Le renouveau juif  au XX ème siècle avec Franz Rosenzweig (2)par Maurice Ruben Hayoun

C’est une réappropriation d’un élément juif vital qu’on apprend avec passion parce qu’il fait partie de soi.

Rosenzweig n’a jamais prétendu être un savant du judaïsme, l’échange avec les auditeurs de son Institut… n’était pas vertical mais horizontal : chacun pouvait apporter son propre vécu juif.

Il soulignait qu’aucun des enseignants de son Institut n’aurait été admis dans des structures universitaires classiques. Le but recherché était de faire revivre le judaïsme et non de le codifier dans des livres desséchants. C’est la thèse de son texte intitulé Bildung und kein Ende, traduit dans notre livre (voir note 1).

Rosenzweig introduit une subtile distinction entre les différentes catégories de «livres juifs» : un juif n’est pas juif simplement parce qu’il traite de matières juives, car, dans ce cas, tous les livres rédigés par des théologiens protestants seraient des livres… juifs alors que leurs auteurs les ont publiés pour précisément critiquer ou réfuter les enseignements de la Tora et dévaloriser les mitswot.

Cette étude sans fin, cette diffusion livresque du judaïsme n’apportent rien à sa vie. Bien, au contraire, elles transforment le judaïsme en un objet muséal. Or, en raison de sa propre expérience personnelle, Rosenzweig est devenu extrêmement sensible au risque de disparition du judaïsme.

Puisque lui-même avait échappé à l’apostasie de justesse. C’est un vécu qui guidera toujours sa plume et sa parole quand il traitera du judaïsme. Entre lui et sa foi, nulle séparation entre le sujet et son objet d’étude puisque les deux étaient indissociables.

De son amitié et de sa collaboration avec Martin Buber, notamment pour la traduction de la Bible hébraïque en allemand, nous retiendrons que les deux hommes ont presque créé une nouvelle langue afin de la débarrasser des concepts chrétiens qui lui servaient de substrat depuis la traduction de Martin Luther.

Buber n’avait pas du tout la même conception du judaïsme que son ami. Il jugeait inconcevable que la Révélation du Sinaï ait pu avoir une législation pour contenu. La communication entre Dieu et les hommes allait bien au-delà : comment penser qu’une telle théophanie ait pu se limiter à une série de lois positives ou négatives ?

Et en effet, Buber ne respectait pas les commandements tels qu’ils étaient formulés dans la Bible et interprétés par le Talmud. Cela donna à Rosenzweig l’occasion de lui adresser une véritable lettre ouverte, intitulée Les bâtisseurs (Die Bauleute).

Le sous titre est encore plus important puisqu’il s’intitule, De la Loi.. On peut en lire la traduction annotée dans mon livre.

Rosenzweig avait l’habitude de placer un verset biblique en exergue de toutes ses lettres ouvertes. Pour Les bâtisseurs, il choisit le verset du prophète Isaïe qui correspondait le mieux à son propos : Tous tes fils sont des disciples de Dieu, et grand sera la paix de tes fils (Is. 54 ; 13). Et il ajoute l’interprétation talmudique suivante : ne lis pas tes fils mais tes bâtisseurs.

Il y a un jeu de mots talmudiques qui explique le titre choisi par Rosenzweig pour critiquer avec aménité la position de Buber sur la pratique religieuse. Tes fils se dit en hébreu BANAYKH et tes constructeurs, tes bâtisseurs (ceux qui t’édifient ) BONAYKH. Seule une voyelle change.

Or, l’hébreu est une langue consonantiques, les voyelles sont absentes ou viennent après, permettant par là-même les deux types de lecture : fils ou constructeurs. Mais Rosenzweig instrumentalise ce fait : tes vrais fils sont ceux qui te construisent / bâtisseurs qui t’édifient.

Et comment donc ? En appliquant les mitswot divines de la Tora. Rosenzweig profitait donc de ce jeu de mots pour critiquer la position antinomiste de son ami Martin Buber. Ce dernier répondra tardivement à ce texte, en 1936 dans le Jüdischer Almanach, donc bien des années après la mort de l’auteur en 1929.

On peut dire que l’application des mitswot, donc la fidélité à la pratique religieuse, représentée par l’auteur, se confondait avec de maintien du judaïsme en vie à une époque où sa survie était réellement menacée. Et, partant, on installait les commandements su cœur même de l’essence du judaïsme.

Cette expression nécessite quelques éclaircissements : en 1905, puis en 1922, Léo Baeck qui portait les deux casquettes, celle de l’orthodoxie modérée et celle du libéralisme raisonnable, avait osé répondre publiquement au livre d’un grand théologien protestant, Adolphe von Harnack qui avait publié en 1900 un ouvrage intitulé L’essence du christianisme (Das Wesen des Christentums) où il développait la thèse suivante : Jésus, bien que né juif, n’avait en réalité aucun lien ni aucune parenté avec sa religion de naissance, un peu comme une plante qui n’entretiendrait aucune relation avec le terreau sur lequel elle pousse et d’où elle tire ses nutriments !

Le maître protestant plaidait aussi en faveur d’une thèse pourtant condamnée depuis belle lurette par l’église, le marcionisme. Baeck a donc publié un ouvrage intitulé Das Wesen des Judentums, traduit en français par nos soins aux PUF.

Dans cet ouvrage, les deux termes allemands (Gesetz, Gebot) pour désigner la loi ou le commandement connaissent plus d’une centaine d’occurrences, ce qui met à mal le reproche d’antinomisme parfois adressé à Baeck… par les représentants patentés de l’orthodoxie.

Cette notion d’essence , Rosenzweig renonce à en faire l’Alpha et l’Omega de son judaïsme vivant. Il l’incarne en le vivant tous les jours que Dieu fait. Ce qui explique que l’auteur n’ait pas vraiment traité le sujet des commandements de manière systématique dans son œuvre majeure, parue en 1921, seize après la première édition de l’ouvrage de Baeck.

En revanche, dans ses articles et surtout dans sa correspondance il s’y étend assez longuement. Il s’attarde aussi sur la distinction sensée introduite par Baeck dans son livre entre Gesetz et Gebot.

Le premier désigne une loi, une prescription tandis que le second connote un sens supplémentaire d’engagement moral ou éthique. Cette distinction s’imposait pour des raisons purement sociologiques car les adeptes de la réforme usaient de tous les expédients pour démontrer que l’on pouvait se passer de quelques lois qui entravaient leur intégration dans la société allemande.

Et une trilogie particulièrement sensible se trouvait en ligne de mire : les interdits alimentaires, la sacralité du sabbat et des jours de fête et les mariages endogamiques. L’inobservance de ces trois règles conduit, aux yeux de Rosenzweig, inéluctablement à la mort du judaïsme. Vidé de son contenu positif, il n’est plus rien et cesse d’exister.

Dans mon livre Franz Rosenzweig, une introduction, on trouvera nombre de lettres ouvertes, traduites en français, et notamment cet appel adressé à Hermann Cohen, Zeit ist’s, Il est grand temps, pour le convaincre d’agir en faveur d’une religion menacée.

Malheureusement, Cohen, déjà très vieux, allait décéder quelques mois plus tard. Il est un autre document encore plus intéressant sur le sujet ; l’auteur a soumis tout un plan de réforme de l’enseignement religieux dans les écoles. Il critique les faiblesses du système existant et offre un plan précis où l’enseignement religieux juif s’emboîte harmonieusement avec la vie communautaire et le culte synagogal.

Il va jusqu’à préciser les horaires au cours desquels les élèves devraient être libérés de leurs obligations scolaires afin de se rendre à la synagogue la plus proche et y assister à la procession et à la lecture de la Tora, le samedi matin.

Même un grand philosophe comme Levinas qui doit tant à Rosenzweig et qui fut à la tête d’une école secondaire durant des décennies, n’a jamais établi un tel plan réformant l’enseignement religieux dans les écoles publiques.

C’est dire le sérieux de l’engagement de Rosenzweig qui avait bien compris que la clef de la survie de sa religion tenait à une parfaite transmission. Et dans cette configuration, la jeunesse tient une place centrale.

Mais d’autres éléments ont contribué à l’enracinement du philosophe dans sa religion de naissance. Rosenzweig avait eu l’opportunité de voir de près le hassidisme d’Europe de l’est lorsqu’il était soldat durant la grande guerre. Lui, l’enfant d’une famille judéo-allemande aisée et acquise à la culture germanique (Luther, Goethe, Schiller, Kant, Hegel, etc…) se sentit très proche de ces hommes simples qui priaient avec leur cœur, sans orgue ni ministre-officiant revêtu d’un habit noir, comme les pasteurs protestants.

On ne trouvera chez Rosenzweig ni apologétique ni explication sociale ou utilitaire des mitswot. Elles ont un caractère éducatif, certes, mais ce n’est pas l’essentiel, ce qui compte le plus, c’est d’être heureux dans la pratique religieuse, de ne plus y voir un sabot d’arrêt ni un élément conduisant à l’isolement.

Il faut rappeler que Rosenzweig avait une prédilection affichée par un poète-théologien médiéval, Juda ha-Lévi, l’auteur du Cusari, un adversaire déclaré de la philosophie néo aristotélicienne. Or, si Rosenzweig a traduit maints poèmes de cet auteur, il se tient à distance de Maimonide et de ses écrits.

Or, le Guide des égarés consacre près de quatorze chapitres à la motivation socio-politique des commandements bibliques. A en juger d’après la tendance générale de son approche du judaïsme, Rosenzweig n’aurait jamais pu souscrire à une telle classification des commandements. Pour lui, pratiquer les règles, c’était bien les comprendre. En agissant ainsi, l’auteur faisait œuvre d’éducateur de son peuple.

Où se situait Rosenzweig exactement sur l’échiquier du judaïsme allemand de l’époque ? Il se tenait éloigné des extrêmes, du libéralisme assoiffé d’antinomisme et de l’orthodoxie sourcilleuse qui vivait dans l’atemporalité, en gésine d’un Messie libérateur qui annulera toute l’évolution historique du peuple et de la religion d’Israël…

Il faut préciser que l’auteur ne rejetait pas la culture allemande en général. C’est un point commun avec le chantre de la néo orthodoxie, S-R. Hirsch, qui adorait les grands classiques (Goethe, Schiller, etc) Quand Rosenzweig parlait de la Bible de Luther il disait toujours notre Bible allemande…

En guise de conclusion, on peut dire qu’aux yeux de Rosenzweig qui vécut en bon juif respectueux des mitswot, ces dernières ne constituent pas de problème. Leur accomplissement est une source de joie, d’équilibre et de bien-être.

Maurice-Ruben Hayoun

Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à  l’université de Genève. Son dernier ouvrage: Joseph (Hermann, 2018).

Résultat de recherche d'images pour "rosenzweig par hayoun"

La rédaction de JForum, retirera d'office tout commentaire antisémite, raciste, diffamatoire ou injurieux, ou qui contrevient à la morale juive.

S’abonner
Notification pour
guest

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

0 Commentaires
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires