Jean-Louis Fournel et Jean-Claude Zanacrini, Savonarole, l’arme de la parole. Passés / Composés

En 2008 les éditions Ellipses publiaient une belle monographie du frère dominicain, mort il y a près d’un demi millénaire. On connait sa fin tragique et l’horrible supplice qu’il a subi: il fut pendu et, son cadavre incinéré afin qu’aucun lieu sur terre n’en conserve le souvenir. C’est dire combien cet homme a déchaîné les passions.

 

Né en 1452 dans une fratrie assez importante, le jeune homme, entré dans les ordres et, penchant de plus en plus vers un extrémisme religieux et politique, finira tragiquement en 1498, il traversa son existence terrestre comme un météore. Après avoir été éminemment respecté ou plutôt redouté par la ville de Florence qui jouissait alors d’un grand prestige, il fut condamné à mort Un frère dominicain condamné à un tel chaînent, cela n’arrive pas tous les jours que Dieu fait.

Ces deux ouvrages qui lui sont c été consacrés entre 2008 et 2024 ne témoignent pas d’un gout morbide pour la démesure ou la violence absolue ; on cherche simplement à dénouer les secrets d’une personnalité qui a désobéi aux règles les plus élémentaires de la prudence. Mais cet homme ne plaçait pas sa survie ou sa prospérité ne tête de se ses priorités. Il était sur terre pour accomplir une mission, contre vents et marées. Il est temps de se pencher sur cette énigme humaine que fut Savonarole.

L’Histoire, nous apprend-on, avance par contradictions surmontes : antagonismes des classes sociales, progrès techniques et philosophiques qui ouvrent des brèches plus ou moins grandes dans les haies protectrices des traditions religieuses, autant de choses qui détruisent sous nos yeux l’ordre ancien pour accoucher, quoiqu’on fasse, d’un monde nouveau dans lequel il faudra trouver sa place. C’est probablement le rendez-vous manqué par Savonarole qui n’a pas fait preuve d’intelligence politique en se permettant de critiquer avec véhémence le pape, voire même certaines grandes familles patriciennes, en leur présence, à l’église : il n’hésitait pas à prononcer des prêches enflammés mettant presque directement en cause des pratiques sociales, certes condamnables, mais commises par des gens trop puissants…

Comment un frère dominicain pouvait-il combattre des oligarchies politiques ? Même son ordre, inquiet de ses débordements et soucieux de conserver ses positions dans le contexte socio-politique de l’Italie de cette fin de XVe siècle, préférera l’éloigner en lui accordant parfois des promotions qui n’en étaient pas vraiment. Et Savonarole ne changea pas…

Certains chercheurs mentionnent un événement vécu, de nature amoureuse, susceptible d’expliquer le jusqu’auboutisme passionnel de cet homme, tombé follement amoureux, dans son jeune âge, d’une belle voisine qui l’aurait éconduit sans ménagement… Il aurait fait un transfert classique de l’amour d’une femme vers l’amour de Dieu, généralement plus sûr et, en tout cas, bien plus absorbant et dénué de risque. En effet, aucun danger d’être éconduit dans ce cas.

Cette sublimation allait de pair avec une exaltation qui devait lui coûter cher. On en voit les prémices dans sa lettre d’adieu adressée à son père, et, par la suite, dans sa correspondance avec sa mère à laquelle il recommande le deuil de son fils (sic) ainsi que la résignation. Cette insensibilité morbide allait le conduire là où l’on sait : au gibet.

Car le dominicain ne comprit pas que la religion, mélangée à la politique, produisait généralement un mélange détonnant. Ceux qui l’avaient jadis adulé et porté aux nues se rassemblaient désormais pour assister à son supplice. Un certain Machiavel gardera pour toujours le souvenir de cette redoutable journée du 23 mai 1498 où Savonarole et deux autres condamnés marchaient vers le lieu du supplice…) On se souvient de cette phrase désabusée mais lucide de Machiavel dans Le Prince (VI) : tous les prophètes armés sortent vainqueurs et les désarmés courent à la ruine… Machiavel est certes, mort, déchu et indigent, mais au moins il s’éteignit dans son lit et sa détention, conséquence de sa complicité supposée dans un coup d’Etat, n’a pas duré longtemps. C’est toute la différence entre un politique lucide et avisé, d‘une part, et un fanatique religieux, d’autre part, convaincu d’avoir raison envers et contre tout. Son obsession était double : la réforme de l’église et le renouveau des chrétiens.

Une chose frappe dans cette existence mouvementée, c’est l’amitié nouée avec un autre original, Jean Pic de la Mirandole (mort, probablement empoisonné par son secrétaire) qui rencontra Savonarole au chapitre des dominicains en avril 1482, après que les 900 thèses de l’auteur de l’épître de Dignitate Hominis avaient été condamnées par l’église. Pic aurait même parlé avec admiration du dominicain devant son protecteur et ami, Laurent le magnifique. Ce dernier a facilité le retour de Savonarole à Florence où il prononcera des prêches d’une éloquence à la fois torrentielle et véhémente… Il reprendra les thèmes de l’Apocalypse et menacera l’église des pires sanctions, dues, selon lui, à la simonie et au relâchement des mœurs tant du bas clergé que de la Curie romaine. Lorsque Laurent le magnifique se rendra compte de son erreur, il réagira avec adresse en conviant un autre prédicateur, plus mesuré et moins exalté, un érudit nommé Mariano de Ganazzano, à prêcher à son tour à Florence. Mais Savonarole ne sera pas stoppé net et son succès ira croissant car il avait su trouver le langage qui plaisait aux désespérés et aux mécontents.

Cependant la mort, la même année, de Laurent de Médicis et du pape, suivie de l’élection de son successeur Alexandre VI, connu pour ses côtés simoniaques et corrompus, allait changer la donne. Savonarole se lance dans une vaste entreprise d’émancipation de son couvent de Florence afin de mettre à exécution ses plans de rénovation de l’ordre et de la vie chrétienne en général. Les foules accourent et même des personnalités très en vue comme Marsile Ficin et Pic de la Mirandole font partie des auditeurs du moine.

Les prêches enflammés de Savonarole contenaient tout de même un zeste d’analyse politique ; l’homme sentait que l’Italie n’allait pas tarder, en raison de ses divisions et de ses luttes intestines, à attiser l’appétit de grands prédateurs, comme le jeune roi de France Charles VIII de Valois qui fondra sur la péninsule en 1494. Peu auparavant, le moine dominicain qui sentait les choses venir exhorta son pays et ses compatriotes à la repentance et à la prière. Ses sermons sont aussi violents que ceux des prophètes d’Israël (Isaïe, Jérémie, Aggée). Lorsqu’il commentera devant un auditoire pétrifié par ses menaces, la péricope biblique du Déluge, il établira un parallèle sans peine entre l’épisode biblique mythique et ce qui attendait Florence, lors de l’entrée des troupes françaises dan cette cité. En raison de toutes ces vicissitudes, Pierre de Médicis qui n’avait ni le courage ni la sagesse éprouvée de son père Laurent le magnifique, fuira sa ville après une petite émeute de gens simples. Savonarole se sent alors les mains libres, il a enfin les coudées franches. Il s’affirme comme la plus haute autorité morale et spirituelle et tire profit du vide politique pour exposer ses idées sur la réforme de l’Etat et de la gouvernance. Plus aucun doute n’est possible quant aux intentions du moine, en lisant ces quelques lignes : Et c’est toi, Florence, qui conduiras la réforme de toute l’Italie et c’est ici que débutera le renouveau qui se répandra partout car tu es le cœur de l’Italie…

Les allusions se font de plus en plus précises dans les sermons du dominicain qui considère que Jésus est le seul vrai maître de Florence et lui, Savonarole, peut agir en qualité de prophète. Il parle d’un enfant qui quitte le port pour ne plus y revenir et vogue vers son destin pour assurer le sauvetage du peuple chrétien de Florence : et cet enfant, précise-t-il, c’est moi !

Mais une telle profession de foi politique ne pouvait pas ne pas susciter d’opposition. Ce fut une coalition hétéroclite : les anciens partisans des Médicis qui voulaient rétablir l’ancien régime, ceux qui, en ennemis jurés de celui-ci, accusaient le moine de tiédeur envers les anciens maîtres et enfin, d’autres ordres religieux, les Franciscains, par exemple, qui ne voyaient pas les choses du même œil… Même Machiavel, en fin politique qu’il était, transperça les intentions profondes du prédicateur qui poursuivait des visées mondaines sous des dehors hautement spirituels et religieux.

Les craintes de Machiavel ne seront pas démenties par les événements, notamment militaires, lorsque le roi de France réussit enfin, après de difficiles batailles, à regagner sain et sauf son royaume, abandonnant l’Italie et tous ses anciens soutiens (dont Savonarole, dans une certaine mesure) à leur sort. C’est probablement à ce moment que la fortune ne sourit plus au moine dont les adversaires s’enhardissent et gagnent le pape à leur cause. Après maintes péripéties, des interdictions de prêcher et d’enseigner s’ensuivirent. Le reste n’était plus qu’une question de temps. Savonarole ne change pas , n’écoute personne d’autre que lui-même, désormais prisonnier de son destin. Cherchait-il la mort pour couronner son existence par le martyre ? L’acte annonciateur se produisit le 18 mai 1497, l’excommunication de Savonarole est là.

La suite est connue. Le moine sera pendu avec deux de ses disciples, peu après. Ceux qui avaient voulu effacer toute trace de son passage sur terre n’ont pas réussi. Mais l’homme a commis l’erreur irréparable de mêler la religion à la politique. Il en est mort. Mais certaines de ses idées ont survécu. Et ses prêches, notamment ceux inspirés des vieux prophètes hébreux ont marqué  son temps. Et même bien au-delà.

Le prisent ouvrage est très fouillé, très érudit. Il m’est impossible dans la cadre contraint d’un simple compte-rendu d’en faire plus, bien que les développements soient si copieux. On déroule de manière détaillée, comment le frère dominicain enclenche un processus qui va le mener à sa perte. On a l’impression que des forces obscures le manipulent et qu’il n’est plus maître de son destin. Son sort semble scellé, rien ne peut plus calmer la tempête qui se l fève et va imposer sa propre vision des choses.

Comment un tel homme, formé dans les meilleures écoles théologiques va-t-il pu faire preuve d’un tel aveuglement ? Car c’est bien le terme qui convient. Toutes les mises en garde n’ont servi à rien. Mais soyons juste : de tels hommes, dévorés par l’ambition ou qui se croient investis d’une grande mission salvifique au service de leurs congénères ne se contentant jamais de demi mesures : Savonarole n’était pas un simple prédicateur mais bien un imprécateur, un prophète appelé à réformer sa propre religion. Alors, Savonarole, un martyre de la foi ? Probablement, car par certains aspects il rappelle le cas de saint Paul qui recherchait une telle fin.

De tels hommes ne pensent pas en termes historiques car leur histoire, la seule qui compte à leurs yeux est la martyrologie : on meurt pour une cause, on ne meurt pas de manière naturelle, pourrait-on dire. La mort noua apparait comme le couronnement d’une mission accomplie au service d’un idéal L’erreur tragique de Savonarole a été de croire que l’on pouvait dans risque installer sur terre une sorte de cité de Dieu.

Maurice-Ruben HAYOUN
Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à  l’université de Genève.

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