Atlantico : A l’occasion de la sortie du jeu IS Defense, édité par Destructive Creations, au mois d’avril 2016, l’agence de presse Reuters a initié un débat sur la place du jeu vidéo dans la propagande des Etats. L’intrigue de IS Defense se déroule en 2020, alors que l’Europe est malmenée par l’EI, et permet d’incarner des troupes de l’OTAN luttant contre le terrorisme. Dans quelle mesure peut-on parler de propagande ? D’autres exemples existent-ils dans l’histoire du jeu vidéo ?

François-Bernard Huygue : Ce jeu repose sur une fiction politique : face à Daech, qui aurait progressé dans toute l’Afrique du nord puis jusqu’en Europe, le joueur tient un nid de mitrailleuses qui repousse les hordes génocidaires.

Les joueurs sont sensés être de l’Otan, sans que l’on précise de quelle armée nationale, histoire que cela marche dans tous les pays. Il est difficile de faire un message plus manichéen que celui-là : combattez le Mal absolu. Cela fonctionne sur un double mécanisme. Identification d’une part puisque, voyant le monde comme en caméra subjective, vous vous sentez chargé de sauver l’humanité, qui dépendra de la vitesse de vos pouces et jouissez de voir tomber vos agresseurs. Distanciation à l’égard de l’autre, puisque ces gens n’ont pas de visage, pas de motivation sinon la haine absolue, pas de discours : les machines et les ennemis tombent en vagues successives.

Ce n’est pas tout à fait nouveau : c’est le principe du First Person Shooter apparu dans les années 1990 ; l’immersion dans une pseudo réalité visuellement très riche et très ludique mais idéologiquement pauvre puisque le contact avec un monde de pure hostilité passe par la machine, arme, viseur ou autre qui amplifie votre puissance. Dès les années 1990 on voit apparaître aux États-Unis des jeux de ce type. Ils ont une fonction utilitaire (entraîner de vrais combattants, les familiariser avec les tâches qu’ils auront à accomplir) mais ils se prêtent aussi (sans parler de l’aspect commercial) à une fonction imaginaire – aider le public des joueurs à intérioriser une vision du monde avec des amis et des ennemis, à participer d’une communauté combattante/idéologique fantasmée. Bénéfice collatéral : ce monde virtuel où l’on s’immerge crédibilise la version officielle (le storytelling) : nous sommes le camp du Bien et de l’Universel, nos frappes ne tuent que des ennemis du genre humain, etc. On peut même rétroactivement reconstituer la guerre du Vietnam ou la traque de Ben Laden. Voyez, faites et croyez. Cela explique les investissements que fait l’armée américaine (deux millions de dollars dès 2002 dans American’s Army) pour cette opération de persuasion et simulation.

Petit hiatus : ce système fonctionne au profit du « fort », l’Occident, société de l’information qui maîtrise les images, mais le « faible » peut détourner la technologie. Avec un petit bidouillage informatique, on peut remplacer l’Israélien par un Palestinien, l’Américain par un Irakien, le héros occidental par un jihadiste, etc, et changer le sens politique d’une dramaturgie immuable.

Etienne Augé : La propagande, c’est le contrôle des croyances. Penser qu’en 2020, l’Etat islamique sera encore l’ennemi principal de l’Europe relève de la croyance puisqu’on ne peut jamais s’appuyer sur des bases précises lorsqu’il s’agit de prévoir l’avenir. Par le passé, de nombreuses organisations se sont servis du jeu vidéo pour disséminer leur propagande. En plus des exemples que vous citez (American’s Army ; la reprise de GTA – Grand Theft Auto, transformé en Grand Terrorist Attack  ou encore Special Operation 85: Hostage Rescue ; un FPS iranien visant à promouvoir le droit à l’Iran au nucléaire), j’aimerais évoquer Special Force 2 (2007), utilisé par le Hezbollah après la guerre contre Israël de 2006, et où le joueur se met dans la peau d’un combattant du parti de Dieu. Il existe également de très nombreux Serious Games dont l’objectif principal est l’apprentissage de façon ludique. Il existe un très bon cours en ligne développé par mon université à ce sujet.

Dounia Bouzar estime que le premier volet du jeu Assassin’s Creed favorise la radicalisation djihadiste car le joueur incarne un personnage asexué qui décapite les représentants de l’ordre établi. Jean-Luc Mélenchon s’était également attaqué à cette série, pour son dernier épisode (Unity, qui met en scène la Révolution française) qu’il jugeait « antirévolutionnaire, portant la haine de la révolution ». Sans faire l’objet d’une propagande directe, certains jeux ne sont-ils pas effectivement vecteurs d’une idéologie ou d’un message politique ? Quels sont ceux que l’on peut citer et quelle est leur portée ?

François-Bernard Huygue :Assassin’s Creed repose sur un schéma particulier : une secte comme celle des Hashishins Nizarites (dont parlait déjà Marco Polo) traverse les siècles et accomplit des missions. Le héros tueur rencontre donc des situations historiques réelles dont la représentation est évidemment liée à des interprétations. Les reproches que vous évoquez sont exactement ceux que l’on fait au cinéma depuis plus d’un siècle : il « habituerait » à une violence distanciée par le jeu, présentée comme un comportement « normal » et, par ailleurs, il « refléterait » la vision politique des dominants. Ces propos politiquement corrects trahissent un désir de censure plus inquiétante que les présumés dégâts psychiques que causerait à la jeunesse l’exécuteur d’élite.

Mais il existe aussi des jeux qui permettent de faire subir le pire à son adversaire politique ou de lutter en images contre un système, capitaliste ou autre : celui qui y joue a, a priori, déjà choisi son camp et trouve là une manière de manifester une hostilité avouée contre des représentations adverses. Prenez un « classique » comme Grand Theft Auto, changez les personnages et vous pourrez vous défouler sur qui vous haïssez. C’est une variante agressive et interactive du principe du détournement ou de la parodie qui fonctionne si bien en ligne.

Etienne Augé : Le jeu a par définition vocation à faciliter l’apprentissage. Tout comme un film hollywoodien ne peut pas être historiquement précis car il répond à une logique commerciale de narration, un jeu vidéo ne peut pas servir de cours d’histoire ou de sciences politiques. Il peut permettre un apprentissage dans le cas des Serious Games, mais dans le cas d’un jeu de pur divertissement, on ne peut pas s’attendre à tout connaître de la Révolution française en jouant à Assassin’s Creed. Mélenchon exagère comme toujours en parlant de Unity, car il ne prend pas en compte la dimension purement ludique de ce volet. Il aurait raison si le but était d’empêcher la Révolution ou de décimer les Sans-culottes, mais dans ce cas précis, le Paris révolutionnaire sert uniquement de toile de fond. Le scénario est politiquement orienté car le héros sauve quelques condamnés à la guillotine, mais Mélenchon a le culte de la Révolution et ne semble pas admettre qu’elle a également été extrême à plusieurs niveaux.

Il faut donc se méfier de l’information que l’on reçoit des jeux vidéo mais ça vaut pour tous les médias, y compris pour les grands quotidiens. Il faut être critique par rapport à l’information, qu’elle nous parvienne d’un jeu vidéo ou d’un journal télévisé. Il n’existe pas de médias objectifs, et il n’y en aura jamais.

A quel point ces jeux sont-ils susceptibles d’influencer politiquement les jeunes Français ? Des jeux comme American’s Army ont-il un écho hors des Etats-Unis ? Contribuent-ils à la promotion des intérêts américains à l’étranger ? La France utilise-t-elle des moyens comparables ?

François-Bernard Huygue : À ma connaissance notre pays ne pratique pas ce type d’influence.

Du reste, nos militaires sont très réticents face à tout ce qui semblerait avoir des connotations idéologiques (cela remonte peut-être au traumatisme des opérations psychologiques de la guerre d’Algérie) : ils se présentent plus volontiers comme une armée républicaine qui ne « manipule pas ». D’ailleurs imaginez les articles si l’on découvrait que l’Armée vise le cerveau de nos bambins.

Aux États-Unis où existe une solide tradition de collaboration entre Hollywood et le Pentagone pour encourager les films qui reflètent les valeurs américaines, les choses sont différentes.

Quant à l’effet supposé d’un seul jeu vidéo sur des jeunes, américains ou non-américains, il est impossible à mesurer par rapport à l’effet général du soft power américain, c’est-à-dire de l’ensemble des images – d’Hollywood à Harvard ou de Microsoft à Mac Donalds – qui véhiculent un modèle culturel U.S. et la désirabilité d’un mode de vie. Mais il contribue certainement au contrôle idéologique global.

En quoi le jeu vidéo est-il un médium particulièrement adapté à la propagande ?

François-Bernard Huygue : Il cumule, de ce point de vue, les avantages du cinéma ou de la télévision comme monde hypnotique d’images que l’on absorbe et l’illusion de la participation. Vous avez, en effet, le sentiment d’exercer votre liberté, de lutter, de vous engager, mais dans un monde fabriqué par d’autres : la finalité est prédéterminée et les rôles sont stéréotypés. Et, évidemment, il y a une dimension sociologique et générationnelle : on s’adresse à des jeunes, souvent sceptiques à l’égard des mass médias d’information, prêts à consacrer un temps considérable de cerveau humain à un type d’activité familier, et souvent en communauté en ligne.

Etienne Augé : La propagande utilise tous les médias dont elle peut disposer. On parle de médias passifs, comme la télévision ou la radio qui se consomme sans interaction, mais également de médias actifs comme les médias sociaux ou les jeux vidéo où le joueur pense avoir du contrôle. C’est précisément là où la propagande peut avoir un impact fort. Le joueur pense tout contrôler et ne pense pas qu’il peut également se faire diriger à l’intérieur du jeu. On lui fournit des options mais le choix est en fait limité. C’est une stratégie de propagande de prétendre donner une grande liberté de décision alors qu’on oriente le joueur vers un but final qui le récompense. On peut également introduire des éléments, comme la publicité, qui peut le pousser à consommer ou agir en fonction d’une certaine influence extérieure. Le jeu vidéo est un outil formidable de propagande car de manière ludique, l’éducation du joueur se fait de façon efficace. Son but est de gagner, donc d’être récompensé pour ses bonnes actions. Tous les jeux ne sont pas identiques dans leur processus mais les FPS en particulier sont de très bons vecteurs de propagande qui devraient être encore plus utilisés à l’avenir.

Etienne Augé

Étienne Augé est spécialisé en propagande et diplomatie publique. Il a enseigné la communication et le cinéma de masse pendant dix ans au Liban et en Europe centrale. Il est aujourd’hui « Senior lecturer » en communication internationale à l’Université Erasmus de Rotterdam, et vient de publier son premier roman, Loubnan.

 

François-Bernard Huygue

François-Bernard Huyghe est directeur de recherches à l’IRIS.

Il enseigne sur le campus virtuel de l’Université de Limoges, au Celsa Paris IV à l’IRIS et à l’Institut des Hautes Études Internationales.

Spécialiste des stratégies de l’information (chercheur à l’Iris responsable de son Observatoire Géostratégique de l’Information) il est l’auteur de nombreux ouvrages – dont « La Soft-idéologie » (Robert Laffont ), « l’Ennemi à l’ère numérique » (PUF),  « Comprendre le pouvoir stratégique des médias » (Eyrolles), « Maîtres du faire croire de la propagande à l’influence » (Vuibert), « Les terroristes disent toujours ce qu’ils vont faire » (avc A. Bauer, PUF), et « Terrorismes, Violence et Propagande » (Gallimard).

Son dernier ouvrage : « Gagner les cyberconflits Au-delà du technique » (Vuibert).

Son site internet est le suivant : www.huyghe.fr

 


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