Russie: voyage dans un pays malade de sa guerre (2)

Russie: voyage dans un pays malade de sa guerre (2)

 

La galaxie Prigojine et le « Cyber Front Z »

Le sulfureux homme d’affaires local Evgueni Prigojine, qui a créé la milice paramilitaire Wagner, a fait construire en un temps record son Wagner Center, sorte de tour de bureaux « patriotique ». Une des émanations de la galaxie Prigojine est le « Cyber Front Z », une armée d’agitateurs numériques lancée en avril 2022.

Tous les week-ends, le groupe anime des soirées-débats dans un bar renommé Patriot, sur les quais de la Neva. Et peu importe si le menu propose des frites et des hamburgers bien peu patriotiques. Ici, on parle valeurs traditionnelles, foi orthodoxe et soutien aux troupes. Sur les murs, des écrans diffusent des vidéos promotionnelles de l’armée. Iegor, un dirigeant du Cyber Front qui se dit engagé dans une véritable guerre de l’information contre l’Occident, déclare :

« Il fallait une riposte aux réseaux occidentaux et à leur influence néfaste, leur couverture biaisée de l’opération spéciale. Peu importe ce qu’on pense du déroulement de l’opération, les Russes qui ne soutiennent pas notre leadership coûte que coûte sont des traîtres. »

D’autres Saint-Pétersbourgeois sont entrés en résistance. La journaliste indépendante et grande amatrice de poésie Galina Artemenko, respectée au sein de la société civile locale, fait partie des nombreux groupes de volontaires qui viennent en aide aux réfugiés ukrainiens. Collecte d’aide humanitaire ou médicale, assistance lors de rendez-vous administratifs… Elle confie :

« C’est aussi une façon de témoigner notre opposition à ce qui se passe. Et puis je ne pouvais pas rester sans rien faire. »

Galina raconte pourtant que certains réfugiés – du Donbass, de Marioupol, notamment –, conditionnés par des années de propagande russe, ont dénoncé aux autorités ces Russes qui les aidaient comme opposants au Kremlin ! Entre Russes aussi, les dénonciations augmentent. En janvier, un couple a été arrêté dans restaurant, dans le sud du pays, pour avoir tenu des propos contre la guerre : il avait été signalé à la police par un autre client. Des cas qui en disent long sur les fractures au sein d’un pays divisé et confus.

« Personne ne comprend où va le gouvernement »

A 2 000 kilomètres à l’est, dans l’Oural – frontière orientale de l’Europe –, Nijni Taguil n’a pas grand-chose à voir avec Saint-Pétersbourg. Par moins 10 °C, impossible de compter les cheminées, trop nombreuses, qui voilent de vapeur et de smog le bleu glacé du ciel. Si elle n’est pas exactement une monogorod (« monoville ») constituée autour d’une seule industrie, Nijni Taguil, 400 000 habitants, est bien l’un des poumons industriels russes. Fin 2011, elle avait même été surnommée dans les médias « Poutinegrad », des ouvriers de la ville ayant promis au président russe de mater eux-mêmes d’éventuelles manifestations contre son retour au pouvoir.

OuralVagonZavod (OVZ), l’un des deux gigantesques kombinat (complexes) qui emploient une bonne partie des habitants, est depuis quatre-vingts ans la plus vaste unité de production de tanks au monde. Ironie de l’histoire, l’usine s’est installée à Nijni Taguil en 1941, en provenance… de Kharkiv, la ville ukrainienne aujourd’hui sous les bombes russes. Devant l’entrée principale, le monument en hommage à la victoire de 1945 est un fringant char soviétique. A 20 mètres seulement, une église. Guerre et religion, une image troublante qui n’étonne plus dans la Russie en guerre.

Dans ce « district Dzerjinski » – en hommage à l’impitoyable fondateur de la police politique soviétique, le NKVD – trône un autre monument à la gloire des tanks russes. Alexeï, 36 ans, laisse son fils jouer sur cette réplique d’un modèle T-72. L’homme est lui aussi employé par OVZ :

« Tout ce que je peux dire, c’est que nous sommes fiers de participer à la défense de la patrie. »

Un avis maintes fois entendu à Nijni Taguil, qui a retrouvé un rôle central au gré de la militarisation de plus en plus marquée de l’économie russe, une part conséquente du budget ayant été redirigée vers la Défense. En novembre dernier, Dmitri Medvedev, l’ancien président libéral devenu faucon du régime, visitait l’usine en pardessus de cuir d’allure soviétique. Essentiellement pour demander aux chaînes de production d’accélérer la cadence. Sauf qu’avec la mobilisation, les ouvriers manquent. Selon plusieurs sources – dont l’administration pénitentiaire –, OVZ fait désormais également appel à des prisonniers, comme à l’époque du goulag…

Mais même dans l’ancienne « Poutinegrad », tout le monde n’est pas ravi de la tournure des événements. Nikolaï Nemytov, un ancien ingénieur des chemins de fer, explique : « Je veux bien croire qu’il y avait un problème de nationalisme en Ukraine et qu’il fallait faire quelque chose, mais personne ne comprend où va le gouvernement ni quels sont ses objectifs. »

Nadejda et Anton Jouravlev, deux anciens ouvriers, voulaient, eux, faire bouger les lignes en lançant leur mouvement politique « Du changement à Taguil ! ». Des efforts balayés par la guerre. « Les gens d’en bas n’ont rien en Russie, et ce conflit ne va rien arranger, peste Nadejda. A Taguil, on travaille dur, et on ne pose pas de questions. Mais ne croyez pas que tout le monde soutient aveuglément tout ça. Simplement, les gens ont encore plus peur de parler. Mais ça changera. »

Julian Colling, en Russie (à Moscou, Saint-Pétersbourg, Syktyvkar et Nijni Taguil)

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