L’Homme et l’argent au regard de la sagesse juive

En hébreu, le mot le plus couramment utilisé pour désigner l’argent — « kessef » — à la même racine que « désir ». Cette racine commune n’est pas fortuite : l’argent, par son universalité, renferme la promesse de la réalisation des désirs*. Mais cette promesse comporte une ambiguïté : l’Homme va-t-il faire de l’argent un usage narcissique ou spirituel ?

La Torah nous offre une belle illustration de la vocation spirituelle de l’argent dans la paracha Haye Sarah (Genèse, Chapitres 23-25). Pour enterrer sa femme Sarah, Abraham tient à acheter le champ contenant le caveau de Mahpela à son propriétaire, Efron, alors que celui-ci était prêt à le lui concéder gratuitement. Par cette acquisition — « kinian » en hébreu —, il marque son droit de propriété de façon plus claire sur cette terre, dont il pressent qu’elle sera contestée à sa descendance. Il manifeste aussi vis-à-vis de Sarah un désir totalement désintéressé et spirituel, puisqu’il est sans espoir de retour. Cette forme de désir s’oppose au désir égotique qui fait de l’autre l’instrument de l’assouvissement d’un besoin et qui s’éteint une fois ce besoin satisfait. C’est la forme de cette acquisition du champ par Abraham qui servira de base à l’établissement des procédures de mariage[1].

Un autre mot pour désigner l’argent est « damim », qui correspond au pluriel du mot sang — « dam ». Cette association nous renvoie de nouveau à l’ambiguïté de l’argent : par sa circulation, il permet le don, l’échange, et donc la vie, mais il peut se transformer en vecteur de violence et de mort quand il est associé au manque et à l’indigence, lorsqu’il suscite des comportements d’envie, d’orgueil et de toute puissance ou qu’il se transforme en instrument de pouvoir et d’asservissement.

Le judaïsme résout cette dualité de l’argent en lui conférant une fonction réparatrice et spirituelle. D.ieu nous a laissé un monde rempli d’injustices, mais celles-ci sont présentes à dessein : en les réparant — selon le principe du « tikkoun olam », la réparation du monde —, l’Homme va développer son sens de la charité, son « hessed » — bonté —, son souci de l’autre.

« Il y aura toujours des nécessiteux dans le pays ; c’est pourquoi, je te fais cette recommandation : ouvre, ouvre ta main à ton frère, au pauvre, au nécessiteux qui sera dans ton pays ! », lit-on dans le Deutéronome, Chapitre 15.

Le verbe « payer » se dit en hébreu « leshalem », qui a la même racine que « lehashlim », c’est-à-dire « compléter », « parfaire ». Mais on trouve aussi dans « leshalem » le mot « shalom », la paix. Comme l’explique l’économiste Richard Sitbon[2]Richard Sitbon, L’économie selon la Bible. Vers un modèle de développement, Eyrolles, 2013, 238 p., le mot hébreu « evyon », qui désigne le pauvre, partage ses quatre premières lettres avec le mot « oyev », l’ennemi. Le mot « messkin », qui désigne le misérable, s’écrit exactement de la même façon que « messaken », qui signifie « menacer ». Ainsi, la misère est un mal à combattre vigoureusement et, si elle n’est pas réparée par l’Homme, peut devenir porteuse de conflit et de violence. Par l’acte de charité, l’Homme sanctifie le monde que D.ieu lui a confié et c’est à cette seule condition qu’il peut recevoir l’abondance et jouir de la terre que D.ieu lui destine.

Ainsi, toujours dans le Deutéronome, Chapitre 15, lit-on : « À la vérité, il ne doit pas y avoir d’indigent chez toi ; car l’Éternel veut te bénir dans ce pays que lui, ton D.ieu, te destine comme héritage pour le posséder. Mais c’est quand tu obéiras à la voix de l’Éternel, ton D.ieu, en observant avec soin toute cette loi que je t’impose en ce jour. »

La recherche du profit et de l’abondance est clairement encouragée dans les textes bibliques. À de nombreuses reprises dans la Torah, D.ieu promet à ses fils l’abondance et la prospérité. Mais le plus grand écueil face à la réussite matérielle est le péché d’orgueil. L’Homme peut et doit rechercher la prospérité, mais celle-ci est conçue comme une bénédiction divine. L’homme riche ne doit pas s’attribuer le mérite de sa fortune et doit la considérer plutôt comme la responsabilité d’établir la justice au nom de D.ieu.

Ainsi, dans le Talmud de Babylone, traité Nidda page 70 b, on demanda à Rabbi Hiya : « Que doit faire l’homme pour s’enrichir ? » « Il doit s’investir dans le commerce et agir avec honnêteté. » On lui dit : « Beaucoup ont agi de la sorte et ils n’ont pas réussi ! » « En fait, il faut demander miséricorde à l’Eternel à qui appartient la richesse, comme il est dit (Aggée II) : “L’argent est à moi, et l’or est à moi, dit l’Éternel.” »

Pour ne pas céder au péché d’orgueil, il est aussi recommandé de faire preuve de décence dans l’utilisation de sa richesse. Dans le Lévitique, chapitre 32, on peut lire : « Parle à toute la communauté des enfants d’Israël et dis-leur : “Soyez saints ! Car je suis saint, moi l’Éternel, votre D“ieu.” » Pour Nahmanide, la sainteté signifierait se limiter dans la jouissance du monde, même dans les domaines où la Torah n’a pas posé d’interdit.

Le peuple juif a fixé sa conception spirituelle de l’argent dans ses lois. [3]

Certaines d’entre elles, comme la Tsédaka[4]ou la Péa[5], constituent des formes d’impôts servant à prêter assistance aux nécessiteux. Les lois relatives à l’éthique des affaires interdisent des pratiques d’évasion fiscale, de manipulation des cours des denrées ou de tromperie commerciale[6]. D’autres commandements visent à éviter que se pérennisent des situations de détresse financière, comme l’annulation des dettes au terme de la septième année du cycle agricole[7]. Cette année, appelée « Shemita » — de l’hébreu « leashmit » qu’on pourrait traduire par « lâcher prise »[8] —, correspond au « chabbat de la terre », où il est interdit d’ensemencer et de labourer les champs et où les fruits de la terre sont mis à la disposition de tous[9]. Les situations d’asservissement et d’exploitation sont limitées par l’obligation de libérer ses esclaves hébreux au terme de six années, une loi de portée révolutionnaire dans le contexte de l’époque. Cette loi évite que des personnes conduites à se vendre comme esclaves pour faire face à leurs dettes ou aux autres aléas de l’existence ne soient enfermées toute leur vie dans ce statut. La loi encadre d’ailleurs très strictement le statut d’esclave, imposant au maître l’obligation de ne pas leur imposer de travaux humiliants et de les considérer également à lui en ce qui concerne l’alimentation, l’habillement et le logement[10]. En outre, comme le note Elie Munk,[11] « La Bible établit un lien personnel entre le salarié et son travail lorsqu’elle accorde au travailleur agricole le droit de manger des raisins à son gré pendant son travail ». Nous reconnaissons ici le principe essentiel de participation du salarié à la production et au résultat.

D’autres lois, enfin, ont pour fonction d’éviter une trop forte concentration des richesses. Ainsi en est-il de l’interdiction du prêt à intérêt, qui est considéré comme une source d’enrichissement indu pour le prêteur et comme une forme de mort économique pour l’emprunteur. [12]D’ailleurs, il est recommandé au prêteur de ne pas se comporter envers l’emprunteur « comme un créancier » (Exode, Chapitre 22), ce que Rachi interprète par : « Si tu sais qu’il n’a pas, ne te conduis pas envers lui comme si tu lui avais prêté, mais comme si tu ne lui avais pas prêté ; autrement dit ne l’humilie pas. »

Un autre exemple de loi encadrant la répartition des richesses est celle du « Yovel »[13] — jubilé —qui prévoit que les terres ne puissent être vendues que pour des périodes de cinquante ans et retournent à leur propriétaire initial l’année du jubilé, qui suit la fin du septième cycle agricole de sept ans[14]. Comme l’explique Elie Munk[15]La Voix de la Torah, Lévitique, Chapitre 25, « ainsi [par la loi du Yovel] se trouvait rétablie la répartition initiale et égale du pays, le cumul permanent de la propriété agraire en peu de mains était rendu impossible et les gens acculés à la misère par leur propre faute ou par malchance se voyaient offrir une seconde chance. »

On aperçoit au passage la portée symbolique du chiffre sept, qui, à l’instar du chabbat, vient toujours marquer une pause dans l’ordre économique, établissant sa subordination à la sphère spirituelle. Il vient rappeler que toutes les richesses appartiennent à D.ieu et que des principes supérieurs encadrent les lois du profit et du marché : dignité et liberté humaine, solidarité, fraternité, humilité et égalité de tous devant D.ieu.

Quand ces principes supérieurs sont oubliés, l’argent devient un bien recherché pour lui-même et cette recherche asservit le cœur humain. L’argent, dont la vocation était de servir D.ieu, devient alors lui-même un dieu, à l’image du veau d’or. Déjà au VIIIe siècle avant J.C., le prophète Amos s’était élevé contre ce penchant funeste du peuple d’Israël, les riches dépouillant les pauvres pour se bâtir des maisons d’ivoire où ils festoyaient somptueusement.

Depuis la Révolution Industrielle, cette divinisation du profit s’est renforcée, l’argent étant sorti des limites dans lesquelles il était jusqu’ici enfermé. L’économiste Karl Polanyi décrit en détail ce processus de « désencastrement du marché » dans son livre La Grande Transformation. « Dans la société de marché, ce n’est plus l’économie qui est encastrée dans la société, mais la société qui se retrouve encastrée dans sa propre économie », explique Polanyi. L’étape ultime pour que se forme une société de marché cohérente et généralisée est la marchandisation de l’activité humaine — le travail —, de la nature — la terre — et de la monnaie. Ces biens ne sont pas des marchandises car ils n’ont pas été produits ou ne l’ont pas été pour être commercialisés. Pourtant, le marché leur accorde un prix — le salaire pour le travail, la rente pour la terre et le taux d’intérêt pour la monnaie — comme aux autres marchandises. Les lois bibliques susmentionnées sur l’intérêt, le travail des employés et la terre ont justement pour fonction de protéger ces biens essentiels de la recherche sauvage du profit, marquant leur caractère inaliénable et leur appartenance spirituelle.

Issus des dérives de l’argent sans maître, les totalitarismes fasciste et communiste et la crise des années 30 ont marqué le début d’un ré-encastrement du marché dans la société. Au sortir de la guerre, la renaissance de la société de marché dans un cadre social-démocrate a permis un développement économique et social plus harmonieux et équitablement partagé que pendant la première phase du capitalisme industriel. Mais depuis les années 70, on voit se reproduire le scénario de l’argent roi et du « marché total » : déréglementation du marché du travail, mise en concurrence de la main d’œuvre à l’échelle mondiale, abaissement des normes sociales, recherche effrénée du rendement financier, dérégulation financière, avantages fiscaux aux plus hauts revenus, généralisation des pratiques d’évasion fiscale pour les multinationales et les ultra-riches, étalage obscène de l’argent, privatisations des services publics, marchandisation du corps et des données personnelles, recul de l’État-Providence, effacement des capacités régulatrices des États-Nations face au marché, acquisition de nouvelles positions dominantes par les leaders de chaque industrie, captation du pouvoir politique par les grands groupes, conquête du nouveau « marché de l’attention » par les géants du high-tech, inflation des ressources de base… Ces mutations accompagnent un nouveau mouvement de concentration des richesses et de relégation des catégories modestes, sur fond de surendettement et d’instabilité financière, sociale et politique.

Face à cette crise profonde d’une société de marché en perte de repères, des penseurs comme l’anthropologue David Graeber appellent à une amnistie générale des dettes, se référant explicitement à la loi biblique de la Shemita[16]. En effet, comme l’explique Richard Sitbon,[17] « Plutôt que d’accompagner les crises en injectant des sommes considérables dans les économies, il s’agirait [avec le Yovel et la Shemita] de devancer les crises. Pour ce faire, il faudrait amorcer un processus de réflexion et de redistribution qui permette à la société, en anticipant ces cycles naturels, d’éviter le prix social des crises […] ». Cette démarche active et lucide serait salutaire pour une Humanité qui n’a jamais eu autant besoin de « lâcher prise » par rapport à ses nouvelles idoles.

Source : yedia.org – Par Steve Ohana

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Habibi

Divinise toi, et tu feras un bel et bon usage de ton argent…démonise toi, et le pervers guidera l’usage que tu en fais… tout est dit en peu de mots.