on ne peut plus frappante. Si la résurrection « technique » ou opérationnelle se parachève de la sorte, elle n’est pas encore accomplie selon sa signification, laquelle à présent doit se délivrer: « Alors il me dit: Fils de l’Homme, ces ossements c’est toute la Maison d’Israël ».

Deux niveaux de résurrection se discernent à cette fin et le second eût risqué de se réduire à une métaphore ou à une allégorie si le premier n’avait pas été décrit de manière aussi précise et aussi méthodique car il n’est de mort certaine, de mort absolue et cette fois irréversible que celle engendrée par le désespoir, l’abdication de toute espérance (avda tikvaténou) ».

Il faudrait d’ailleurs en reconsidérer plus amplement et plus profondément qu’il n’est fait habituellement les incidences lors de la transgression originelle. La désespérance annihilatrice prendra fin et les tombeaux se rouvriront. De sépultures redeviendront des matrices de vie.

Les corps individuellement ressuscités inciteront à la résurrection du peuple proprement dit, selon son échelle spécifique ; ce peuple né à nouveau qui s’en reviendra de l’exil létal auquel il semblait avoir été condamné sans aucune instance d’appel qui puisse l’entendre.

Et là non plus, il ne s’agit pas d’allégorie ou de métaphore mais de résurrection plénière: « Je mettrai mon esprit (rouh’i) en vous et vous (re) vivrez (h’eytem) et je vous ferai trouver le repos (hinah’ti) sur votre terre et vous aurez connaissance (yadaâtem) que je suis l’Eternel qui a parlé et qui a accompli, affirmation de l’Eternel ».

On aurait pu penser que la vision prophétique d’Ezéchiel trouve elle aussi en ce point son parachèvement. Pourtant elle se poursuit et se prolonge, ce qui ne saurait avoir d’autre sens que de la raccorder à l’histoire du genre humain puisque c’est en lui et par lui que la mortalité s’est instituée dans l’humanité par la consommation du fruit létal de l’arbre que l’on sait. Ce sera donc en ce point d’origine qu’il faudra remonter.

La parole de l’Eternel advint à nouveau au prophète. Que lui enjoint elle? Il faut alors traduire aussi rigoureusement que possible: « Or toi fils de l’l’homme prends une pièce de bois (êts eh’ad) et écrit dessus: « Pour Juda et pour les enfants d’Israël ses associés (son compagnon): « h’avéro » (BR).

Il est à craindre que pour aussi méritoire qu’elle soit cette traduction fût inexacte et source de contre-sens. Car à l’évidence ÊTs eh’ad ne veut pas dire « pièce de bois » mais « arbre unique » ou plus précisément encore: « arbre-un », sans équivalent.

On voit mieux comment la traduction de la BR éloigne du récit de Béréchit et comment l’autre y reconduit directement. Ce que confirme la suite de la prophétie en cours puisque Ezéchiel est incité à prendre à nouveau non pas « une autre pièce de bois » mais un nouvel « arbre- un », relatif cette fois à Joseph et à Ephraïm, dans la fraternité difficultueuse de Juda, et d’y porter une mention homologue.

N’assistons nous pas ici simplement à une opération de symbolisation? Certainement, à condition de ne pas en abraser le niveau puisque l’opération se poursuit en ce nouveau geste qu’il faut traduire conceptuellement sans se laisser déconcerter par les singularités grammaticales du verset qui les restitue et qu’il faut savoir entendre: « Rapproche ces pièces l’une de l’autre (karav otham éh’ad el éh’ad) pour n’avoir qu’une pièce unique (leêts éh’ad) et elles seront réunies dans ta main (véh’ayou laah’adim beyadehha) ».

Retraduit conceptuellement et linguistiquement, le texte originel dispose en réalité: « Approche les l’un vers l’un pour avoir un arbre -un et ils seront unifiés en ta main ».

On mesure mieux à quel point en cette vision apparaît prégnante non pas l’obligation banale de complémentarité- l’un complétant l’autre, comme il se doit – mais celle de reconstituer de plus hauts degrés et de plus fortes densités de l’unité elle même puisque « l’un » doit se conjoindre non pas à l’autre mais à l’« un » pour former un « un » encore plus unifié qui ne se confonde avec nul isolat [6].

Ce qui est destiné précisément à susciter le questionnement d’Israël en direction de l’Eternel: « Ne nous diras – tu pas ce que ceux là sont pour toi »?

N’est- ce pas à ce moment précis que l’Humain est relevé de ce qui fut son désistement devant la toute première question que le Créateur lui adressa: « Où es tu? » et à laquelle il ne répondit pas? La réponse divine, elle, s’énonce maintenant en ces termes: « Je vais prendre l’arbre de Joseph qui est dans la main d’Ephraïm et des rameaux d’Israël son compagnon et je lui assignerai l’arbre de Juda et j’en ferai un arbre -un (êts éhad) et ils seront un dans ma main ».

N’eût été la récurrence de l’« arbre-un », il eût été loisible de trouver déjà en cette vision et dans le récit qui la restitue l’aspiration à la reconstitution ethnique d’un peuple se refusant de toutes ses forces à se dissoudre dans une histoire désespérée, dans un exil fatal.

Les dimensions de cette vision sont telles qu’en réalité elles en font remonter les témoins en deça des survenues de la mort, lorsque l’Humain, plutôt que de consommer du seul arbre de vie, du seul « arbre-un », dirigea sa prise vers l’arbre contraire, diffractif et composite, vénéneux et rémanence du tohu-bohu, en lequel le bien et le mal » copulent, se mêlent au point de devenir indiscernables, le bien devenant mal et le mal se faisant « bien » ; vers cet arbre sans orient, agrippé au chaos: celui du « bien – et – du – mal », comme s’ils étaient équivalents, équipollents et homologues, aucune durée de vie ne suffisant plus pour en clarifier les opacités et en démêler les contre-sens.

Jusqu’au moment où à nouveau le Créateur vient faire prévaloir les droits imprescriptibles de la Création et de l’irréfragable bénédiction qui – ne l’oublions jamais – s’y attache. La mort marque un terme. Elle n’est pas un horizon et si elle venait à obscurcir celui de la vie, la résurrection y replacerait sa lumière première, bonne et incorruptible. FIN

                            

   Raphaël Draï

[1]Cf. Alfred North Whitehead, Procès et réalité, Gallimard,1995.

[2] Cf. Raphaël Draï, Totem et Thora. L’énigme de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, Hermann, 2011.

[3] Celle des enfants d’Aaron, Nadav et Avihou (Lv, 16).Le commentaire du Zohar sur la paracha concernée(Ah’aré moth) est décisif au regard des questions ici abordées.

[4] Ici organe de l’emprise.

[5] Il faudrait reprendre sous cet angle l’institution du lévirat, du yboum et tout le Traité Yévamot du Talmud.

[6] Pour le Zohar (Kedochim) le Un ainsi entendu ne se conçoit que dans la complétude fructifère du masculin et du féminin, de même que sont considérés comme « Un » les téphiline, les phylactères complémentaires et coordonnés de la tête et du bras qui s’ajustent puis se détachent néanmoins dans l’ordre, le séder, suivant: pour les attacher l’on commence par celui de la tête et l’on finit par celui du bras,mais pour les détacher l’on commence par celui du bras. C’est cet ordre- là qui est transgressé par l’emprise exercée sur l’arbre de la connaissance (du) bien et (du) mal que précède dans l’implantation édénique l’arbre de vie, selon le schème suivant: 1) arbre de vie, 2) arbre de la connaissance, d’abord du bien et ensuite seulement 3) du mal.Le renversement de cette Loi aboutit à instaurer la prévalence du mal sur le bien, et celle de leur mixture sur l’arborescence de vie qui recommencera pourtant avec la conception, la naissance et la qualification de Chet, l’enfant de la connaissance et de la reconnaissance.

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