Carol Mann, Nous partons pour une destination inconnue. Femmes juives pendant la Shoah en France (Albin Michel)

 

Décidément, l’incroyable horreur, l’insupportable calvaire des juifs au cours de la seconde guerre mondiale, ne sera jamais entièrement couvert ni décrit par les historiens, les philosophes, bref par tous ceux qui pensent et mettent le fruit de leurs réflexions et de leurs recherches au service des autres, et principalement de tous ces morts sans sépulture..

Dans le présent ouvrage que je me fais un devoir de recenser au plus vite, c’est un aspect assez méconnu qui est traité : le cas des femmes qui, contraintes de faire face à la catastrophe, pensent encore et toujours, non point à elles-mêmes mais plutôt au sort de leurs chers enfants ou maris laissés derrière elles, elles qui partent pour une destination inconnue… Terrible euphémisme pour la mort.

Voici un exemple de toutes ces bouteilles à la mer que ces malheureuses, semblables à des marins condamnés dans une mer démontée, ont laissé derrière elles comme les cailloux du Petit Poucet ; l’émotion nous étreint quand on tente de déchiffrer l’un des messages, écrits à la hâte et jetés du train ou dans d’autres circonstances, reproduits ici sur la couverture : Paulette ( ?) nous sommes prises, maman et moi, par pitié, envoyez un docteur pour sauver les enfants, mes pauvres chéris, ayez pitié d’eux… nous partons de suite…

De tels messages sont conservés au Mémorial de la Shoah et selon l’auteur, certains n’avaient encore jamais été lus. C’est dire l’importance de ce travail. Impossible, hélas, de tout citer, mais je ne résiste pas à l’émotion en lisant le mot du petit Simon en octobre 1942, retenu avec sa mère au camp de Drancy.

Il salue son père, ses frères et sœurs et ensuite parle de sa mère qu’il console et réconforte car elle pleure tout le temps… Parfois aussi, ce sont les cheminots qui expriment leur émotion devant l’horreur des trains à bestiaux chargés d’hommes et de femmes, défilant sous leurs yeux. Ils ramassent parfois les billets, les papiers que les déportés jettent du train…

Carol Mann trace dans une éclairante introduction le statut social des femmes juives d’Europe, à la fois occidentale et orientale. L’image est assez contrastée, selon qu’on s’intéresse aux femmes juives, immigrées d’Europe de l’Est ou à celles, nées en France et qualifiées d’Israélites françaises, moins proches de la tradition religieuse, tout en ayant conservé un peu du lien avec leur religion de naissance.

Il y eut tant de dissensions internes en raison des disparités sociales et linguistiques de ces deux groupes. Et cela ne date pas d’hier, puisque les juifs bordelais ou du Comtat-Venaissin, à la fin du Moyen Age, sentaient leur statut de citoyens intégrés remis en question par ces juifs venus d’ailleurs et considérés comme peu présentables…

Cela valait des femmes, aussi. Notamment celles qui tenaient salon à Berlin, Paris ou Londres et recevaient chez elles les célébrités du moment. L’auteur n’oublie pas de dire un mot des artistes (peintres et comédiens de théâtre) qui firent un sort à «la femme juive» de leurs fantasmes…

Le cas de Sarah Bernard est édifiant, surtout quand on sait qu’elle s’était convertie. Mais aux yeux des antisémites, elle restait désespérément juive. La haine conduisit ces malades d’antisémitisme à brûler ce qu’ils avaient feint d’adorer précédemment.

Mais la masse des femmes juives vivant à cette époque là en France ne sont pas des personnalités éduquées et instruites, comme le seront des réfugiées allemandes et autrichiennes qui viendront chercher asile sur les bords de la Seine.

Et ce sont ces mêmes femmes, peu instruites, à peine locutrices du français, qui vont prendre en main l’organisation du quotidien, transmettant à leurs enfants, quand elles le pouvaient, des bribes de la tradition juive. Certaines n’étaient pas mariées, ce qui leur permettait d’échapper à la pensante tutelle familiale, si marquée dans d’autres milieux pourtant favorisés.

Certaines avaient émigré seules des pays de l’Est européen et purent entamer des études supérieures. Petit à petit, par la force des choses et sous la pression des événements, les femmes s’affirmaient face à leurs époux ou à leurs familles, peu habitués à ce type d’émancipation féminine.

On note qu’entre la Grande Guerre et le milieu des années trente, près de deux cent mille juifs étaient venus vivre en France. Ce n’était pas faute d’avoir essayé de s’installer dans d’autres pays comme le Royaume Uni ou les USA mais ces deux pays avaient établi un numerus clausus qui en interdisait l’accès aux étrangers.

Enfin, un élément a joué un grand rôle dans l’assimilation et l’enracinement de toutes des femmes juives en France : c’est la sécularisation incontournable qui grignotait l’espace d’une tradition de plus en plus appauvrie, car coupée de son terreau naturel en Pologne et dans l’empire tsariste…

Comme tous les immigrés, ces personnes se rassemblaient dans les mêmes quartiers, fréquentaient les mêmes restaurants comme en Pologne ou Russie tsariste… Ils transposaient en France qe qui leur était heimisch, de chez eux.

On pourrait broder sur ce plat de lentilles de la culture européenne qui fut acquise au prix des piliers de l’identité juive, notamment religieuse. J’ai aussi relevé l’attitude des institutions religieuses de l’entre-deux-guerres, le Consistoire notamment dont les idées et le comportement se rapprochaient jadis plus des libéraux et des réformés que des orthodoxes et des conservative… On a même reproché à un célèbre grand rabbin de l’époque, devenu par la suite grand rabbin de France, d’avoir tenté d’entretenir des relations convenables avec des Croix-de-feu du colonel de la Roque…

Mais ce n’est pas le plus important dans ce livre qui redonne vie à des morts, le plus souvent sans sépulture et dans des conditions d’horreur absolue. De page en page, je croyais avoir senti l’émotion la plus vibrante, mais non, je me trompais, le pire était à venir… Les lettres des enfants et des femmes mais aussi celles des époux : notre cœur saigne à leur lecture car tous ou presque pensaient revenir pour renouer avec une vie normale.

L’auteur de ce livre a redonné voix à des êtres qui sont morts dans la solitude la plus absolue.

J’ai un peu réfléchi et un verset biblique s’est imposé à moi, plus exactement un verset du Cantique des Cantiques (7 ; 11) ; on y parle de vin qui coule dans les lèvres des dormeurs (dovévé sifté yeshénim). L’ancienne tradition juive, toujours prompte à dégager une signification éthique plus profonde a préféré l’énoncé suivant : remuer, faire bouger les lèvres des gisants, ceux qui ne sont plus là pour parler, défendre leur cause, leur droit à la vie et leur fidélité au judaïsme de leurs pères.

L’auteur de cet ouvrage l’a fait. Grâce lui en soit rendue.

Maurice-Ruben Hayoun

Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à  l’université de Genève. Son dernier ouvrage: Joseph (Hermann, 2018)

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